Les frontières de la science

Lutte contre la pollution radioactive : les chercheurs en première ligne

Science Technologie

Les chercheurs de l’Institut national de la science des matériaux (NIMS) de Tsukuba, dans la préfecture d’Ibaraki sont en train de mettre au point de nouvelles techniques qui pourraient permettre d’approvisionner en eau potable des millions d’êtres humains et de faire cesser le cauchemar de la contamination radioactive qui affecte le Japon depuis la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi en 2011.

Le potentiel énorme des nanotechnologies

Sherif El-Safty fait tomber une pincée de poudre de silice spécialement traitée dans une éprouvette contenant une solution aqueuse. Son regard s’illumine quand il examine le liquide à la lumière. En quelques secondes, celui-ci a pris une couleur verte, ce qui indique la présence d’iode.

« Quand ce matériau détecte la substance toxique recherchée, il change de couleur. Mais son action ne se limite pas à cela, puisqu’il absorbe aussi la substance en question. C’est quelque chose de très important », explique Sherif El-Safty. « La solution est décontaminée en l’espace de quelques secondes. Jusque-là, c’est une chose qu’on était incapable de faire. Le changement de couleur indique aussi la concentration de la substance toxique. En fait, nous faisons quatre opérations en même temps : suppression, visualisation, estimation et spécification. Voilà en quoi consiste notre nouvelle technologie. »

L’Institut national de la science des matériaux est l’un des centres de recherche les plus avancés sur les matériaux mésoporeux, un type de nanomatériau qui se caractérise par un grand nombre de cavités, appelées pores, qui sont disposées de façon régulière. Chacun de ces pores a une largeur comprise entre 2 et 50 nanomètres — un nanomètre équivalant à un milliardième de mètre. Les matériaux mésoporeux sont composés de minuscules cavités formant une structure alvéolaire comparable à celle d’un rayon de miel. Le potentiel de ces matériaux dotés d’une grande surface de contact à l’échelle nanométrique est considérable, sachant que plus la taille de la surface d'un matériau décroît plus elle joue un rôle important dans ses propriétés physiques.

Les chercheurs japonais ont été parmi les premiers à faire des découvertes importantes dans le domaine des matériaux mésoporeux, il y a de cela une vingtaine d’années. Sherif El-Safty, qui est originaire d’Egypte, est arrivé au Japon en 2001 et aujourd’hui, il fait partie à titre de membre permanent de l’Institut national de la science des matériaux tout en assumant les fonctions de professeur à l’Université Waseda. Il dirige une équipe composée en grande partie de chercheurs venus du Moyen-Orient qui s’intègre parfaitement dans le milieu très cosmopolite du NIMS. Dans la cafétéria de cet établissement, on entend en effet parler dans toutes les langues et la signalétique intérieure est rédigée non seulement en japonais mais aussi en anglais, en arabe, en chinois et en hindi.

« Cela fait à peu près quinze ans que je travaille sur les matériaux mésoporeux. Au début, c’était un domaine de recherches entièrement nouveau, à la fois hasardeux et passionnant. Mais les nanoparticules existent depuis toujours. Du temps de l’Egypte ancienne et au Moyen-Âge en Europe, on utilisait déjà des nanomatériaux pour leurs effets spécifiques, sans pour autant savoir de quoi il retournait exactement. Les nanoparticules ont des propriétés spécifiques en termes de couleur, de stabilité, de dureté, de durabilité et de souplesse. Ce qui est nouveau et très prometteur, c’est qu’aujourd’hui on sait modifier et synthétiser ces matériaux. Jusque vers l’an 2000, on cherchait avant tout à fabriquer de nouveaux matériaux. Mais depuis, les choses ont changé et on s’attache surtout à trouver des applications pratiques à ces nouveaux matériaux.

Des nanotechnologies pour résoudre le problème de l’eau

Sherif El-Safty a orienté ses recherches vers l’environnement et l’utilisation des propriétés des matériaux mésoporeux pour absorber les substances polluantes et toxiques contenues dans l’eau ainsi que dans l’air et le sol.

