La « période glaciaire de l’emploi » au Japon : les difficultés de ses survivants

Société

À partir de la seconde moitié des années 1990, le Japon a traversé une décennie de récession appelée « période glaciaire de l’emploi », après l’éclatement de la bulle économique. La cohorte de jeunes gens diplômés de l’université qui ont à ce moment-là tenté de faire leur entrée dans le marché du travail ont aujourd’hui la quarantaine, un âge qui devrait normalement correspondre aux meilleures années d’une carrière. Mais parmi eux, nombreux sont ceux qui, après s’être battus pour faire leurs premiers pas dans le monde professionnel juste après avoir obtenu leur diplôme de fin d’études, doivent aujourd’hui encore se contenter de bas salaires et de sombres perspectives professionnelles. La stagnation de la consommation au sein de cette catégorie de la population a des répercussions à grande échelle, qui entravent les efforts de revitalisation de l’économie tout entière. Il est grand temps d’amorcer, avant qu’il ne soit trop tard, un débat sur la solution globale qu’il convient d’apporter à ce problème.

Une opportunité fugace dans le Japon des entreprises

Prenez le métro au printemps depuis n’importe quelle station de Tokyo et il y a de bonnes chances que vous constatiez une scène qui fait désormais partie du paysage saisonnier, au même titre que les cerisiers en fleurs : des jeunes gens engoncés dans des costumes flambant neufs, le regard rivé sur leur téléphone portable ou en train de feuilleter frénétiquement les documents qu’ils ont en main.

Certains d’entre eux font probablement partie de ceux qui ont passé leur diplôme en mars et sont entrés dans une entreprise en avril. Mais plus nombreux, et plus touchants encore par leur vulnérabilité juvénile, sont ceux qui n’ont pas fini leurs études – des étudiants en quête d’un emploi et d’une entreprise qui les embauchera d’ici un an quand ils auront quitté l’université.

Les costumes qu’ils revêtent pour leur recherche d’emploi sont connus au Japon sous le nom de « costumes de recrutement ». Neutres et peu engageants, ces tenues noires ou bleu foncé pourraient avoir été délibérément conçues pour étouffer toute velléité d’affirmer son individualité chez la personne qui les porte. Les entreprises recherchent un « matériau » malléable, susceptible d’être modelé et formé au fil des ans et, pour les employeurs potentiels, les costumes de recrutement tiennent quasiment lieu de garantie qu’ils peuvent compter sur la personne embauchée pour s’atteler à la tâche et s’adapter à la culture de l’entreprise sans faire de remue-ménage.

Ce n’est pas sans raison que les étudiants prennent tellement au sérieux la recherche d’emploi : ils savent que la réussite ou l’échec de cette quête d’un premier travail peut avoir un impact décisif sur le reste de leur vie.

Cela tient en partie au caractère particulier du système d’embauche japonais. Dans la plupart des entreprises, la tradition veut que les nouvelles recrues soient embauchées dès la fin de leurs études avec un statut d’employés permanents (seishain, littéralement « employé régulier »), puis que ces salariés (particulièrement les hommes) reçoivent une formation minutieuse et à long terme pendant les premières années de leur carrière. S’ils arrivent à traverser ces années d’apprentissage, les seishain de sexe masculin peuvent alors espérer jouir de tous les avantages qui vont de pair avec un emploi plus ou moins garanti jusqu’à la retraite et un salaire à l’ancienneté régulièrement revu à la hausse, parallèlement à la progression de leurs compétences et de leur expérience. C’est ainsi que fonctionne le système, tout du moins en théorie.

Le revers de la médaille, c’est que tous les jeunes diplômés qui ne s’engagent pas sur les rails que leur imposent les entreprises risquent de se heurter par la suite à de sérieuses difficultés. Comme la majorité des entreprises préfèrent embaucher des seishain frais émoulus de l’université, quiconque manque cette fugace opportunité aura beaucoup de mal à trouver un emploi stable par la suite. Il en résulte un enchaînement de conséquences qui peuvent s’avérer désastreuses pour la carrière de ces travailleurs et leur vie en général.

