Stérilisations forcées au Japon : les victimes demandent justice

Société

Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années 1970, 16 000 Japonais atteints de maladies mentales ou de handicaps ont été stérilisés de force au nom de la « Loi de protection eugénique » promulguée par la Diète le 28 juin 1948. Ce texte a fini par être abrogé en 1996, mais les dirigeants de l’Archipel n’ont pas fait preuve de beaucoup de compréhension pour les souffrances des victimes ni d’empressement pour les dédommager. Les actions en justice intentées récemment pour obtenir des réparations et des excuses officielles ont attiré l’attention du public sur l’attitude de la société japonaise face à un problème qui relève de la justice sociale et des droits de l’homme.

Le 30 janvier 2018, une femme d’une soixantaine d’années stérilisée de force en 1972, à l’âge de 16 ans, en vertu de la Loi de protection eugénique, a intenté une action en justice contre l’État japonais au tribunal de district de Sendai, en demandant un dédommagement de 11 millions de yens (environ 82 880 euros) et des excuses officielles. Sa démarche, une première au Japon, a poussé plusieurs victimes à suivre son exemple. De nouvelles actions sont en cours à Hokkaidô et Tokyo, et d’autres seraient semble-t-il en préparation. Malheureusement, plus d’un demi-siècle après les faits, les preuves sont bien souvent insuffisantes et les victimes ont du mal à obtenir gain de cause devant la justice.

L’Allemagne et la Suède ont déjà été confrontées au problème de l’indemnisation par l’État de personnes stérilisées de force dans le cadre d’une politique eugénique nationale. Mais comparé à ces deux pays, le Japon se distingue par un certain nombre de particularités déplorables, notamment le caractère anachronique de la Loi de protection eugénique, abrogée seulement en 1996, et le manque de détermination des autorités pour venir en aide aux victimes.

Les lois de stérilisation de l’Allemagne nazie

Entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe, les idées à l’origine de l’eugénisme étaient très répandues dans les pays industrialisés. Les pratiques eugéniques étaient censées appliquer la théorie de l’évolution et les lois de la génétique afin d’améliorer l’espèce humaine ou plus concrètement le patrimoine génétique de la nation, en évitant les dégradations dues à l’hérédité. À l’époque, la plupart des gens considéraient que le caractère et les facultés d’un être humain dépendaient étroitement de ses gènes, un point de vue que les développements les plus récents de la science semblaient confirmer. L’eugénisme avait pour principal objectif d’éviter la diffusion de « gènes de mauvaise qualité », et la stérilisation forcée faisait partie des moyens efficaces pour y parvenir. Toutefois, pour mettre ce système en pratique, il fallait d’abord se doter de lois adéquates.

La tendance associe systématiquement l’eugénisme avec les nazis, mais les Allemands sont loin d’être les seuls à avoir mis cette théorie en œuvre. En fait, les États-Unis sont le premier pays au monde à s’être doté de lois eugéniques en 1907. La « Loi de prévention d’une descendance atteinte de maladie héréditaire » (Gesetz zur Verhütung erbkranken Nachwuchses), votée en Allemagne en 1933, peu après l’accession des nazis au pouvoir, s’est largement inspirée de la législation autorisant la stérilisation en Californie.

Une grande partie des individus stérilisés de force étaient des gens atteints de maladies mentales considérées comme héréditaires. Les pratiques eugéniques étaient souvent appliquées dans le cadre de programmes d’aide sociale avec l’idée qu’elles permettraient d’éradiquer ce type de pathologie et d’améliorer la société. Les stérilisations devaient être effectuées sur des personnes atteintes d’affections mentales à caractère héréditaire, mais comme la génétique en était encore à ses débuts, les diagnostics étaient souvent peu précis.

Les théories et les interprétations sous-jacentes à ce type de pratique ont été très vite étendues à toutes sortes d’autres handicapés mentaux mais aussi à des personnes alcooliques. Au final, un grand nombre de gens ont été victimes de ce traitement abusif.

