La question foncière japonaise à l’époque du déclin démographique

Société

Le Japon est confronté à un grave problème de foncier, à savoir les terrains dont les propriétaires souhaitent se débarrasser sans y parvenir ou dont les propriétaires sont inconnus, ou encore ceux qui continuent à coûter cher en termes de fiscalité et d’entretien à leurs propriétaires alors qu’ils ont perdu de leur valeur.

Il existe au Japon un nombre grandissant de terrains en déshérence, c’est-à-dire dont on ne connaît pas l’identité des propriétaires, ni même s’ils sont encore en vie. La désertification rurale et la chute continue du prix du foncier l’expliquent. Ce problème constitue un obstacle à la reconstruction dans les régions frappées par des désastres, ou à la résolution de problèmes de terres agricoles et de maisons abandonnées, ce qui pèse sérieusement sur l’économie des communautés locales.

Selon une estimation publiée en octobre 2017 par une commission d’enquête à ce sujet, la superficie totale de terrains à l'abandon atteindra quelque 7,2 millions d’hectares d’ici à 2040, et les pertes économiques que cela engendrera se monteront à environ 6 000 milliards de yens.

Un problème qui s’était aggravé en province

Ces dernières années, cette question suscite plus d’attention au Japon, mais le phénomène n’est pas nécessairement nouveau dans les provinces. Au début des années 1990, le pourcentage des terrains forestiers en déshérence dépassait 20 %, et le secteur forestier se préoccupait déjà des difficultés rencontrées pour identifier les propriétaires de ces terrains, consécutives à l’augmentation du nombre de leurs héritiers ainsi qu'à l’exode rural. Il n’était pas rare que les terres agricoles en déshérence (c’est-à-dire des terres dont le propriétaire est décédé, sans successeur pour les recueillir) constituent un obstacle aux mesures de lutte contre les terrains laissés en friche. Elles posaient aussi problème lorsque les collectivités locales cherchaient à les acquérir pour réaliser des travaux d’intérêt public.

Mais si ce problème est bien connu des parties concernées, il était perçu comme enjeu spécifique et technique pour le secteur agricole ou les collectivités locales. Ces dernières années seulement, il a été plus largement mis en lumière, notamment avec la question des maisons vides, ou concernant les reconstructions des régions touchées par une catastrophe naturelle. Ce dossier est aujourd’hui reconnu comme un sujet politique car il touche également les zones urbaines.

Le Japon manque d'informations foncières

Il n’y a pas au Japon de plateforme d’informations permettant d’appréhender la réalité de la propriété et de l’usage du foncier. Les registres qui existent, livre foncier, cadastre fiscal, ou encore registres des terres agricoles, sont organisés par objectifs. Leur contenu et leur niveau de précision varient, mais il n’y a pas de mécanisme permettant de saisir toutes les informations d’une manière unifiée. L’enquête sur la propriété foncière (détermination de la surface de chaque parcelle, de ses limites, de son propriétaire) qui sert de base à la gestion du territoire national a commencé en 1951, mais son taux d’achèvement n’est actuellement que de 52 %. Dans le même temps, les droits de propriété des individus sont plus forts que dans les autres pays.

Parmi ces différents registres, le livre foncier est de fait une source d’informations importante sur les propriétaires, mais l’inscription des droits de propriété dans ce registre est facultative. Il n’existe aucune obligation de communiquer les changements de propriétaires des terrains qui y figurent. Le système du livre foncier a été conçu à l’origine pour garantir la conservation des droits de propriété et la sécurité des transactions, et non pas comme un outil permettant à l’exécutif de saisir les informations relatives à la propriété foncière.

Puisqu’on peut considérer l'ensemble de ces terrains comme le territoire de l'État, le fait que les informations souhaitées afin de pouvoir mettre en place les bases d'une mesure politique soient totalement facultatives pose certainement un grave problème, qui pourtant ne fait quasiment pas l’objet de discussions.

Le cas de la France

Depuis l’ère Meiji, le Code civil et le droit de la propriété foncière japonais ont été élaboré en référence aux droits français et allemand. L’enregistrement des droits en particulier adopte la notion d’opposabilité du contrat au tiers, une conception française. Concrètement, l’approche est la suivante : « les transferts de droits survenus notamment suite à la vente d’un droit de propriété foncière sont issus d’un contrat entre les parties concernées. Il faut pour cela qu’il soit enregistré pour pouvoir opposer ce droit à un tiers. » Cette approche est différente de la conception allemande de la condition de validité par laquelle une modification du droit de propriété n’est effective que lorsqu’elle a été inscrite au livre foncier.