À cet égard, les étudiants engagés dans la recherche d’un emploi dans le contexte actuel de pénurie de main d’œuvre peuvent en vérité s’estimer chanceux. Certes, ceux en quête d’un travail convenable n’en sont pas moins sur les charbons ardents, aujourd’hui comme toujours, mais la profusion des postes à pourvoir et des entreprises cherchant à recruter est telle que nombre de demandeurs d’emploi auront cette année l’heureuse surprise de disposer d’un large éventail d’offres entre lesquelles choisir. L’été venu, ces étudiants devraient être en mesure de ranger leurs « costumes de recrutement » et de décompresser pour profiter au mieux de leurs dernières vacances d’été avant le début de leur carrière.

Il y a une quinzaine d’années, en revanche, nombre de jeunes gens se trouvaient dans la situation inverse. À l’époque, il n’y avait tout simplement pas assez de postes pour donner satisfaction à tout le monde. Du fait de la crise économique qui sévissait alors, la plupart des entreprises avaient réduit leur embauche et il était impossible pour bien des candidats à l’emploi de trouver ne serait-ce qu’une seule offre, aussi résolus qu’ils se montrent dans leur recherche. Un grand nombre d’entre eux renonçaient à tout espoir de trouver un jour une position décente.

La génération des jeunes gens qui ont obtenu leur diplôme de fin d’études pendant la « décennie perdue », période consécutive à l’éclatement de la bulle et qui s’étend de la seconde moitié des années 1990 jusqu’au milieu de la première décennie du siècle nouveau, a eu de grandes difficultés à trouver de bons emplois. Ces jeunes gens ont eu le malheur d’arriver à l’âge adulte au cours de l’époque dite de « période glaciaire de l’emploi ». Aujourd’hui, cette génération arrive à la seconde moitié de la trentaine et au milieu de la quarantaine, et nombre de ses membres restent dans une situation extrêmement délicate.

Le déclin et la chute de l’enveloppe salariale à la japonaise

La figure 1 illustre l’évolution du salaire mensuel moyen des personnes de 40 à 44 ans titulaires d’un diplôme universitaire ou ayant fait des études doctorales. Les salaires pris en compte sont les salaires réels, corrigés selon l’évolution des prix, exprimés en monnaie de 2015.

Entre 2005 et 2007, juste avant la crise financière mondiale, le salaire moyen dépassait 500 000 yens par mois (environ 3 900 euros, aux taux de change actuel), un montant assez élevé. Les gens qui étaient alors au début de la quarantaine avaient rejoint la population active à une époque où le Japon baignait encore dans l’euphorie de la bulle économique. En règle générale, la génération d’alors n’a pas eu à se battre pour trouver des emplois décents et, une fois engagée dans une carrière, elle a bénéficié de la protection du système d’emploi japonais, notamment la garantie d’un emploi à long terme et le salaire à l’ancienneté.

Mais un virage s’est amorcé en 2008. Cette année-là, les salaires réels sont tombés sous la barre des 500 000 yens par mois. Leur chute s’est considérablement accentuée entre temps. Au milieu de la seconde décennie du nouveau siècle, la plupart des travailleurs de la première moitié de la quarantaine étaient sortis de l’université au cours de la période de « glaciation de l’emploi ». Leur salaire mensuel moyen était inférieur à 450 000 yens (environ 3 500 euros), soit plus de 50 000 yens de moins que le revenu moyen des gens appartenant à la génération de la bulle. Or ces personnes se trouvent au stade de la vie où la consommation est sensée atteindre son apogée, où ils ont probablement des enfants à élever et des investissements en cours dans des achats coûteux, par exemple de voitures ou de biens immobiliers. Mais il se trouve tout simplement que l’argent leur faisait défaut. La génération de la période glaciaire de l’emploi compte dans ses rangs les personnes nées entre 1971 et 1974, c’est à dire les enfants de la génération du baby-boom, laquelle constitue une fraction importante de la population. Il en découle que la stagnation de la consommation au sein de cette cohorte a un impact proportionné sur l’ensemble de l’économie. En l’état actuel de la situation, une sortie éventuelle de la spirale déflationniste est difficile à discerner.

