Les leçons des tueries de Zama : l’usage d’Internet dans la prévention des suicides

Société

Suite aux récits des médias relatant l’usage que le tueur en série de Zama a fait de son compte Twitter pour attirer puis assassiner ses victimes suicidaires, des voix se sont élevées pour demander un renforcement de la réglementation des services offerts par les réseaux sociaux. Cependant, les utiliser comme outil de prévention des suicides ne serait-il pas plutôt une meilleure approche ? C’est l’opinion que nous livre l’auteur.

Des révélations choquantes

Le 31 octobre 2017, la police a procédé à l’arrestation de Shiraishi Takahiro, âgé de 27 ans, après la découverte, à l’occasion d’une perquisition de son appartement à Zama (préfecture de Kamagawa), des corps démembrés de neuf victimes – toutes assassinées, si l’on en croit les médias, dans une période de deux mois allant d’août à octobre. Ces révélations ont choqué la nation, non seulement en raison du grand nombre des victimes, mais aussi de la façon dont le tueur a utilisé son compte Twitter pour identifier des femmes affligées de tendances suicidaires, et les prendre au piège en leur offrant de l’aide pour réaliser leur désir de mourir.

J’ai été moi aussi horrifié par le nombre des victimes, mais le fait que le tueur ait eu recours aux médias sociaux pour s’en prendre à des jeunes femmes ne m’a pas surpris. Après tout, ce n’était pas la première fois que des gens ayant exprimé en ligne leur désir de mourir soient ciblés par des projets criminels. Avant même la prolifération des services véhiculés par les réseaux sociaux, des tueurs avaient repéré des victimes grâce à des commentaires publiés sur des « sites de suicide ». En vérité, ma thèse de doctorat sur l’usage d’Internet pour la prévention des suicides s’appuyait sur des entretiens avec des personnes qui publiaient des commentaires de ce genre, y compris sur les médias sociaux.

Des opportunités de rencontres qui changent la vie

Le gouvernement a annoncé son intention de prendre des mesures préventives pour que les assassinats de Zama ne puissent pas se répéter. Mais de quels moyens dispose-t-il en vérité pour parvenir à ses fins ? On trouvera ci-dessous les réflexions que mes recherches et mon expérience personnelle m’ont inspirées sur la question.

Le premier point à relever est que toute tentative de réglementation de l’usage des médias sociaux et autres services en ligne pour exprimer des tendances suicidaires est vouée à l’échec. Il est en effet impossible d’empêcher les gens de formuler de telles idées, et même si c’était possible, cela irait à l’encontre du but recherché. Les personnes qui utilisent Twitter pour exprimer leur désir de mourir ont été amenées à le faire par les épreuves qu’elles subissent, et ce n’est pas en les empêchant de publier leurs propres pensées que l’on fera quoi que ce soit pour soulager leurs souffrances. Ce qu’il faudrait faire en vérité, c’est empêcher les agresseurs potentiels d’entrer en contact avec leurs victimes, mais c’est aussi quelque chose de très difficile, dans la mesure où il n’existe aucun moyen d’identifier quelqu’un qui projette de commettre un crime avant qu’il ne passe à l’acte.

Une approche plus réaliste consisterait à revoir la conception des sites des médias sociaux de façon à ce que les utilisateurs suicidaires soient orientés vers des personnes susceptibles de les aider plutôt que vers des gens qui leur veulent du mal. La reconfiguration de ces sites dépendra toutefois des caractéristiques propres à chacun d’entre eux, si bien qu’il n’existe pas de solution unique valable pour tous.

L’efficacité des réseaux sociaux pour repérer les risques

« Yomawari 2.0 » offre une solution prometteuse. Il s’agit d’un projet de prévention lancé par Ova – une organisation à but non lucratif dans laquelle je suis personnellement engagé. Yomawari 2.0 utilise une fonction Google Adwords pour afficher une annonce offrant une consultation gratuite par courrier électronique à chaque fois qu’un utilisateur effectue une recherche sur un terme en rapport avec le suicide. Les personnes en quête d’un conseil sont dirigées vers une organisation qui offre un soutien en tête à tête (par exemple une clinique psychiatrique), en fonction des niveaux de risque et des difficultés auxquelles elles se trouvent confrontées. Ova maintient un contact durable fondé sur un suivi par courrier électronique. Des initiatives telles que Yomawari 2.0 peuvent contribuer à diminuer l’exposition à des sites proposant des conseils aux candidats au suicide, ainsi qu’à renforcer leurs chances d’entrer en contact avec des groupes d’assistance.