En Allemagne, la stérilisation devait en principe se faire avec le consentement de l’intéressé, mais la loi autorisait aussi les médecins et les directeurs d’établissements de santé et de prisons à déposer une demande dans ce sens au « tribunal spécial d’hérédité » (Erbgesundheitsgericht) dont les décisions avaient un caractère obligatoire et pouvaient être appliquées de force. Les nazis ont profité à fond de ce système qui leur a permis d’effectuer quelque 375 000 stérilisations sous la contrainte. Au total, 0,5 % de la population allemande a été stérilisée du temps du IIIe Reich.

« Politique eugénique scientifique », avortement, et Loi de protection eugénique

Les pratiques eugéniques ont continué de plus belle, même après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elles ne faisaient d’ailleurs pas partie des crimes jugés lors du procès de Nuremberg. Et durant la période de dénazification menée par les Alliés après la chute du IIIe Reich, le fait d’avoir été impliqué dans des programmes eugéniques n’était pas considéré comme un motif de poursuites. Le seul changement notable a été la suppression des « tribunaux spéciaux d’hérédité ». Mais au moment même où la tristement célèbre politique eugénique des nazis prenait fin, d’autres pays s’apprêtaient à entrer dans l’ère des « mesures eugéniques scientifiques ». Et c’est le Japon qui a mis en œuvre ces idées avec le plus de zèle.

En 1940, les Japonais avaient suivi l’exemple de l’Allemagne nazie en se dotant d’une Loi nationale sur l’eugénisme qui autorisait les stérilisations forcées dans l’ « intérêt public » pour les personnes atteintes de handicaps mentaux héréditaires et d’autres pathologies d’ordre génétique. Mais ce texte avait été très mal accueilli par les habitants de l’Archipel en raison de l’importance que ceux-ci accordent traditionnellement à la famille et des risques de rupture de la lignée familiale qu’il comportait. Dans le même temps, le gouvernement impérialiste avait fortement encouragé les couples à faire davantage d’enfants si bien que la Loi nationale sur l’eugénisme a été appliquée sans grande rigueur ni conviction. À l’origine, elle contenait des clauses autorisant l’avortement à des fins eugéniques mais celles-ci avaient été supprimées. Et la Diète n’avait accepté de voter en faveur de la stérilisation contrainte dans l’intérêt public qu’après que le ministre en charge eut promis un moratoire sur sa mise en application. C’est pourquoi il y a eu un nombre relativement peu élevé de stérilisations, au total 538, dans le cadre de la Loi nationale sur l’eugénisme de 1940.

Mais après la défaite, les choses ont changé de façon radicale. La superficie du territoire national japonais a considérablement diminué et le contrôle de la démographie est devenu une préoccupation majeure dû au retour des Japonais stationnés outremer et à la multiplication rapide des naissances. Il en est allé de même pour la question des multiples viols perpétrés durant la période de l’immédiat après-guerre et de l’occupation. Tout ceci a suscité une forte demande pour un assouplissement des restrictions concernant l’avortement. La situation s’est pratiquement inversée par rapport à ce qui s’était passé avant et pendant la Seconde Guerre mondiale et c’est dans ce contexte que la Loi de protection eugénique a été adoptée.

La loi promulguée le 28 juin 1948 avait deux objectifs. Elle entendait d’une part améliorer la Loi nationale sur l’eugénisme de 1940 qui s’était avérée inefficace, en insistant sur la nécessité d’une « politique eugénique scientifique », et de l’autre, elle reconnaissait le droit à l’avortement en le légalisant pour la première fois. Elle a ensuite été révisée plusieurs fois, de façon à autoriser l’avortement pour des raisons économiques, puis à supprimer l’obligation d’examen préalable. D’après les données officielles, plus d’un million d’interruptions de grossesse ont été pratiquées chaque année à partir de 1950. Et les lois encore en vigueur concernant les avortements illégaux ont tout simplement été ignorées. Le Japon est devenu l’un des premiers pays au monde à légaliser l’interruption volontaire de grossesse et a fini par être qualifié de « paradis de l’avortement ».