Une part non négligeable des membres de la génération de la période de glaciation n’ont pas réussi à trouver un emploi satisfaisant à l’issue de leur première tentative, si bien que nombre d’entre eux ont changé d’emploi au moins une fois au cours de leur carrière. Ainsi, le nombre d’années passées dans leur entreprise actuelle est inférieur à la durée considérée comme « normale » dans le cadre du système traditionnel japonais de l’« emploi à vie ». Comme l’augmentation de salaire en fonction de l’ancienneté est toujours le système en vigueur au Japon, il est indéniable que beaucoup de salariés sont donc mal payés. Contrairement à leurs collègues de la génération de la bulle, qui ont souvent décroché des emplois très bien rémunérés dans des grandes entreprises, un bon nombre de la malheureuse génération suivante a dû se contenter d’emplois dans des petites ou moyennes entreprises. Et même s’ils sont restés dans la même entreprise, les membres de cette génération-là ont eu du mal à accéder aux postes de direction à cause de la vaste cohorte des travailleurs de la génération de la bulle qui se trouvaient au-dessus d’eux. Ces facteurs s’accumulent et se renforcent mutuellement pour créer une structure de l’emploi telle que, pour nombre des membres de cette « décennie perdue », le salaire n’augmente pas avec l’âge.

Faire reculer l’attachement culturel aux longues journées de travail constitue un objectif majeur de la société japonaise d’aujourd’hui (voir notre article lié). Quand la génération de la période de glaciation de l’emploi avaient entre vingt et trente ans, l’idée de se soumettre aux « heures supplémentaires à titre grâcieux » (service zangyô) – des heures de travail en théorie illégales qui n’étaient pas rémunérées en heures supplémentaires – allait de soi. Beaucoup de travailleurs se sont accommodés de conditions de travail exténuantes, en se disant que, s’ils trimaient dur, ils seraient récompensés à l’avenir par un meilleur salaire. Et pourtant, aujourd’hui encore, nombre d’entre eux doivent se contenter de médiocres revenus. Bien trop souvent, les aspirations naïves de la génération de la période glaciaire se sont avérées n’être guère plus que des chimères.

La solitude du travailleur précaire

Et pourtant, les membres de la « décennie perdue » qui ont réussi à trouver des postes permanents leur assurant ne serait-ce qu’un salaire décent devraient sans doute considérer qu’ils ont de la chance, même si leurs revenus n’atteignent pas tout à fait les niveaux de ceux de leurs prédécesseurs. La figure 2 illustre l’évolution des tendances en matière d’emploi entre 2002 et 2015 chez les hommes de la génération de la période glaciaire. En 2002, la conjoncture économique défavorable faisait qu’environ 18 % des hommes titulaires d’un diplôme universitaire occupaient des emplois précaires (hi-seishain, ou « non seishain ») à leur sortie de l’université. Un tiers d’entre eux environ n’avait toujours pas accédé à un poste permanent en 2015. Au Japon, les hommes qui ne jouissent pas de la sécurité que procure un poste permanent rencontrent toujours des difficultés pour se marier et fonder une famille. Et cela aggrave encore le casse-tête auquel le gouvernement se heurte dans ses efforts en vue d’inverser la tendance faible du taux de natalité et d’enrayer le déclin de la population japonaise.

Plus sérieuse encore est la situation des gens qui n’ont pas de travail. La figure 2 montre que 5,9 % des membres de la cohorte concernée étaient dans ce cas en 2002, pour n’avoir pas réussi à trouver une place dans une entreprise à leur sortie de l’université. Plus de 40 % d’entre eux étaient toujours sans travail en 2015. Et beaucoup de ceux qui avaient un emploi étaient soit des travailleurs précaires, soit des travailleurs indépendants, tandis que moins de 30 % avaient réussi à accéder au statut envié de seishain. Les jeunes gens qui, ayant échoué dans leur recherche d’emploi après obtention de leur diplôme dans les premières années du XXIe siècle et renonçé à chercher du travail, ont été regroupés sous l’acronyme NEET, pour Not in Education, Employment or Training (ni étudiants, ni salariés, ni en cours de formation). On compte désormais de nombreux NEETs d’âge mûr, qui ont abandonné l’idée de pouvoir trouver du travail.