Le même problème, à savoir le fait qu’il est devenu difficile d’identifier les propriétaires fonciers parce qu’il n’y a pas d’inscription des héritiers, existe-t-il en France où, comme au Japon, l’inscription est une condition opposable ? La réponse à cette question est négative. Ce problème s’est posé lorsque l’enregistrement des changements de propriétaires consécutifs à une succession n’étaient pas obligatoire. La réforme de 1955 de la technique de publicité foncière, qui a renforcé le rôle du notaire, l’a résolu. Dans le cadre du règlement des successions, il est prévu que le notaire informe les héritiers de la nécessité d’enregistrer la succession, éliminant ainsi le problème.

À première vue, la France applique un système qui ressemble à celui du Japon, mais il existe une différence essentielle : il prévoit un responsable pour l’appliquer et l’enregistrement des changements de droits consécutifs à des successions est réalisé par ce spécialiste.

Les mesures qui s’imposent

Quelles mesures doit prendre le Japon pour résoudre ce problème ? Elles sont de trois types.

Le problème le plus important et le plus pressant est l’enregistrement des successions. Il faut d’une part lancer une révision à moyen terme de ce système, et il est d’autre part urgent de mettre au point des mesures pour promouvoir les enregistrements, notamment en simplifiant les formalités à accomplir et en offrant pour les accomplir le soutien de spécialistes. Cela fournira les prémisses de l’enregistrement facultatif actuel. De plus, il faut aussi aménager un cadre législatif permettant d’utiliser les terrains dont les enregistrements sont anciens, pour que les anciennes données ne fassent pas obstacle à leur usage.

La deuxième chose essentielle est de créer une structure intermédiaire pour les terrains qui ne peuvent être utilisés et ne cessent d’augmenter en raison du déclin démographique. Les enquêtes que nous avons menées à ce sujet nous ont appris que les collectivités territoriales n’acceptent les donations de terrains par les particuliers que lorsque ceux-ci sont situés dans des emplacements susceptibles d’être utilisés ultérieurement pour des projets d’intérêt public, routes ou autres. Du point de vue de la conservation de ces terrains et de l’intérêt public des régions dans laquelle ils se trouvent, il faut créer une nouvelle structure qui pourrait être un organisme sans but lucratif, pour empêcher que les autres terrains soient laissés à l’abandon, et que leur non-enregistrement dans le cadre de succession ne rendent pas plus complexes encore la détermination des droits de propriété.

La troisième mesure que nous proposons est liée à la forme de ces bases de données sur les terrains. Étant donné que l’enregistrement des successions est facultatif, il est difficile avec le seul système de livre foncier actuel d’avoir accès aux données concernant les propriétaires de ces terrains. Pour surmonter ce problème fondamental, il faut utiliser au maximum tous les registres existants et élaborer une organisation qui permette de saisir efficacement les informations essentielles. Il est pour cela urgent de mettre en relation les différents registres existant, en standardisant les rubriques qu’ils comportent (adresse, noms, dates de naissance, etc.) pour garantir qu’elles soient mutuellement compatibles, et en unifiant les règles d’utilisations.

Le système foncier japonais actuel a été créé au moment de l'avènement du Japon moderne, à l’époque Meiji, et il a ensuite été corrigé et complété pendant la période de croissance économique de l’après-guerre. Ces modifications avaient d’abord pour but de réagir aux excès qu’ont été l’inflation des prix du foncier et les opérations de promotion immobilière sauvages, et non pour répondre aux problèmes actuels (désertification rurale, déclin démographique). La difficulté d’identification des propriétaires des terrains est un problème dû à des structures incapables de réagir à ces modifications sociétales. Il ne sera pas réglé d’un coup de baguette magique.

Parmi les orientations approuvées par le gouvernement en juin 2017 figure, relativement à l’utilisation des terrains en déshérence, l’objectif de soumettre un projet de loi lors de la prochaine session parlementaire. À un moment où la tendance baissière des prix continue, où il n’est plus possible de considérer le foncier comme une richesse, que faut-il prévoir pour le transmettre aux générations suivantes ? Le gouvernement, les collectivités territoriales et locales, et nous tous devons y réfléchir, car ce problème nous concerne tous. Il faut entamer une révision à longue haleine du système.

(D’après un original en japonais du 6 novembre 2017. Photo de titre : Aflo)

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