Réfléchir à la guerre

Former des successeurs pour raconter Hiroshima

Société

À mesure que se réduit la population des victimes de la bombe atomique, appelées les hibakusha, les récits de leurs souffrances disparaissent avec elle, jusqu’au jour où il ne restera plus personne pour raconter. Afin de garder ces témoignages vivants, la ville d’Hiroshima a lancé un projet visant à former des successeurs aptes à transmettre les expériences des survivants de la bombe A.

Raconter un récit plein de souffrances

À la fin de l’automne, un petit groupe se réunit dans une salle de conférence du musée du Mémorial pour la paix de Hiroshima pour entendre une victime du bombardement atomique de la ville raconter ce qui s’est passé ce jour-là. L’année précédente, la visite historique de la ville par le président des États-Unis Barack Obama avait fait la une des journaux (voir notre article lié). Mais aujourd’hui, le musée baigne dans son atmosphère coutumière de tranquillité quand la quinzaine de personnes qui constituent le public tournent leur attention vers la conférencière. Cette dernière est nettement plus jeune que les gens qui ont rempli le même rôle jusque-là.

Le silence s’établit dès que Hosomitsu Norie, membre des successeurs des victimes de la bombe A, prend la parole. « Étant née en 1963, je n’ai pas vécu personnellement le bombardement atomique de Hiroshima », explique-t-elle sans détour. « Mais les hibakusha m’ont transmis leurs histoires et mon rôle est de continuer à les partager avec le public. »

Hosomitsu Norie fait partie des quelque 90 narrateurs formés dans le cadre du programme « Successeur de l’héritage de la bombe A », un projet conduit par la ville de Hiroshima en vue de préserver les récits des rescapés de la bombe atomique. Ce jour-là, c’est l’expérience vécue par Kasaoka Sadae, une hibakusha de 85 ans, qu’elle raconte.

Hosomitsu Norie s’adresse à son public au musée du Mémorial pour la paix de Hiroshima.

La conférencière commence par planter le décor de l’histoire en expliquant à l’assistance comment, dans le désespoir des derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, plus de 8 000 élèves de 7e et 8e année de l’enseignement secondaire ont été mobilisés à Hiroshima pour démolir des bâtiments en vue de créer des coupe-feu. D’un ton posé, elle nous fait savoir que 6 300 de ces jeunes gens sont morts dans l’explosion nucléaire.

Le matin du 6 août 1945, Kasaoka Sadae, alors âgée de 12 ans, se trouvait au domicile familial, à trois kilomètres et demi de l’endroit où la bombe atomique a explosé. Hosomitsu Norie raconte l’expérience que Sadae a vécue.

« Les parents de Sadae, sortis de bonne heure pour donner un coup de main aux travaux de démolition, s’étaient dirigés vers une zone située à un kilomètre de l’endroit où allait tomber la bombe. La jeune fille prit son petit-déjeuner avec sa grand-mère, fit la vaisselle et étendit le linge à sécher dans l’arrière-cour. Elle venait de rentrer et se tenait debout devant une fenêtre qui faisait face à la direction de l’explosion quand celle-ci s’est produite. »

Hosomitsu Norie marque un temps d’arrêt pour faire grimper le suspense, puis elle reprend son récit en enchaînant les événements à un rythme accéléré.

« Un éclair d’une beauté étonnante, teinté d’orange comme un lever de soleil, envahit son champ de vision. L’instant d’après, une gigantesque explosion fracassait la fenêtre, la transformant en un mur d’éclats de verre. Le choc de l’explosion lui fit perdre conscience. Lorsqu’elle revint à elle, elle porta les mains à la tête et fut tout étonnée de la trouver mouillée. »

C’est avec tout son corps que Hosomitsu Norie s’exprime en racontant l’expérience de Kasaoka Sadae.

La tête de Kasaoka Sadae avait été entaillée par les morceaux de verre projetés dans la pièce, explique la narratrice. Elle avait échappé de peu à de graves blessures en se baissant instinctivement et en se couvrant les yeux et les oreilles avec les mains. Mais elle n’avait pratiquement pas conscience de ses coupures car ses sens s’étaient engourdis. Entraînant sa grand-mère derrière elle, elle rejoignit un abri voisin. Un peu plus tard, quand elles revinrent toutes deux à l’air libre, c’est un paysage dévasté qui s’offrit à leurs yeux.

« Les poteaux électriques penchaient dangereusement et les lignes pendaient ; des briques et autres décombres jonchaient le sol. La seule explication venant à l’esprit des survivants était qu’il y avait eu un raid de bombardiers. Ils ne pouvaient pas imaginer qu’il existait une arme capable de produire à elle seule une dévastation d’une telle ampleur. »

Une photo de l’armée américaine prise en novembre 1945 montre le Palais des expositions commerciales de la préfecture de Hiroshima (devenu plus tard le Dôme de la bombe atomique) gravement endommagé ainsi que la destruction du centre ville. (Avec l’aimable autorisation du musée du Mémorial pour la paix de Hiroshima)

Hosomitsu Norie informe le public, captivé par son récit, que les parents de Sadae ont été tués par l’explosion. Pour finir, elle raconte les problèmes de santé, notamment furoncles et anémie, que Sadae a connu suite au bombardement, et parle de son mari, lui aussi hibakusha, dont le décès à 35 ans d’un cancer de la moelle épinière l’a laissée toute seule pour élever leurs deux enfants.