« La pollution de l’eau est un problème grave, en particulier dans les pays en développement. Un milliard d’êtres humains n’ont pas accès à de l’eau potable digne de ce nom. Notre tâche se résume à trouver la façon d’utiliser ces matériaux pour contribuer à améliorer les choses. »

Sherif El-Safty et son équipe travaillent en étroite collaboration avec des chercheurs du Moyen-Orient et de pays en développement, entre autres le Bangladesh et l’Indonésie.

« Des pays comme l’Arabie Saoudite ou le Koweit disposent de grandes réserves de pétrole, mais ils n’ont que très peu d’eau. La plus grande partie de leur eau potable est de l’eau de mer dessalée provenant de la Méditerranée et de la mer Rouge. La désalinisation est un processus difficile à mettre en œuvre et, qui plus est, l’eau ainsi obtenue contient de grandes quantités de métaux lourds et de substances toxiques, en particulier du plomb et de l’arsenic. »

Les matériaux mésoporeux élaborés par Sherif El-Safty et son équipe ont la capacité de débarrasser l’eau des substances dangereuses qu’elle contient. Ils effectuent deux opérations en même temps, à savoir détecter la présence de matières dangereuses et les absorber. Les parois de leurs pores sont enduites d’un composé spécial qui absorbe les substances toxiques recherchées. Grâce à leur structure et à la taille minuscule de leurs pores, les nanomatériaux sont à même de détecter et d’absorber des substances à de très faibles concentrations de l’ordre du mille milliardième.

« Notre matériau donne de très bons résultats : il peut supprimer la quasi totalité — 99,7 % dans le cas de l’arsenic — d’une substance toxique en une seule fois. La réaction est très rapide, il suffit d’une minute, parfois même de quelques secondes. » D’après Sherif El-Safty, les matériaux développés par son équipe sont mille fois plus efficaces que les meilleures techniques utilisées jusqu’à présent.

« On pourrait tout à fait utiliser nos matériaux à la maison, comme des infusettes. Il suffirait de remplir un sachet avec de la poudre de l’un de ces matériaux, de le placer dans un récipient rempli d’eau et de le laisser à l’intérieur pendant la nuit. Le lendemain matin, on aurait de l’eau purifiée. »

Un antidote spécifique pour chaque poison

On notera que chacun de ces matériaux mésoporeux a été conçu pour un polluant particulier. « Dans le cas de l’eau, l’objectif c’est de la débarrasser d’une substance précise tout en conservant les minéraux bénéfiques pour la santé. Le matériau mésoporeux que nous avons mis au point est capable de sélectionner un élément et de le supprimer sans toucher aux autres. C’est la première fois qu’on parvient à un tel résultat. » Les nanomatériaux peuvent être « adaptés » en fonction des substances toxiques et des objectifs recherchés grâce à un processus que Sherif El-Safty appelle l’« habillage ».

La silice mésoporeuse se présente sous la forme d’une vaste structure alvéolaire composée de pores microscopiques.

« On utilise des habillages différents en fonction du but recherché. C’est un peu comme les différentes tenues que les gens portent pour des occasions bien précises. Avec des nanomatériaux et des habillages différents, une même technologie peut servir à des usages très divers. »

Un autre progrès important, c’est que ces matériaux mésoporeux sont stables et durables, ce qui veut dire qu’ils peuvent servir à de nombreuses reprises. Jusque-là, les nanostructures avaient l’inconvénient d’être extrêmement fragiles et facilement détruites en raison de leur taille minuscule. « La durée de vie d’un matériau est un problème capital », explique Sherif El-Safty. « En effet, s’il devient inutilisable au bout d’un mois sur le marché, personne n’en voudra plus.

