La politique étrangère du Japon après la guerre froide

La diplomatie eurasiatique du Japon, 1997-2001

Politique

Suite à l'effondrement de l'Union soviétique et à l'essor de la Chine dans les années 1990, les dirigeants du Japon se sont rendu compte qu'ils devaient se doter d'une politique étrangère indépendante adaptée aux réalités de l’après guerre froide. La « diplomatie eurasiatique » a joué un rôle crucial dans cette transition, comme en témoigne ici un ancien fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères ayant participé de près à l'élaboration de la politique et à sa mise en œuvre au sein de trois gouvernements successifs dirigés par des premiers ministres appartenant au PLD.

L'Eurasie est le vaste bloc continental qui s'étend à l'ouest du Japon. Elle inclut le sous-continent indien au sud et l'Europe à l'ouest, ainsi que le Moyen-Orient, qui fait la jonction entre l'Europe et l'Asie. Mais, dans le contexte de la politique étrangère japonaise, l'expression « diplomatie eurasiatique » fait explicitement référence à une stratégie qui a pour but de renforcer les liens avec la Russie et l'Asie centrale — lesquelles couvrent le plus gros du continent eurasiatique — , tout en s'efforçant de maintenir des relations équilibrées avec nos voisins chinois et sud-coréens, qui occupent la frange orientale du continent.

Ce projet diplomatique a-t-il jamais été mis en œuvre ? Je pense qu'on peut dire sans hésitation qu'il l'a été au cours de la période de quatre ans qui s'étend entre le sommet de juillet 1997 de l'OTAN — qui a inauguré une nouvelle ère pour la sécurité européenne à l'issue de la guerre froide — et les attentats terroristes du 11 septembre 2001, qui ont introduit un autre changement de paradigme au sein des relations internationales. Cette période correspond aux gouvernements libéraux-démocrates de Hashimoto Ryûtarô (janvier 1996-juillet 1998), Obuchi Keizô (juillet 1998-avril 2000) et Mori Yoshirô (avril 2000-avril 2001).

Dans le texte qui suit, j'analyse l'évolution de la diplomatie eurasiatique du Japon et sa mise en œuvre au cours de ces quatre années. Après avoir exposé le contexte international et national qui a généré cette politique, j'examine de plus près sa mise en place sous le gouvernement du premier ministre Hashimoto et sa continuité durant les mandats de MM. Obuchi et Mori, avant de proposer quelques observations en guise de conclusion.

L'environnement international

De 1990 à 1997, tout le champ de la politique internationale a été occupé par la nécessité de relever le terrible défi posé par l'effondrement du dispositif de la guerre froide entre 1989 et 1991: faire face à la division de l'Allemagne et reconstruire l'ordre international en Europe de façon à intégrer la Russie. C'est à cette époque que les contours de l'ordre européen postérieur à la guerre froide ont progressivement émergé, avec la réunification de l'Allemagne (octobre 1990), l'entrée de la Russie dans le Partenariat pour la paix de l'OTAN (juin 1994) et la conclusion de l'Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelles entre l'OTAN et la Fédération de Russie (mai 1997). L'aspect du nouvel ordre est devenu visible au sommet de l'OTAN qui s'est tenu à Madrid en juillet 1997, quand la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ont été invitées à rejoindre l'alliance.

Le vide politique généré par ce processus a ouvert un espace pour les aspirations diplomatiques du Japon et lui a offert une opportunité de développer une politique étrangère indépendante en Asie de l'Est.

En Asie de l'Est, le début de la même période a vu la Chine souffrir un sérieux contretemps dans son essor. À l'heure où le communisme s'effondrait en Europe de l'Est, le mouvement démocratique chinois a connu une apothéose tragique en juin 1989 avec les évènements de Tian'anmen, qui portèrent un coup majeur à la campagne de « réforme et d'ouverture » lancée par Deng Xiaoping en 1978. Mais avant de se retirer de la politique, M. Deng a profité de sa visite dans le sud du pays en 1992 pour réaffirmer l'importance des réformes économiques axées sur le marché et, à partir de là, le Parti communiste chinois s'en est tenu à une ligne politique visant à promouvoir la libéralisation économique sans rien céder du contrôle politique.