Comment se forment les successeurs

Plus de sept décennies après le bombardement de Hiroshima, les hibakusha ont désormais atteint l’automne de leur vie. D’après le ministère du Travail, de la Santé et des Affaires sociales, l’âge moyen des rescapés de la bombe atomique était de 81,41 ans en mars 2017. Et, à mesure que leurs effectifs diminuent, le moment approche peu à peu où il n’y aura plus aucun témoin vivant pour donner un récit de première main de l’horreur des armes nucléaires.

Nakagawa Haruaki, un employé de la ville de Hiroshima, explique l’arrière-plan du programme « Successeur de l’héritage de la bombe A ».

Nakagawa Haruaki, directeur du Département pour la promotion de la paix internationale de Hiroshima, dit que c’est à l’occasion des conférences publiques données par les hibakusha qui viennent régulièrement parler de leurs expériences que le sentiment de perte est ressenti de la façon la plus aiguë. « Il ressort d’une étude que nous avons effectuée au début de l’année que ce groupe est constitué de 150 personnes », explique-t-il. « Ces gens ont entre 71 et 95 ans, et certains d’entre eux étaient encore dans le ventre de leur mère quand la bombe est tombée. Nous nous attendions à un chiffre d’environ 200, et cela nous a ouvert les yeux quand nous nous sommes rendu compte que tant d’éminents hibakusha avaient disparu. »

Confrontée à l’urgence de la situation, Hiroshima a lancé en 2012 le programme « Successeur de l’héritage de la bombe A », dans le but de préserver les récits des victimes du drame toujours en vie, dont le nombre ne cesse de diminuer. Dans le cadre de cette initiative, des gens, appelés « successeurs des victimes de la bombe A », passent un minimum de trois années à s’imprégner des histoires des survivants. En octobre 2017, il y avait 243 participants de tous âges en cours de formation, 89 successeurs confirmés et 15 mentors hibakusha chargés de transmettre leurs récits.

Nakagawa Haruaki nous informe que le programme est ouvert à tous, même aux gens qui ne sont pas de Hiroshima. À l’issue de leur formation, les participants, reconnus officiellement comme successeurs de la bombe A par la Fondation pour la culture de la paix de Hiroshima, peuvent commencer à donner des conférences, principalement au musée, qui met en place trois séances de présentation par jours, et dans les écoles locales. Les présentations se font en général en japonais, mais plusieurs participants ont été formés pour donner des conférences en anglais.

En 2016, les successeurs des victimes de la bombe A ont donné plus de 1 000 présentations et se sont exprimés devant plus de 16 000 personnes. Mais le programme en est encore a ses débuts et Nakagawa Haruaki admet volontiers qu’il reste des choses à améliorer. « La réaction du public a été merveilleuse jusqu’ici, mais bien des gens pensent que les présentations méritent d’être peaufinées », nous dit-il. « Cela prendra du temps, et nous nous efforçons de gommer les imperfections à long terme. »

L’une des salles servant à la formation des successeurs.

L’accès au statut de successeur des victimes de la bombe A exige un haut niveau d’engagement. Pendant la première année de leur formation, les participants assistent à des conférences données par des hibakusha et s’entraînent à parler en public. La deuxième année, ils sont chargés d’apprendre les histoires racontées par leurs mentors survivants de la bombe A, notamment à travers une présence assidue à leurs côtés lors des causeries et en travaillant avec eux à la création de scénarios fondés sur leurs expériences. La troisième et dernière année est consacrée à l’acquisition de l’expérience pratique, au peaufinage des présentations et à l’affûtage des capacités narratives. À l’issue de la période de formation, les participants doivent, pour être officiellement reconnus comme successeurs des victimes de la bombe A, obtenir l’approbation des hibakusha sous la tutelle desquels ils ont étudié.

Un panneau donne les dates des conférences des successeurs des victimes de la bombe A.

L’obstacle le plus difficile à franchir au cours des trois années que dure la formation réside dans la création d’un scénario relatant l’expérience vécue. Pour une personne extérieure à la catastrophe, la restitution des expériences uniques et chargées d’émotions vécues par les rescapés de la bombe A peut s’avérer incroyablement difficile, et bien des participants sont submergés par l’ampleur de la tâche.

Ceux qui accèdent au statut de successeur des victimes de la bombe A héritent quant à eux de l’importante mission que constitue la transmission des témoignages des rescapés de la bombe. Il se trouve toutefois, et cela est tout à fait compréhensible, que bien des gens préfèrent entendre directement les récits de la bouche des hibakusha. Ainsi, pour le moment, les successeurs doivent essentiellement se contenter de jouer un rôle secondaire.

