L’énergie nucléaire confrontée à un tsunami de litiges

Société

Le 11 mars 2011, un séisme de magnitude 9 a déclenché un tsunami qui a mis hors service le système de refroidissement de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, provoquant un accident catastrophique dont les retombées continuent de se faire sentir sept ans plus tard. Le reporter scientifique Shizume Saiji examine ici les suites juridiques de la fusion des réacteurs, depuis les plaintes déposées contre l’État et l’opérateur de la centrale jusqu’au foisonnement d’initiatives visant à l’arrêt définitif des activités nucléaires au Japon.

Les retombées juridiques de l’accident survenu en mars 2011 à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi se poursuivent, à mesure de l’avancée de plusieurs dizaines de procès actuellement traités par le système judiciaire japonais. Les décisions auxquelles aboutiront les tribunaux pourraient avoir un impact profond sur la politique énergétique du gouvernement et sa conception de la prévention des risques.

Ces procès peuvent se répartir en deux grandes catégories. La première regroupe toutes les actions intentées en vue de désigner un responsable, notamment un grand procès en pénal et beaucoup de poursuites civiles provenant de victimes qui cherchent à obtenir des indemnités de l’État et de la Compagnie d’électricité de Tokyo (Tepco), le propriétaire et exploitant de la centrale. Dans le second groupe se rangent les actions en justice visant à bloquer ou arrêter définitivement les opérations d’autres centrales que Fukushima Daiichi (dont les réacteurs ont été fermés), sous prétexte qu’elles menacent gravement la sécurité. Dans la suite de ce texte, nous nous livrons à un bref examen de ces affaires et de leurs conséquences.

Un danger prévisible ?

Si l’on en croit l’avocat Managi Izutarô, qui est en charge du plus grand recours collectif contre Tepco et l’État, une trentaine de procès de ce genre passent actuellement devant les tribunaux de toutes les régions du Japon. La majorité des plaignants sont des évacués de Fukushima qui ont porté plainte à partir du lieu où ils sont allés se réfugier après l’accident.

Dans le même temps, l’ex-PDG et deux anciens vice-présidents de Tepco doivent répondre en pénal, devant le tribunal du district de Tokyo, à des accusations de négligence professionnelle ayant entraîné la mort et des blessures. À l’origine, le parquet de Tokyo avait refusé d’engager les poursuites, mais la situation a basculé quand cette décision a été annulée par une commission de révision composée de citoyens ordinaires.

Dans toutes ces affaires, les questions essentielles auxquelles la justice doit répondre sont les suivantes : Tepco et l’État étaient-ils en mesure de prévoir les risques encourus par la centrale de Fukushima en cas de tsunami d’une ampleur équivalente à celui déclenché par le grand tremblement de terre de l’est du Japon ? Et s’ils avaient pris des mesures de prévention des risques, ces dernières auraient-elles pu effectivement servir à éviter la catastrophe ? L’« État », en l’occurrence, n’est autre que la défunte Agence de la sûreté nucléaire et industrielle (ASNI), l’organisme de contrôle chargé de l’inspection et de l’autorisation des installations nucléaires jusqu'en septembre 2012, avant d'être remplacé par la Commission de réglementation de l'énergie nucléaire.

La construction de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi a commencé en 1967, quand l’ambitieux programme de développement de l’énergie nucléaire adopté par le gouvernement a pris son plein élan. La sismologie et la simulation des tsunami ont considérablement progressé entre temps, mais à l’époque, l’estimation retenue pour la hauteur potentielle maximale d’un tsunami sur le site de Fukushima Daiichi dépassait à peine trois mètres. Autrement dit, au moment de la construction des installations, ni Tepco ni les pouvoirs publics n’étaient en mesure de prévoir que des vagues de 10 à 15 mètres de haut allaient un jour déferler sur la centrale.