Suite aux événements de la place Tian'anmen, la politique adoptée par Pékin en ce qui concerne les États-Unis, rendue publique en 1995 et résumée par le mot d'ordre « faire profil bas tout en accumulant nos forces », demandait une réaction véritablement subtile. Mais la politique des États-Unis envers la Chine à cette époque n'a cessé de fluctuer, depuis le déploiement de navires de guerre à Taïwan en 1996 jusqu'au développement spectaculaire des relations commerciales décidé à l'occasion du voyage du président Bill Clinton à Pékin en 1998.

La tournure tour à tour ombrageuse et coopérative des relations entre les États-Unis et la Chine a donné au Japon une capacité d'initiative toute nouvelle dans le domaine diplomatique.(*1)

Le contexte politique intérieur

Sur l'Archipel, la fin de la guerre froide a déclenché des changements historiques dans la politique des partis. Le Parti libéral-démocrate, pro-américain et anti-soviétique, était à la barre depuis près de quarante ans et résistait sans peine aux assauts de son rival, le Parti socialiste japonais (rebaptisé entre-temps Parti démocrate socialiste). En 1993, et pour la première fois depuis 1955, ce dispositif s'est effondré quand un groupe de dissidents menés par Ozawa Ichirô a déserté le PLD pour s’associer à sept autres partis en vue de former une coalition anti-PLD ayant à sa tête Hosokawa Morihiro. L'objectif était de procéder à une réforme, aux niveaux politique, économique et judiciaire, d’un système caduque, en vue de doter le Japon d'une force et d'une indépendance adaptées aux nouvelles réalités de la scène internationale.

En fin de compte, le projet n'a pas pu aboutir à la mise en place d'une formule bipartite, premier pas vers une réforme digne de ce nom. La coalition n'a pas tardé à se désagréger sous le coup de la contre-offensive féroce du PLD et des accusations d'indélicatesses financières portées contre M. Hosokawa. En 1994, le PLD a forgé avec le Parti démocrate socialiste et le Nouveau parti Sekigake une coalition sans précédent sous le houlette du premier ministre Murayama Tomiichi, dirigeant du PDS. Le PLD a pris la tête de la coalition en 1996, avec l'arrivée au pouvoir du cabinet Hashimoto et, en novembre de la même année, il a reconquis la majorité à la Chambre des représentants et réduit ses deux partenaires de la coalition au rang d'alliés au parlement.

Au cours de la période de majorités instables qui va de 1993 à 1996, le Japon n'était pas en mesure d'assumer une position de leader dans les affaires internationales. Mais, sous les trois gouvernements PLD qui ont suivi, Tokyo a commencé à afficher d'une façon ou d'une autre une nouvelle capacité d'action et un certain degré d'autonomie dans sa politique étrangère. Ce renversement n'aurait pas été possible sans une direction forte au sommet et le soutien d'une équipe habile de fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères.

Telle est la situation extérieure et intérieure qui est à l'origine de la brève incursion du Japon sur la scène de la diplomatie eurasiatique.

(*1) ^ Aoyama Rumi, « Reisengo Chûgoku no tai-Bei ninshiki to Bei-Chû kankei » (Perceptions chinoises de l'Amérique et relations américano-chinoises après la guerre froide), in Gendai Higashi Ajia to Nihon 2 : Chûgoku seiji to Higashi Ajia (Asie de l'Est et Japon contemporains 2 : la politique chinoise et l'Asie de l'Est) éd. Kokubun Ryôsei (Tokyo: Keiô University Press, 2004), p. 250.

La stratégie de M. Hashimoto

Hashimoto Ryûtarô, qui est né en 1937, a été élu pour la première fois à la Diète en 1963. À partir des années 1970, il a occupé tour à tour les portefeuilles de la Santé, des Transports, des Finances puis du Commerce international et de l'Industrie dans les cabinets PLD qui se sont succédé. Président du Conseil de recherche du PLD pour les affaires politiques entre 1993 et 1994, alors que le parti était dans l’opposition, il s'est défini lui-même comme un « moine de la politique » doté d'un intérêt particulier pour les questions de défense.(*2)

La plus grande gageure pour le nouveau gouvernement de M. Hashimoto a consisté à définir un cap approprié pour le Japon face à la montée en puissance de la Chine et à la détermination des États-Unis à utiliser leur stratégie dans le Pacifique comme un outil en vue de contenir la Chine. Fondamentalement, la diplomatie eurasiatique a été la réponse de M. Hashimoto à ce dilemme.