Comme je l’ai dit plus haut, il ne s’agit pas d’une solution applicable à toutes les plates-formes de médias sociaux. Mais je pense que les questions de détail peuvent se régler en ligne en fonction des caractéristiques propres à chaque site, de façon à atteindre l’efficacité optimale dans le ciblage des personnes qui ont besoin d’aide. En fait, les réseaux sociaux sont un bon outil pour identifier les gens affectés de tendances suicidaires ; mes recherches ont montré une élévation des risques de suicide chez les gens qui tweetent leur souhait de mourir. Si les victimes du tueur de Zama avaient eu accès et donné suite aux annonces proposant des services de consultation sur le suicide, peut-être la tragédie aurait-elle pu être évitée.

Les obstacles financiers

Le plus difficile est de trouver un moyen de financer ces opérations. Sachant que la prévention des suicides ne constitue pas une entreprise rentable, il n’y a guère d’autre choix que de compter sur un financement public. À chaque fois que les médias se font l’écho de crimes odieux liés à Internet, les gens ont tendance à blâmer les fournisseurs de services en ligne, mais le problème ne réside pas dans ces services en tant que tels. Twitter, par exemple, pourrait sans doute faire l’objet d’améliorations, mais il ne peut pas empêcher ses utilisateurs suicidaires de partager leurs pensées en ligne.

Et si de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer des mesures en vue d’empêcher qu’une affaire aussi horrible que la tuerie de Zama se reproduise, peu de gens réalisent que c’est en fin de compte à eux qu’il appartient de veiller à ce que de telles mesures soient mises en œuvre. La raison en est qu’en règle générale, les contribuables ne perçoivent pas la nécessité d’adopter des programmes de lutte contre le suicide, quand bien même ils demanderaient que le financement de la prévention du crime soit considéré comme une priorité. Aussi regrettable que cela soit, il ne fait pas de doute que des crimes comme ceux de Zama vont continuer de se produire tant que le public n’aura pas pris conscience que la racine du problème réside dans l’inclination au suicide.

Le rôle du public

Pour finir, j’aimerais parler d’un domaine où un changement survenu dans les manières de voir a produit des améliorations tangibles en matière de prévention du suicide. Il s’agit du traitement accordé par les médias aux suicides très en vue.

Jadis, les suicides très médiatisés de célébrités ou de politiciens entraînaient une vague de suicides par mimétisme, conformément à un phénomène, connu sous le nom d’effet Werther, qu’on a pu observer dans le monde entier. Ainsi, dans les années 1980, un pic a été enregistré dans les suicides d’adolescents après que l’idole japonaise Okada Yukiko eut sauté dans le vide. On peut encore consulter divers extraits sensationnels de la couverture de cet événement par les médias sur des sites de partage de vidéo tels que YouTube : images du corps de la chanteuse couvert d'une bâche, journalistes courant en tous sens dans la rue où le corps est tombé...

Aujourd’hui, on considérerait que de tels reportages contreviennent aux « principes directeurs pour une information responsable », publiés par l’Organisation mondiale de la santé dans un document intitulé « La prévention du suicide, une ressource pour les professionnels des médias ». Il peut encore arriver que ces principes directeurs de l’OMS soient violés, mais il n’en reste pas moins que ce style de couverture mélodramatique des cas de suicide a pratiquement disparu des reportages des médias japonais. Cette amélioration notable par rapport à la situation qui prévalait il y a une trentaine d’années est dans une certaine mesure le fruit des efforts consentis par les organes des médias pour respecter les principes directeurs, mais peut-être faut-il y voir encore plus l’effet du rejet du sensationnalisme par le public. Les organes d’information sont enclins, par nature, à insister sur les détails choquants dans l’espoir de faire du chiffre en termes de lecteurs (pages consultées) ou d’auditeurs. Il faut que le public décourage ces penchants en surveillant de près les comportements des médias.

Peut-être ne doit-on pas s’attendre à ce que tous les problèmes disparaissent du jour au lendemain, mais on a déjà constaté que des revirements de l’opinion pouvaient avoir un impact sur les médias et les politiques publiques. Si un nombre suffisant de gens demandent que les fournisseurs de service actifs sur les réseaux sociaux prennent des mesures pour remédier aux dangers auxquels les utilisateurs suicidaires se trouvent exposés, les entreprises qui gèrent les sites n’auront pas d’autre choix que de reconfigurer ces derniers. Si en revanche, le public reste complaisant, les fournisseurs de services feront de même.

Le Japon ne manque pas de problèmes de population à régler et il ne semble pas que la lutte contre le suicide soit considérée comme une priorité ; elle mérite pourtant qu’on lui accorde davantage d’attention. Les meurtres en série de Zama ne doivent pas être traités comme une information juste bonne à remplir les colonnes des tabloïdes à l’affût de sensationnel ; ils doivent inciter le secteur des médias sociaux à redoubler d’efforts pour empêcher que de telles tragédies se répètent à l’avenir.

(D’après un original en japonais publié le 30 novembre 2017. Photo de titre : un policier en faction le 31 octobre devant l’appartement de Zama où ont été retrouvés les corps démembrés des neuf victimes assassinées. Jiji Press)

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