« En termes de gestion des déchets, ces matériaux sont réversibles. Quand on absorbe du mercure contenu dans de l’eau à l’aide de nanomatériaux, on peut le récupérer. Les nanomatériaux sont nettoyés et prêts à servir à nouveau. On peut utiliser un matériau mésoporeux vingt fois sans le changer d’habillage. Au bout d’un certain temps, on procède à un nettoyage et on enduit à nouveaux les pores avec un composant spécifique. Les matériaux mésoporeux peuvent être ainsi réutilisés de façon pratiquement indéfinie. »

Récupération de composants précieux et décontamination

Au Japon, l’accès à l’eau potable ne pose en principe aucun problème. C’est pourquoi l’équipe des chercheurs de Sherif El-Safty a surtout axé ses travaux sur la récupération des composants précieux contenus dans les déchets recyclés, en particulier l’aluminium.

« Nos matériaux permettent d’isoler un élément particulier dans les résidus des usines de recyclage. Ils sont capables de repérer et d’extraire un composant de façon à ce qu’il puisse être réutilisé. La plus grande partie de ces poudres résiduelles est constituée de plastique et de divers autres éléments sans intérêt. Mais elle contient aussi des composants très précieux, notamment du cobalt, du platine et de l’or, qui représentent jusqu’à 1 % de la masse totale. Les nanotechnologies sont parfaites pour travailler à des niveaux de concentration aussi peu élevés. Qui plus est, le coût de l’extraction de ces métaux précieux est très faible, 70 yens pour un gramme de palladium et 90 pour un gramme d’or. Grâce aux nanotechnologies on peut détecter des composants à des concentrations de l’ordre de 0,5 pour 1 milliard. »

Mais depuis la catastrophe nucléaire de Fukushima survenue en mars 2011, Sherif El-Safty et son équipe de chercheurs se sont concentrés sur le repérage de composants nettement moins prestigieux. Peu après l’accident nucléaire, ils ont suspendu tous leurs travaux en cours pour se consacrer, à la demande du gouvernement, au problème de la décontamination. Les recherches qu’ils ont effectuées dans ce domaine ont déjà débouché sur le dépôt de trois nouveaux brevets.

« Nous avons vécu une période incroyablement intense, et pas seulement notre équipe, mais tout le monde », explique Sherif El-Safty. « Presque aussitôt après la catastrophe, le président de l’Institut national de la science des matériaux  nous a demandé de concentrer nos efforts sur l’iode. L’iode est le premier élément radioactif qui a été détecté après l’accident nucléaire, c’est pourquoi le gouvernement nous a demandé de trouver un moyen de le repérer. Ensuite il y a eu le strontium, puis le césium ! Or ces éléments ont une molécule environ dix fois plus volumineuse que celle des substances toxiques que nous recherchions dans l’eau. Ce qui rendait d’autant plus difficile la tâche de les capter dans les pores microscopiques des structures alvéolaires de nos matériaux. Les interactions avec ces éléments sont très faibles. »

Après avoir travaillé assidûment pendant des mois sur plus de cent matériaux et habillages différents, l’équipe de Sherif El-Safty a fini par réussir, grâce aux nanotechnologies, à absorber de l’iode à de faibles concentrations de l’ordre de 1 par milliard. Elle est parvenue ensuite au même résultat avec le strontium. Et tout récemment, Sherif El-Safty a réussi à absorber du césium.

Un des avantages de cette nouvelle technologie, c’est qu’elle peut être rapidement mise en œuvre et qu’elle est peu coûteuse. « Dans le cadre d’une usine, on pourrait fabriquer très rapidement des tonnes de nanomatériaux, ce qui permettrait de décontaminer en même temps de très grandes quantités d’eau. Pour le moment, nous en sommes encore au stade de la mise au point et il y a des vérifications à faire en ce qui concerne, entre autres, la sécurité. C’est un travail qui doit être accompli par le gouvernement et le secteur privé. Notre tâche se limite à produire des nanomatériaux. L’Institut national de la science des matériaux peut produire un kilo de ces matériaux en trente minutes. Une production de masse à l’échelle industrielle est tout à fait envisageable. Croyez-moi, l’avenir est dans les nanotechnologies ! »

Le changement de couleur indique que la substance toxique recherchée a été détectée et absorbée. Sherif El-Safty a mis au point des matériaux permettant de traiter diverses sortes de substances polluantes et radioactives.