Quelques semaines seulement après l'arrivée au pouvoir de M. Hashimoto, la crise qui a éclaté dans la région lui a fait prendre conscience des dangers qui s'attachaient à la position du Japon, pris entre les deux pôles de la relation volatile qu'entretenaient les États-Unis et la Chine. En 1996, au moment où Taïwan se préparait pour les élections présidentielles, la Chine avait procédé à des essais de missiles au large de l’île. En mars 1996, les États-Unis ont réagi en envoyant deux groupes aéronavals, conduits par le USS Independence et le USS Nimitz, dans les eaux internationales entourant Taïwan. Comme le raconte Funabashi Yôichi, « le premier ministre Hashimoto Ryûtarô a passé plusieurs nuits sans dormir après l’éclatement de la crise ».(*3) Il est clair que la gestion de la crise constituait alors sa préoccupation immédiate, et notamment la sécurité du littoral et la protection des ressortissants japonais à l’étranger et des réfugiés, mais les événements l’ont en outre contraint de faire face aux menaces qui pesaient sur le Japon et de s’interroger sur les aménagements que le pays pouvait apporter à sa politique étrangère en vue d’assurer sa survie en cas de conflit entre les titans.

La question n’était pas de décider de quel côté le Japon devrait finalement se ranger dans l’hypothèse d’un tel conflit. Le premier ministre était tout à fait convaincu que, face à une situation de ce genre, le Japon n’avait pas d’autre choix, en termes de réalisme, que de prendre parti pour les Etats-Unis.(*4) Mais la rapidité de la montée en puissance de la Chine remettait en question la pertinence du maintien d’une dépendance si entière vis-à-vis de l’alliance nippo-américaine. Du point de vue de M. Hashimoto, la meilleure stratégie consistait à s’efforcer sans répit d’améliorer les liens bilatéraux avec la Chine, tout en veillant à ce que, en cas de conflit entre ce pays et les États-Unis, le Japon ne se trouve pas dans une position qui l’amène à exacerber la situation. Le Japon devait donc se garder de donner l’impression de s’être ligué avec les États-Unis contre la Chine.

Selon ses propres termes, M. Hashimoto a profité du sommet d’avril 1996 entre le Japon et les États-Unis pour offrir au président Clinton une explication détaillée de ses idées sur la Chine. Tout en convenant de la nécessité de renforcer l’alliance nippo-américaine, M. Hashimoto a affirmé que le Japon devait poursuivre en toute indépendance sa propre politique vis-à-vis de la Chine. « Les Chinois n’écouteront rien de ce que nous disons ensemble », a-t-il soutenu. « Le Japon et l’Amérique doivent certes agir en coordination, mais nous devons aussi manifester notre propre volonté d'indépendance.(*5) »

L'importance accordée à cette occasion par M. Hashimoto à la « volonté d’indépendance » montrait clairement que le Japon était déterminé à décider par lui-même de la conduite à tenir en ce qui concernait ses relations avec la Chine. Mais la force de M. Hashimoto résidait dans sa vision panoramique des questions stratégiques. Plutôt que de camper sur une position de principe axée sur les relations entre le Japon et la Chine, il a fait le choix de l’élargir le plus possible et de renforcer la politique étrangère du Japon dans tous les domaines. Tel est le point de départ de l’initiative connue sous le nom de diplomatie eurasiatique.

Obtenir la participation de la Russie

Territoire japonais du Nord (en rouge)

La diplomatie eurasiatique de M. Hashimoto peut se résumer à un principe stratégique unique : attirer la Russie dans la zone Asie-Pacifique et susciter une nouvelle dynamique régionale susceptible de donner au Japon une plus grande marge de manœuvre vis-à-vis de la Chine et des États-Unis. Il entendait par la même occasion résoudre le problème numéro un auquel le Japon se heurtait dans ses relations internationales : le conflit avec la Russie à propos des Territoires du Nord, un archipel de quatre îles, situé au nord-est de Hokkaidô, annexé militairement par l'Union soviétique dans les derniers jours de la seconde guerre mondiale.