Toutefois, la pensée des scientifiques a évolué à mesure qu’ils collectaient et analysaient des données sur l’activité sismique et les tsunami au Japon et aux alentours. Dans un rapport publié en juillet 2002, une commission publique de sismologues estimait à 20 % les probabilités qu’un tremblement de terre de magnitude 8 déclenche un redoutable tsunami au large du littoral nord-est du Japon au cours des trois décennies suivantes. En conséquence, l’ASNI a demandé à Tepco d’effectuer une simulation de tsunami pour Fukushima Daiichi et d’autres centrales, mais Tepco a refusé et l’ASNI n’a pas insisté.

Tepco a fini par obtempérer en 2008, et la conclusion de sa simulation était qu’un tsunami consécutif à un fort séisme atteindrait une hauteur de 15,7 mètres, suffisante pour inonder la centrale de Fukushima Daiichi. Pourtant, Tepco n’a rien fait pour réduire le risque (par exemple en renforçant les digues de l’installation, ou en prenant d’autres mesures pour protéger les générateurs de secours), et il a attendu le début de l’année 2011, soit quelques semaines avant la catastrophe, pour informer l’ASNI des conclusions de l’étude.

Complaisance et opacité

Suite à l’accident de Fukushima, l’ASNI s’est vu reprocher son manque d’indépendance. L’agence étant sous l’autorité du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie, un ardent défenseur de l’énergie nucléaire, elle avait, au dire des fonctionnaires, des pouvoirs limités en matière de régulation. Outre cela, la nature à la fois fermée et consanguine de l’environnement était propice à la formation de liens malsains entre l’ASNI et l’industrie de l’énergie électrique. Tant et si bien que l’ASNI avait pris l’habitude d’accueillir les compagnies et de leur apporter son soutien plutôt que de les superviser. Quant à Tepco, il était si profondément imprégné par la culture du déni qu’il lui était coutumier de cacher les informations qui risquaient de donner des munitions aux militants antinucléaires ou de créer de l’inquiétude au sein des populations locales. L’entreprise s’était ainsi persuadée, au mépris de tous les avertissements, que le risque d’un tsunami géant était purement hypothétique.

Jusqu’ici, les tribunaux de district n’ont rendu de décisions que dans trois grands recours collectifs, et dans chacune de ces affaires ils ont donné raison aux plaignants qui soutenaient que, à partir de la publication du rapport de 2002 sur les risques sismiques, l’État et Tepco auraient pu anticiper le danger d’un tsunami de grande ampleur. Deux des tribunaux de district, ceux de Maebashi et de Fukushima, en sont arrivés à la conclusion que les accusés avaient fait montre de négligence dans leur incapacité à empêcher la fonte des réacteurs. En revanche, le tribunal du district de Chiba a rejeté les plaintes contre l’État au prétexte qu’il n’était pas exclu que le gouvernement, malgré l’attention qu’il prêtait à l’époque à la sûreté sismique, n’ait pas pu élaborer à temps les mesures efficaces qui auraient permis de protéger Fukushima Daiichi contre le tsunami de mars 2011. Sachant que le gouvernement et Tepco s’apprêtent à faire appel des décisions des instances inférieures, les procès risquent de durer des années.

Dans un pays sujet aux catastrophes naturelles, les verdicts finaux pourraient avoir des répercussions importantes. En dépit des progrès scientifiques des dernières décennies, notre aptitude à prévoir les grands tremblements de terre, tsunami et éruptions volcaniques reste très limitée. Comment pouvons-nous être sûrs que la conception et le fonctionnement des centrales nucléaires existantes reflètent les évaluations scientifiques les plus récentes des risques à long terme ? Les pouvoirs publics et l’industrie ont-ils la responsabilité de nous préserver des événements catastrophiques, aussi faible que soit leur probabilité ?

Un tsunami de poursuites judiciaires

L’avocat Managi Izutarô estime à plus de 10 000 le nombre de plaignants impliqués dans les recours collectifs en cours contre Tepco et l’État. Il représente à lui seul 4 200 victimes dans l’un de ces procès, qui est jusqu’ici le plus grand. Selon Me Managi, une fois connu le danger que représentait un tsunami, maintenir Fukushima Daiichi en activité revenait à « autoriser une compagnie aérienne à faire voler un avion dangereux ».