Des stérilisations pratiquées sans le consentement du patient

Pendant la période de l’après-guerre, certains membres de la Diète ont eu peur que la qualité de la population japonaise se dégrade en raison d’une « mauvaise sélection ». Pour répondre à cette crainte, la Loi de protection eugénique a imposé des mesures plus contraignantes à certains égards que celles de la législation nazie. Les médecins ont obtenu le droit de recommander des stérilisations aux commissions de protection eugénique. Celles-ci effectuaient par la suite une enquête et donnaient ou non leur accord. La stérilisation était pratiquée non seulement sur des personnes atteintes de pathologies mentales héréditaires mais aussi sur les autres malades mentaux. Aucun avis n’était demandé aux intéressés et les opérations étaient effectuées sans leur consentement.

Au début des années 1970, il y avait encore des praticiens et des directeurs d’établissements psychiatriques japonais qui étaient persuadés que la stérilisation chirurgicale était une réponse appropriée aux maladies mentales dans l’intérêt à la fois des patients et du pays tout entier. Ils continuaient alors à recommander chaudement ce traitement. Beaucoup de gens ont ainsi été stérilisés sans la moindre explication, y compris des mineurs, des malades mentaux, des handicapés et des enfants indigents.

Arrivé au milieu des années 1950, les médecins japonais procédaient à plus de 1 000 stérilisations chirurgicales forcées par an. Ce chiffre a ensuite diminué de façon régulière si bien que dans les années 1980, cette pratique avait quasiment disparu. Il a fallu toutefois attendre le 18 juin 1996 pour que la Loi de protection eugénique soit abrogée et remplacée par la Loi de protection maternelle (littéralement « loi de protection du corps de la mère »). À cette date, 16 250 personnes avaient été stérilisées de force en vertu de la « politique eugénique scientifique » appliquée par le Japon pendant 48 ans.

La politique eugénique au Japon : les grandes dates

1940 Adoption de la Loi nationale sur l’eugénisme
1948 Adoption de la Loi de protection eugénique
Vers 1955 Le nombre des stérilisations forcées atteint le chiffre historique de 1 000 par an.
Années 1970 Le gouvernement propose un texte de loi interdisant les avortements pour raisons économiques et autorisant l’interruption de grossesse pour les fœtus malformés, mais il est rejeté par la Diète.
1996 Les clauses concernant l’eugénisme de la Loi de protection eugénique sont abrogées et le nouveau texte prend le nom de Loi de protection maternelle.
2015 Une septuagénaire stérilisée de force demande de l’aide à la Fédération japonaise des associations du barreau (JFBA).
2016 Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes de l’ONU demande au gouvernement japonais de dédommager les victimes de stérilisation forcée.
2017 La Fédération japonaise des associations du barreau demande au gouvernement d’agir rapidement pour présenter des excuses et offrir des dédommagements aux victimes de stérilisation forcée.
Janvier 2018 Une femme d’une soixantaine d’années, stérilisée de force en 1972, à l’âge de 16 ans, intente une action en justice contre l’État japonais au tribunal de district de Sendai, en demandant des dédommagements. Une première au Japon.

(Tableau réalisé par Nippon.com)

La Suède, un exemple à suivre

En ce qui concerne les compensations et les excuses officielles aux personnes soumises à des stérilisations forcées, le Japon peut s’inspirer de l’Allemagne et de la Suède qui ont été confrontées comme lui à ce problème. Les Allemands ont commencé à dédommager les victimes des programmes de stérilisation et d’euthanasie du IIIe Reich en 1980. Mais depuis, leur cas a été intégré dans le cadre plus général de la compensation des crimes commis par le régime des nazis.