Le 30 juillet 1998, date de la démission de M. Hashimoto de son poste de premier ministre, Funabashi Yôichi a publié dans le Asahi Shimbun un article où il rapportait un entretien qu’il venait d’avoir avec le premier ministre démissionnaire. Voici ce qu'on pouvait y lire à propos de la politique de ce dernier vis-à-vis de la Russie :

M. Hashimoto est fier de l'approche stratégique de son cru qu'il a introduite dans les relations internationales, comme en témoigne sa décision de développer les liens avec la Russie. De son point de vue, l'enjeu va au-delà de la question des Territoires du Nord. « Nous devons inciter la Russie à devenir un acteur en Asie — à se ranger du même côté que le Japon. Le xxie siècle ne doit pas se résumer à une lutte entre la Chine et l’Inde pour l’hégémonie régionale, et c’est pour cette raison que nous devons faire entrer la Russie dans le tableau ». Nous impliquer dans une relation triangulaire d’amour-haine avec la Chine et les États-Unis ?... Ce serait jouer avec le feu, dit M. Hashimoto. « C’est pourquoi la Russie est tellement importante. » Une fois la Russie entrée en scène, le triangle se transforme en carré, une figure qui semble moins épineuse à gérer.(*6)

C’est à l’occasion d’un appel téléphonique de Bill Clinton avant le sommet USA-Russie qui s’est tenu à Helsinki en mars 1997 que M. Hashimoto a fait le premier pas. Lorsque le président Clinton lui a dit qu’il souhaitait intégrer la Russie dans le Groupe des Sept en vue de lui faire accepter l’extension de l’OTAN en Europe de l’Est, M. Hashimoto lui a répondu qu’il était d’accord avec cette idée et il a ajouté : « S’il vous plaît, dîtes au Président Eltsine que je veux vraiment parler avec la Russie. »

Le sommet du G8 qui s’est tenu à Denver au mois de juin de la même année a donné à MM Hashimoto et Eltsine l’occasion de se rencontrer en tête à tête. Les deux dirigeants se sont immédiatement entendus et ont convenu d’organiser d’ici la fin de l’année un sommet bilatéral à l’extrémité orientale de la Russie.

Mais c’est avec le discours phare prononcé par M. Hashimoto devant la Keizai Dôyukai (Association japonaise des chefs d’entreprises) le 24 juillet 1997 que les contours idéologiques et politiques de la nouvelle ligne de conduite sont apparus au grand jour.(*7) Plutôt que de risquer un malentendu en parlant de stratégie axée sur la Russie, le premier ministre a préféré mettre en relief l’idée d’un nouveau modèle japonais de « diplomatie eurasiatique ». À partir de là, l’idée et l’expression sont restées étroitement associées à la politique étrangère du premier ministre Hashimoto.

L’élaboration de ce discours a procédé comme suit : pour commencer, le premier ministre a jeté ses idées sur le papier et envoyé ce premier jet au vice-ministre adjoint des Affaires étrangères Tanba Minoru, qui l’a transmis au Bureau des affaires européennes et océaniques de son ministère en le chargeant d’en étoffer le contenu. (J’étais alors directeur adjoint du bureau.) Le bureau a rédigé un brouillon bâti autour de quatre idées-forces : (1) « une diplomatie eurasiatique vue du Pacifique » conçue comme fondement de la politique étrangère japonaise après le sommet de Madrid de l’OTAN, (2) confiance, bénéfice mutuel et perspective à long terme comme principes fondamentaux des relations entre le Japon et la Russie, y compris pour la résolution de la question des Territoires du Nord et (3) resserrement des liens dans la région dite de la Route de la soie, ou Asie centrale, conçu comme un complément à la diplomatie du Japon vis-à-vis de la Chine et de la Russie. À cela, M. Tanba a ajouté un passage insistant sur la nécessité de se focaliser sur la relation entre le Japon et la Russie en tant qu’elle constituait le plus fragile des liens rattachant les quatre puissances clés de la région (le Japon, la Chine, la Russie et les États-Unis). Après quoi il envoya la version définitive du discours à M. Hashimoto, qui l’approuva sans réserve.

Il ne fait pas de doute que ce discours a eu un impact majeur en Russie. La preuve de son efficacité est apparue en novembre 1997 au sommet de Krasnoyarsk, au cours duquel MM. Hashimoto et Eltsine ont convenu de « n’épargner aucun effort pour conclure un traité de paix d’ici l’an 2000 ».

Boris Eltsine et Hashimoto Ryûtarô lors du sommet Japon-Russie qui s’est tenu le 19 avril 1998 à Kawana, dans la préfecture de Shizuoka. (Photo : Fujifotos/Aflo)

À la suite de cela, le ministère des Affaires étrangères a dû faire face à un afflux d’initiatives en provenance de la Russie. Dans la sphère économique, le projet baptisé Plan Hashimoto-Eltsine pour la coopération économique constituait la pièce maîtresse de la nouvelle politique. À l’initiative de M. Hashimoto, les États membres du Forum de Coopération économique pour l’Asie-Pacifique ont décidé, lors de leur réunion de novembre 1997 à Vancouver, d’intégrer la Russie dans leurs rangs dès le début de l’année suivante. Ce fut un point d’orgue de la diplomatie eurasiatique du Japon.