 

Absorption du césium : une nouvelle découverte

Yamauchi Yûsuke a réussi à obtenir du bleu de Prusse mésoporeux en ajoutant des polymères solubles dans l’eau à une solution de bleu de Prusse.

Dans le même temps, Yamauchi Yûsuke, un chercheur indépendant, et ses collègues du Centre international des matériaux nanoarchitectoniques du NIMS ont créé un matériau mésoporeux capable d’absorber le césium à partir du bleu de Prusse — un pigment à base de sulfate de fer d’un bleu profond caractéristique. Le bleu de Prusse se présente sous la forme de cristaux cubiques ayant une structure en treillis dont les interstices ont la capacité d’absorber le césium. Cette structure a la particularité de subsister, même quand elle est ingérée, et c’est pourquoi on utilise parfois le bleu de Prusse en tant que détoxifiant en cas d’ingestion de doses massives de césium. Mais jusqu’à ces derniers temps, le bleu de Prusse n’absorbait pas le césium d’une façon très efficace. Yamauchi Yûsuke et ses collègues ont réussi à augmenter la capacité d’absorption du césium de ce pigment en créant des cristaux de bleu de Prusse avec une structure mésoporeuse.

La structure de surface (à gauche) et la structure interne (à droite) du bleu de Prusse mésoporeux. La surface est composée de pores minuscules dont la profondeur est beaucoup plus importante que la largeur. (Avec l’aimable autorisation de Yamauchi Yûsuke pour les photographies)

Auparavant, des chercheurs avaient tenté d’obtenir le même résultat en utilisant des matériaux poreux avec une grande surface de contact. Mais ils n’avaient pas obtenu de résultats satisfaisants avec des cristaux à pores ouverts fabriqués dans un moule classique.

« Nous avons essayé de créer des pores dans les cristaux », explique Yamauchi Yûsuke. Cette nouvelle méthode de synthèse consiste à fabriquer des particules de bleu de Prusse uniformes et à ajouter à la solution des polymères solubles qui se fixent à la surface des particules. Il suffit de rendre la solution acide pour que les parties où il n’y a pas de polymères se dissolvent et laissent place à d’innombrables petits pores.

Yamauchi Yûsuke en train d’examiner la structure cristalline du bleu de Prusse mésoporeux

« Notre objectif, c’était d’obtenir une surface de contact la plus grande possible », continue Yamauchi Yûsuke. « Pour y parvenir, nous avons créé, de façon irrégulière, des pores de toutes tailles, grands et petits, à l’intérieur des cristaux. » Les cristaux ainsi obtenus ont une surface de contact de 330 mètres carrés par gramme, soit dix fois plus que le bleu de Prusse ordinaire. Ce qui signifie qu’ils ont la capacité d’absorber dix fois plus de césium. » Yamauchi Yûsuke espère que ce nouveau matériau pourra être utilisé pour traiter des substances contaminées, entre autres les sols.

Il va falloir beaucoup de temps pour se débarrasser des matières radioactives rejetées par la centrale de Fukushima à l’occasion de la catastrophe de mars 2011. Il faudra aussi résoudre plusieurs problèmes avant que le nouveau matériau mis au point par Yamauchi Yûsuke fasse l’objet d’une production et d’une utilisation à grande échelle. Mais les laboratoires de l’Institut national de la science des matériaux de Tsukuba ont d’ores et déjà pris les devants dans le combat contre la pollution radioactive.

(D’après un article en japonais de Satô Narumi. Photographies de Kawamoto Seiya)

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