L’isolement social et le problème 70/40

Une grande partie de ces NEETs d’âge mûr sont en situation d’isolement social, et un nombre considérable d’entre eux deviennent des hikikomori, autrement dit des reclus qui ont coupé pratiquement tous les contacts avec le monde extérieur (voir notre article lié). Je me suis déjà exprimé sur l’inquiétante augmentation du nombre des SNEPs – Solitary Non-Employed Persons (personnes solitaires et sans emploi) – mot que j’ai forgé pour désigner les gens âgés de 20 à 59 ans qui vivent seuls, sans emploi et passent le plus gros de leur temps dans une solitude complète ou sans autre compagnie que celle de la famille. Dans mon précédent article, j’écrivais que l’effectif des SNEPs avait pratiquement doublé, passant d’environ 850 000 individus en 2001 à 1,62 million en 2011. Des études récentes suggèrent que leur nombre a légèrement baissé, mais qu’il y en avait encore quelque 1,56 million en 2016.

La figure 3 représente la ventilation de la cohorte des SNEPs par tranches d’âges. Les 20-29 ans constituent le groupe le plus important, mais leur nombre a enregistré une baisse spectaculaire entre 2011 et 2016, en partie grâce à l’amélioration des opportunités d’emploi pour les jeunes générée par la pénurie actuelle de main-d’œuvre. Chez les quadragénaires, en revanche, le nombre des SNEPs continue d’augmenter. Nombre d’entre eux sont des gens qui ont tenté de s’insérer dans le monde du travail pendant la période glaciaire de l’emploi.

Aujourd’hui, l’expression « problème 70/40 » est employée en référence au problème des parents septuagénaires qui sont toujours financièrement responsables de leurs « enfants » quadragénaires. À mesure que les membres de la « décennie perdue », victimes de la période glaciaire de l’emploi, entrent dans la catégorie des quinquagénaires et leurs parents dans celle des octogénaires, ce problème est susceptible de s’aggraver encore. Il ne fait pas de doute que nous entendrons bientôt parler du « problème 80/50 ». Le Japon bénéficie de l’une des plus longues espérances de vie au monde (voir notre article lié), mais il n’en reste pas moins qu’un jour viendra où ces parents âgés ne seront plus là pour prendre soin de leurs enfants à charge d’un âge déjà avancé. Que deviendront ces gens quand ils seront abandonnés à leur sort, toujours plongés dans l’isolement et coupés de la société ? Pour certains d’entre eux, la simple survie risque de s’avérer difficile. La situation est dramatique.

Les pouvoirs publics ne sont pas totalement aveugles à cette menace de désastre. L’an dernier, le gouvernement a mis en œuvre un programme au titre duquel les entreprises qui confient des postes permanents à des personnes d’âge mûr recevront une subvention. Et divers centres de soutien régionaux pour les jeunes, instances fondées pour aider les NEETs âgés de 15 à 39 ans à faire leur entrée dans le monde du travail, vont cette année voir leurs compétences étendues à la tranche d’âges des 40-44 ans.

Mais cela ne suffira pas à régler en profondeur les difficultés auxquelles sont confrontées les personnes arrivées à l’âge adulte pendant la période glaciaire de l’emploi. Pour trouver une solution globale, il faudra un débat à l’échelle de la nation. Et ce débat ne doit pas esquiver le fait cruel que nombre de membres de cette génération continuent de payer le prix de la confusion et du chaos qui ont balayé la société japonaise à la suite de l’effondrement de la bulle économique. Le débat doit s’amorcer dès maintenant, avant qu’il ne soit trop tard.

(Photo de titre : PIXTA)

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