Au sommet Japon-Russie qui s’est tenu en avril 1998 à Kawana, dans la préfecture de Shizuoka, Tokyo a fait pour la première fois un pas concret vers la résolution de la question territoriale avec la « proposition de Kawana », qui présentait la résolution de la question territoriale comme un moyen de parvenir à la conclusion d’un traité de paix. Malheureusement, la diplomatie russe de M. Hashimoto était arrivée à son terme. Dès l’été, la Russie chancelait sous le coup d’une crise financière et la santé de M. Eltsine déclinait. Au Japon, le PLD enregistrait un fort recul à l’élection de juillet à la Chambre des conseillers, suite au rejet par les électeurs de la politique économique du gouvernement, et M. Hashimoto se voyait contraint de démissionner.

On notera toutefois que la diplomatie eurasiatique du Japon au cours de cette période a eu aussi son côté sombre. En juillet 1998, juste avant la démission de M. Hashimoto, Akino Yutaka fut tué en service actif au Tadjikistan, où il occupait les fonctions de conseiller politique auprès de la Mission des observateurs des Nations unies. Le gouvernement l’avait affecté à ce poste dans le cadre de sa nouvelle politique d’engagement en Asie centrale.

(*2) ^ Pour plus d'informations sur la politique étrangère de M. Hashimoto, voir « Japan's Strategic Thinking in the Second Half of the 1990s » (La pensée stratégique du Japon dans la seconde moitié des années 1990), Tôgô Kazuhiko, in Japanese Strategic Thought Toward Asia, éd. Gilbert Rozman, Kazuhiko Togo et Joseph Ferguson (New York : Palgrave Macmillan, 2007), p. 82-92.

(*3) ^ Funabashi Yôichi, Dômei hyôryû (Une alliance à la dérive, Tokyo : Iwanami Shoten, 1997), p. 422.

(*4) ^ Propos tenus anonymement par un ancien fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères lors d’une discussion avec l’auteur le 3 août 2005.

(*5) ^ Funabashi Yôichi, Dômei hyôryû, p. 474.

(*6) ^ Funabashi Yôichi, « Shushô, Hashimoto gaikô o kataru » (Le premier ministre Hashimoto parle de sa diplomatie), Asahi Shimbun, 30 juillet 1998.

(*7) ^ Cf. « Address by Prime Minister Ryutaro Hashimoto to the Japan Association of Corporate executives » (Allocution du premier ministre Ryutaro Hashimoto devant l’Association japonaise des chefs d’entreprises), http://www.kantei.go.jp/foreign/0731douyukai.html, 24 juillet 1997.

La fructueuse diplomatie asiatique de M. Obuchi

Tout comme Hashimoto Ryûtarô, Obuchi Keizô est né en 1937 et a été élu pour la première fois à la Diète en 1963. Admiré pour sa droiture et sa nature accommodante, il s’est construit un vaste réseau de relations personnelles au sein du PLD. Après avoir occupé au gouvernement les postes clés de secrétaire en chef du cabinet et de ministre des Affaires étrangères, il a succédé à M. Hashimoto en tant que premier ministre en juillet 1998 lorsque ce dernier a démissioné.(*8)

De même que M. Hashimoto, M. Obuchi a ressenti le besoin d’une stratégie conçue pour empêcher que le Japon ne devienne une victime de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. Selon les dires d’un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères proche du premier ministre, « M. Obuchi prenait bien garde à toujours agir avec tact, de façon à ne pas mettre en péril l’alliance nippo-américaine. Qu’il s’agisse de proposer un sommet du G8 à Okinawa ou de demander une augmentation du nombre des sièges au Conseil de sécurité de l’ONU, il fallait toujours consulter Washington au préalable ».(*9) [Les citations qui suivent dans cette partie du texte proviennent toutes de la même source.]

Partant de ce principe, M. Obuchi a poursuivi la diplomatie eurasiatique sous la forme qu’elle avait prise avec M. Hashimoto. Mais loin de s’en tenir étroitement à ce modèle, M. Obuchi a aussi innové, notamment par l’importance stratégique qu’il a accordée à l’Asie de l’Est.