« Il y a des gens qui pensent qu’il est encore trop tôt pour demander à des successeurs de partager les récits des hibakusha », dit Nakagawa Haruaki. « Mais on ne peut pas attendre que le dernier survivant de la bombe atomique ait disparu. Il est capital de mettre en route le processus de formation des successeurs alors qu’il reste des hibakusha physiquement et mentalement aptes à transmettre directement les expériences qu’ils ont vécues. »

Une idée soutenue par les victimes

Le projet « Successeur des victimes de la bombe A » a été bien accueilli par de nombreux hibakusha, dont Kasaoka Sadae, qui n’a commencé que tout récemment à partager son expérience. Elle a donné un témoignage vidéo pour le musée, mais elle considère que parler directement aux gens a un impact beaucoup plus fort.

Kasaoka Sadae était déjà octogénaire quand elle a commencé à parler de son expérience.

Kasaoka Sadae, devant à gauche, avec sa famille en 1940

« Il n’y a pas de comparaison entre les deux formules », s’exclame Kasaoka Sadae. « Depuis le début, je dis aux enfants d’écouter avec leur cœur. Je peux même admettre qu’ils s’endorment, pourvu que mes mots résonnent dans leur poitrine. On ne peut pas créer un lien d’une telle intensité avec une vidéo. »

Jusqu’ici, Kasaoka Sadae a formé six successeurs. Elle dit qu’elle s’est livrée à un examen attentif des scénarios qu’ils ont produits et a demandé des corrections pour faire en sorte que les récits reflètent fidèlement son expérience. Malgré l’ampleur de la tâche, la conscience que le temps qui lui reste pour partager ce dont elle se souvient est limité lui donne du cœur à l’ouvrage. Savoir que les successeurs vont perpétuer son témoignage et ceux d’autres rescapés pour les générations à venir la remplit d’espoir.

« Leurs histoires coulent naturellement en moi »

Hosomitsu Norie fait partie de la première vague des participants qui ont rejoint le projet. Avant cela, elle avait travaillé pour une ONG qui faisait campagne pour l’abolition des armes nucléaires, et l’indifférence affichée par beaucoup de jeunes à l’égard des récits des rescapés de la bombe A la préoccupait. Au début, la longueur des périodes de formation et la lourdeur des responsabilités la rebutaient, mais elle a fini par surmonter ses appréhensions, en se disant que, même si elle n’allait pas jusqu’au bout de sa formation, le plus important était de contribuer dans la mesure de ses moyens à soutenir le programme.

Hosomitsu Norie raconte le parcours pour devenir successeur des victimes de la bombe A.

Animée par le sens du devoir, elle acheva sa formation en trois ans, le délai minimal, tout en occupant un emploi régulier. Pendant tout ce temps, elle assista, jusqu’à quatre fois par mois, à des témoignages donnés par Kasaoka Sadae et d’autres hibakusha, et interrogea assidûment ses mentors. Ses efforts ont porté leurs fruits, et elle fut désignée comme successeur des victimes de la bombe A en avril 2015.

Désormais, Hosomitsu Norie donne des conférences au musée tous les mois et demi. Elle se dit confiante dans son aptitude à la présentation et ne manifeste guère d’intérêt pour les formations complémentaires. « Les expériences des hibakusha sont enracinées dans mon corps et mon âme », dit-elle. « Leurs histoires coulent naturellement en moi. »

Aussi fidèlement qu’elle s’efforce de relater les expériences de son mentor hibakusha, elle est bien consciente des limites qui s’attachent à sa position de suppléante. « Je continue d’être nerveuse », dit-elle. « Seuls les rescapés connaissent vraiment l’ampleur des souffrances engendrées par la bombe atomique. Le mieux que je puisse faire, c’est de transmettre honnêtement leurs histoires. »

Pour Hosomitsu Norie, le lien avec les mentors hibakusha est de nature spirituelle. « S’il s’agissait juste d’expliquer l’expérience vécue par un survivant, on pourrait se contenter de réciter un scénario ou de montrer des témoignages en vidéo », observe-t-elle. « Mais en tant que successeurs des victimes de la bombe A, nous transmettons jusqu’aux sentiments et aux émotions. Nous passons des heures à observer et écouter nos mentors jusqu’à ce que leurs expériences s’imprègnent au plus profond de notre être. »

Avec un sourire à l’intention de Kasaoka Sadae, elle ajoute : « À travers mon engagement dans le programme, j’ai développé une profonde affection pour elle, pas seulement en tant que hibakusha, mais aussi comme amie. »

(Photos : Dôune Hiroko, sauf mention contraire. Photo de titre : l’extérieur du Dôme de la bombe atomique, dans le parc du Mémorial pour la paix de Hiroshima)

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