L’exemple de la Suède semble plus pertinent pour le Japon. Ce pays s’est intéressé au problème des stérilisations forcées à partir du mois d’août 1997, à la suite d’une série d’articles parus dans le Dagens Nyheter, un quotidien suédois d’envergure internationale. Le gouvernement a réagi rapidement en créant une commission d’enquête spéciale qui a publié un premier rapport intermédiaire en janvier 1999. Ce document a révélé que les Suédois stérilisés entre 1937 et 1975 n’avaient pas donné pleinement leur accord à cette intervention, et il a recommandé de les dédommager à hauteur de 170 500 kroner (environ 15 000 euros) par personne. Après avoir adopté les textes de loi nécessaires, la Suède a versé des compensations à plus de 1 600 victimes.

Les démocraties font des erreurs, et c’est pourquoi elles doivent mettre en place des systèmes leur permettant de les corriger. Les valeurs et les normes sociales changeant progressivement au fil du temps, celles qui avaient cours des décennies auparavant peuvent finir par paraître erronées à la lumière du contexte actuel. La seule solution pour un pays développé et évolué consiste à se pencher véritablement sur la question à l’aide d’enquêtes, à dédommager tous ceux qui ont été affectés et à leur présenter de sincères excuses.

Un pays indifférent aux droits de l’homme et aux handicapés

En comparaison de la Suède, le Japon a fait preuve d’une effrayante indifférence vis-à-vis du droit fondamental des personnes handicapées de fonder une famille. Le gouvernement n’a pas compris que les individus dont les droits ne sont pas respectés méritent un dédommagement, et il a adopté une attitude très dure envers les victimes et leurs familles.

Il y a eu à diverses reprises des tentatives pour dénoncer le côté inacceptable du concept d’hérédité figurant dans la législation de l’Archipel et des stérilisations forcées, mais elles n’ont jamais donné aucun résultat. Il a fallu attendre 1994 pour que la situation évolue. Cette année-là, deux grandes réunions internationales, à savoir la Conférence internationale sur la population et le développement, et la Conférence mondiale sur les femmes de l’ONU, ont commencé à souligner le côté anachronique de la Loi de protection eugénique japonaise. Et celle-ci a été abrogée presque aussitôt.

Actuellement, à en croire certains, le gouvernement et le Parti libéral démocrate (PLD) seraient en train de préparer un texte de loi qui permettrait de dédommager les victimes sans attendre le résultat des procès qu’elles ont intentés. Etant donné l’âge avancé de ces personnes et le fait que les preuves et les dossiers sont souvent incomplets, des décisions politiques à un haut niveau seront nécessaires, et les autorités vont devoir faire preuve de davantage de souplesse et de compréhension en matière de compensations.

Pendant des décennies, le gouvernement japonais a systématiquement porté atteinte aux droits fondamentaux des personnes atteintes de maladies mentales et de handicaps. Et depuis, les victimes de ces agissements abusifs ont été ignorées et réduites au silence. Les faits parlent d’eux-mêmes et ils mettent indéniablement l’accent sur les graves dysfonctionnements de la société japonaise. Un des côtés les plus affligeants de cette affaire concerne le manque total de discernement dont ont fait preuve les hommes politiques, les bureaucrates, les médias et les universitaires japonais, en dépit de leurs remarquables capacités intellectuelles et imaginatives. Un manque de discernement si grand qu’ils ont perdu tout sens de la justice sociale et de l’équité. Pour ma part, je tiens à exprimer mes remords les plus profonds à ce sujet. Et j’espère que les leçons du passé permettront d’éviter que de semblables erreurs se reproduisent dans l’avenir.

(D’après un texte en japonais du 13 juillet 2018. Photo de titre : le 28 juin 2018, un groupe d’avocats s’est rendu au tribunal de district de Sapporo pour intenter une action contre l’État japonais à propos de stérilisations forcées. Sur leur affiche est écrit "Nous voulons des excuses et des dédommagements !" Jiji Press)

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