Au dire de mon informateur du ministère des Affaires étrangères, « personnellement, le premier ministre Obuchi pensait que le plus grand exploit de sa diplomatie asiatique résidait dans la visite du président sud-coréen Kim Dae-jung en octobre 1998, événement qui a permis aux deux pays de mettre de côté leurs litiges historiques pour inaugurer une nouvelle ère des relations bilatérales ».

La Déclaration commune entre le Japon et la République de Corée(*10) adoptée à l’issue de la visite de M. Kim a été le point de départ d’une véritable floraison des relations entre les deux pays. Bien que la Déclaration commune n’ait malheureusement pas débouché sur une révision de l’enseignement de l’histoire dans les écoles japonaises, les liens entre le Japon et la Corée se sont indéniablement renforcés sous le gouvernement Obuchi. La Corée du Sud a levé l’interdiction qui pesait depuis longtemps sur les importations japonaises dans le domaine culturel et les conditions ont été réunies pour que se lève la « vague coréenne » qui a balayé l’Archipel peu après.

Le second succès de la diplomatie asiatique de M. Obuchi a été le sommet trilatéral de 1999 entre le Japon, la Chine et la République de Corée. Ce sommet a pris son origine dans l’ASEAN + 3 (les dix membres de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est plus la Chine, le Japon et la Corée du Sud), formée en décembre 1997 dans le contexte de la crise financière en Asie de l’Est, mais c’est dans une large mesure grâce à la persistance de M. Obuchi que la première rencontre a pu se tenir en 1999. « Le premier ministre Obuchi était déterminé a inscrire le sommet trilatéral dans la réalité. Les Chinois étaient réticents, mais il a fini par les persuader de participer en leur promettant de ne pas mettre sur le tapis les questions politiques. »

La troisième réussite concerne la Chine. « L’attitude du premier ministre Obuchi à l’égard de la Chine était empreinte de pragmatisme et de professionnalisme. Il n’éprouvait pas envers elle un sentiment particulier de proximité. En fait, à un niveau purement émotionnel, c’est de Taïwan qu’il se sentait proche. Avant de prendre les rênes du gouvernement, il présidait un groupe parlementaire constitué pour encourager les visites des membres de la Diète et autres personnalités officielles au sanctuaire Yasukuni, mais en tant que premier ministre, il savait qu’il ne ferait que susciter l’hostilité des Chinois en se rendant au sanctuaire, et il décida qu’il valait mieux s’en dispenser. En Novembre 1998, quand le président Jiang Zemin effectua une visite au Japon, M. Obuchi adopta une position pragmatique et équilibrée. Il se montra conciliant sur la question de l’histoire, mais, confronté à mi-chemin au refus de M. Jiang de se réconcilier, il s’abstint de lui présenter ouvertement ses excuses comme il l’avait fait avec Kim Dae-jung. Son engagement en faveur de la promotion de la coopération était très concret, comme en témoigne la déclaration commune sur la coopération dans trente-trois domaines, publiée à cette époque. Mais en ce qui concerne Taïwan, il s’en est tenu à ses principes et a refusé d’entériner la politique des “trois non”(*11) du président Clinton. »

Le premier ministre Obuchi rencontre le président Eltsine le 16 novembre 1998, lors du sommet entre le Japon et la Russie qui s’est tenu à Moscou. (Photo : Sankei Shimbun)

La visite de M. Obuchi en Chine en juillet 1999 et celle du premier ministre Zhu Rongji au Japon en octobre 2000 s’inscrivent dans le prolongement de la diplomatie axée sur une coopération concrète.

Les succès de la diplomatie russe de M. Hashimoto ont tendance à faire oublier que M. Obuchi était lui aussi très attaché au renforcement des liens avec Moscou.(*12) Et de fait il s’est rendu en Russie dès novembre 1998, mais la santé de M. Eltsine était déjà en train de décliner et son pouvoir de chanceler. Alexander Panov, ambassadeur de la Russie à Tokyo, présenta certes une proposition visant à diviser le processus de paix en deux étapes (négociation d’un traité intérimaire en vue de parvenir à un accord sur les dispositions réglementaires, suivie de la conclusion d’un traité définissant les frontières territoriales), mais le projet se heurta à un refus des Japonais. En fin de compte, M. Obuchi n’obtint aucun progrès significatif sur le front russe.