Dans le jugement qu’il a rendu en octobre dernier dans le procès plaidé par Me Managi, le tribunal du district de Fukushima a convenu que Tepco et l’État avaient tous deux fait montre de négligence, et il a ordonné que des dommages et intérêts soient versés à une majorité des plaignants. Mais les victimes et leurs avocats ont estimé que le montant et le champ d’application des indemnités étaient inadéquats et ont choisi de faire appel. Tepco et l’État ont eux aussi fait appel de la décision.

L’affaire est désormais confiée à la cour d’appel de Sendai. « En dernier lieu, nous demandons que la préfecture de Fukushima soit restaurée dans son état d’avant l’accident nucléaire », explique Me Managi. « Dans le même temps, nous nous battons pour mettre un terme à l’usage de l’énergie nucléaire. »

Me Managi insiste sur l’importance qu’il y a à mobiliser un grand nombre de victimes. « Si vous n’arrivez pas à rassembler un large groupe de plaignants, leur affaire n’aura pas suffisamment de retentissement pour le juge », dit l'avocat. « Le nombre de personnes impliquées dans un litige et l’intensité des sentiments du public sont des facteurs décisifs. Je pense que la vraie bataille se livre en dehors du tribunal. »

En regroupant les victimes dans le cadre de vastes recours collectifs, Me Managi et d’autres avocats utilisent une stratégie qui a déjà fait ses preuves, puisqu’elle a contribué à retourner le courant contre les grands pollueurs industriels dans les années 1960 et 1970, quand les victimes des maladies de Minamata (empoisonnement au mercure) et itai-itai (empoisonnement au cadmium) se sont regroupées pour obtenir réparation en justice. L’avenir nous dira si le mouvement actuel aura un impact comparable.

L’avocat Managi Izutarô représente 4 200 anciens habitants de Fukushima dans un recours collectif contre l’État et Tepco. (Photo : Shizume Saiji)

Le combat contre l’énergie nucléaire, une centrale après l’autre

Sur un front différent mais connexe, des groupes de citoyens et autres plaignants sont résolument engagés dans une série de procès visant à obtenir la fermeture des centrales nucléaires japonaises.

Les premières tentatives en vue d’entraver le développement de l’énergie nucléaire par l’action en justice remontent aux années 1970. Particulièrement marquante parmi ces premières affaires a été le procès intenté par des citoyens qui contestaient la légalité de la licence accordée à la Compagnie électrique de Shikoku pour la construction et l’exploitation de la centrale nucléaire Ikata, dans la préfecture d’Ehime. En l’occurrence, les avocats mettaient en cause les fondements mêmes de la sûreté de l’installation, compte tenu de sa proximité avec la zone faillée de la Ligne tectonique médiane. Cette affaire est remontée jusqu’à la cour suprême, qui a finalement débouté les plaignants en 1992.

Les problèmes de sécurité occupent une place prépondérante dans les quelque 30 procès actuellement en cours devant les tribunaux du Japon (au mois de janvier 2018). La majorité font référence au risque potentiel de fort tremblement de terre, d’éruption volcanique ou de tsunami, tandis que d’autres réclament la suspension des opérations en raison de l’inadéquation des plans d’évacuation. Un petit nombre de ces affaires remontent à l’époque d’avant Fukushima, mais le plus gros des plaintes ont été déposées à la suite de l’accident.