D’un autre côté, la diplomatie japonaise de la Route de la soie a permis d’indéniables avancées au cours de cette période. C’est un domaine qui revêtait un intérêt tout particulier aux yeux de M. Obuchi, qui avait conduit en 1997 une mission en Asie centrale en vue de promouvoir le dialogue avec cette région. Sous son gouvernement, le ministre des Affaires étrangères Kômura Masahiko s’est rendu en mai 1999 en Ouzbékistan et en Azerbaïdjan, pays où le Japon à ouvert une ambassade, la première dans le Caucase, en janvier 2000.

(*8) ^ Pour plus d’informations sur la politique étrangère de M. Obuchi, voir Tôgô Kazuhiko, « Japan’s Strategic Thinking in the Second Half of the 1990s » (La pensée stratégique du Japon dans la seconde moitié des années 1990), p. 92-98.

(*9) ^ Propos tenus anonymement par un ancien fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères lors d’une discussion avec l’auteur le 8 février 2008.

(*10) ^ On peut lire dans la Déclaration commune du 8 octobre 1998 entre le Japon et la République de Corée que le premier ministre Obuchi a exprimé au Président Kim Dae-jung ses regrets pour les souffrances infligées jadis par le Japon (reprenant la formulation de la Déclaration Murayama de 1995), et que le Président Kim Dae-jung a exprimé le vœu que « les deux pays surmontent les infortunes de leur histoire pour construire une relation tournée vers l’avenir ».

(*11) ^ C’est en octobre 1997, à l’occasion de la visite du président Jiang Zemin à Washington, que le président Clinton a formulé la politique des « trois non » : (1) pas de soutien à l’indépendance de Taïwan, (2) pas de reconnaissance des « deux Chines » ou d’une Chine et de Taïwan et (3) pas de soutien à l’admission de Taïwan dans aucune organisation internationale exigeant le statut d’État pour entrer dans ses rangs.

(*12) ^ Pour plus d’informations sur la diplomatie russe de M. Obuchi, voir Tôgô Kazuhiko, Hoppô Ryôdo kôshô hiroku: ushinawareta godo no kikai (Rapport secret sur les négociations concernant les Territoires du Nord : cinq occasions manquées, Tokyo : Shinchôsha, 2007), p. 332-349.

Des progrès rapides sous MM. Mori et Poutine

Mori Yoshirô, né en 1937 (la même année que MM. Hashimoto et Obuchi), a été élu pour la première fois à la Diète en 1969. Le PLD l’a nommé à deux reprises secrétaire en chef du cabinet et il a occupé des positions clés dans plusieurs gouvernements libéraux-démocrates, dont celles de ministre de l’Éducation, ministre du Commerce international et de l’Industrie et ministre des Transports. Il a succédé à M. Obuchi à la tête du gouvernement en avril 2000, quand celui-ci a succombé à une attaque. Les médias l’ont immédiatement pris pour cible, se plaignant du manque de transparence du processus de sélection qui l’avait amené au pouvoir, et son mandat, souvent controversé, n’a duré qu’un an.(*13) Il n’en reste pas moins que cette brève période qui a précédé l’avènement de l’ère Koizumi Junichirô a eu son importance du point de vue de la diplomatie eurasiatique — et plus spécifiquement des relations du Japon avec la Russie.(*14)

En Russie, un nouveau gouvernement avait jeté l’ancre au mois de mars précédent sous la houlette de Vladimir Poutine, un quadragénaire qui avait pris la barre et captivé l’imagination du public. Pendant sa première année au pouvoir, M. Poutine a axé en priorité sa politique étrangère sur les États-Unis, qui se préparaient à élire leur président, la France et l’Allemagne, qui se préoccupaient de plus en plus du comportement de la Russie en Tchétchénie, et la Chine, avec laquelle les relations bilatérales connaissaient depuis quelques années une notable détente. Au milieu de tout cela, il a trouvé le temps de manifester un intérêt croissant pour les relations avec le Japon.

L’équipe de travail russe affectée au Japon était à la hauteur de sa tâche. Au Japon, l’ambassade de Russie avait à sa tête Alexander Panov, le meilleur « spécialiste du Japon » dans les rangs du ministère des Affaires étrangères, qui disposait déjà d’un solide réseau de relations dans l’Archipel. À Moscou, le vice-ministre des Affaires étrangères Alexander Losyukov, connu pour sa flexibilité, était chargé de l’élaboration des politiques.

Le président Poutine et le premier ministre Mori au sommet nippo-russe d’Irkutsk, qui s’est tenu le 25 mars 2001. (Photo : Reuters/Aflo)

L’intérêt que M. Mori éprouvait pour la Russie lui venait de son père, qui s’était consacré au renforcement des liens avec ce pays quand il était maire de Neagari, dans la préfecture d’Ishikawa, et avait été jusqu’à demander qu’une partie de ses cendres soit enterrée en Sibérie, à proximité d’Irkutsk. En tant que premier ministre, M. Mori était plus que disposé à faire de la diplomatie russe la pièce maîtresse de la politique étrangère de son gouvernement.

Entre avril 2000 et mars 2001, MM. Mori et Poutine se sont rencontrés à cinq reprises pour des pourparlers au sommet. La progression des négociations a été particulièrement rapide au cours des sept mois qui ont suivi la visite d’État effectuée par M. Poutine au Japon en septembre 2000. Le processus a atteint son point culminant avec le sommet d’Irkutsk du 25 mars 2001, au cours duquel (1) les deux parties ont confirmé par écrit (pour la première fois) la légalité de la Déclaration commune nippo-soviétique de 1956 qui prône la restitution des îles Habomai et Shikotan au Japon, et de la Déclaration de Tokyo de 1993, qui appelle à la prompte négociation d’un traité passant par la résolution du conflit à propos des quatre îles en litige, (2) M. Poutine n’a pas rejeté la proposition de M. Mori concernant l’ouverture de pourparlers distincts et parallèles sur, d’une part les îles Habomai et Shikotan, et de l’autre les Îles Kunashiri et Etorofu et (3) les deux parties ont convenu de commencer les préparatifs en vue de ces pourparlers après le sommet et d’entamer les négociations dès la fin des préparatifs.

Suite et fin

La diplomatie eurasiatique a continué de jouer un rôle important et bien défini dans la politique étrangère japonaise jusqu’à l’inauguration du cabinet Koizumi en avril 2001.

Née alors que la montée en puissance de la Chine occupait les esprits, la diplomatie eurasiatique n’a jamais été conduite au détriment de l’alliance nippo-américaine. Il reste indéniablement qu’elle a cherché à tisser des liens économiques et à faire avancer concrètement la coopération avec la Chine, quelles que soient les tensions politiques. Dans le même temps, elle se préparait à opérer un bond en avant dans les relations avec la Russie, en vue notamment de la résolution du litige territorial, tout en nouant des liens amicaux avec le voisin sud-coréen et en élargissant sa portée aux pays de l’Asie centrale. Telle a été la dynamique de la diplomatie eurasiatique du Japon.

Toutefois, l’arrivée au pouvoir du gouvernement Koizumi en avril 2001, puis le changement de paradigme provoqué six mois plus tard par les attentats du 11 septembre, ont mis en lambeaux la diplomatie eurasiatique du Japon. Les relations avec la Chine se sont gravement détériorées après la visite de M. Koizumi au sanctuaire Yasukuni. En ce qui concerne la diplomatie vis-à-vis de la Russie, les progrès spectaculaires qui avaient culminé au sommet d’Irkutsk ont été pratiquement effacés. Dans le domaine des relations entre le Japon et la République de Corée, l’ère de l’amitié naissante, incarnée par la « vague coréenne » et l’hébergement conjoint de la Coupe du monde, a laissé place à une « guerre diplomatique » à propos des îlots Takeshima en litige.

Dans le même temps, la réaction rapide de M. Koizumi aux évènements du 11 septembre lui a permis de créer une forte relation de confiance avec le président George W. Bush et, selon certaines estimations, de donner au partenariat nippo-américain une position de force inégalée jusque-là, à mesure que le point de mire de la diplomatie japonaise se déplaçait à nouveau vers Washington.

(D’après un original en japonais, traduction Nippon.com)

(*13) ^ Pour plus d’informations sur la politique étrangère de M. Mori, voir Tôgô Kazuhiko, « Japan’s Strategic Thinking in the Second Half of the 1990s » (La pensée stratégique du Japon dans la seconde moitié des années 1990), p. 98-102.

(*14) ^ Pour plus d’informations sur la diplomatie russe de M. Mori, voir Tôgô Kazuhiko, Hoppô Ryôdo kôshô hiroku, p. 380-476.

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