En décembre dernier, la cour d’appel de Hiroshima a émis une injonction de mise à l’arrêt du réacteur numéro 3 de la centrale nucléaire d’Ikata, mentionnée plus haut. La décision de la cour faisait référence au danger que courait cette installation, implantée sur l’île de Shikoku, en cas d’éruption massive du mont Aso, situé dans le Kyûshû, de l’autre côté de la mer. Bien que l’histoire n’ait pas gardé trace d’une éruption d’une telle ampleur, la cour a convenu que le risque était suffisant pour justifier que le site soit déclaré inapproprié pour une centrale nucléaire. Cette décision n’a pas été du goût de l’Autorité de régulation du nucléaire, qui avait autorisé la remise en exploitation sous des normes de sécurité nouvelles, postérieures à l’accident de Fukushima.

Aujourd’hui, la quasi-totalité des centrales japonaises en état de fonctionner se trouvent prises dans une forme ou une autre de litige. Il y a notamment une affaire où ce sont les autorités locales qui sont à l’origine d’une action en justice – celle que la ville de Hakodate, à Hokkaidô, a entamé pour bloquer la construction et l’exploitation de la centrale nucléaire d’Ôma, située de l’autre côté du détroit de Tsugaru, dans la préfecture d’Aomori.

Statut des réacteurs nucléaires japonais en état de fonctionner

Nom de la centrale Nombre de réacteurs État (février 2018)
1 Tomari 3 Arrêt
2 Higashidôri 1 Arrêt
3 Onagawa 3 Arrêt
4 Fukushima Daini 4 Arrêt
5 Tôkai 1 Arrêt
6 Kashiwazaki-Kariwa 7 Arrêt
7 Hamaoka 3 Arrêt
8 Shika 2 Arrêt
9 Tsuruga 1 Arrêt
10 Mihama 1 Arrêt
11 Ôi 2 Arrêt
12 Takahama 4 2 en activité, 2 en arrêt
13 Shimane 1 Arrêt
14 Ikata 3 Arrêt
15 Genkai 3 Arrêt
16 Sendai 2 1 en activité, 1 en arrêt

Note : les six réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi ont été mis hors service de 2011 à 2014).

Des avocats en mission

Me Kawai Hiroyuki et Me Kaido Yûichi n’ont pas attendu l’accident de Fukushima pour devenir des figures de proue du combat contre l’énergie nucléaire. Au lendemain de la catastrophe, ils ont fondé le Réseau national des avocats dans les procès contre les centrales nucléaires, un groupe de juristes qui intente des actions en justice contre les installations nucléaires pour le compte de citoyens et autres plaignants japonais.

Les deux avocats représentent aussi les actionnaires de Tepco, qui réclament aux anciens dirigeants de la compagnie 5 500 milliards de yens de dommages et intérêts, un montant jusque-là inégalé. Outre cela, en tant qu’avocats des Demandeurs dans les poursuites pénales liées à la catastrophe nucléaire de Fukushima, Me Kawai et Me Kaido travaillent aux côtés du ministère public dans le cadre du procès de trois dirigeants de Tepco, qui présente des similitudes avec les poursuites civiles en termes d’arguments, de preuves et de témoignages.

Ceci étant, on s’attend à ce que le procès – officiellement ouvert en juin dernier et censé se poursuivre au moins jusqu’à la fin de l’été prochain – fasse l’objet d’une gigantesque couverture médiatique au printemps, quand va commencer l’audition des témoins, dont plus de 20 sont attendus. Ce procès fait aussi appel à un énorme volume de pièces à conviction, notamment des enregistrements d’interviews menées par un organisme public, la Commission d’investigation sur l’accident survenu à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, ainsi qu’un nombre incalculable de pages de courrier électronique, de mémos internes, de procès-verbaux de réunions et de rapports divers. Cette masse d’information apportera-t-elle un nouvel éclairage sur les facteurs humains à l’œuvre derrière l’accident de Fukushima ? La nation va surveiller de près la suite des événements.

(D'après un original en japonais du 19 février 2018. Photo de titre : des plaignants devant le tribunal du district de Fukushima le 10 octobre 2017. Ce dernier a convenu au cours du procès que Tepco et l’État avaient tous deux fait montre de négligence concernant la catastrophe de Fukushima. Jiji Press)

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