Histoire de l’environnement japonais à l’époque moderne

Quand les oies sauvages atteignent le Japon…

Société

Les oies sauvages au Japon faisaient autrefois partie de l’environnement ordinaire des habitants de l’Archipel, mais une chasse inconsidérée à la fin du XIXe siècle et l’industrialisation croissante fit drastiquement baisser leurs effectifs. Penchons-nous sur l’évolution de ces oiseaux migrateurs à travers différentes périodes de l’histoire japonaise.

Au nombre des souvenirs indélébiles de mon enfance, il en est un qui date de quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand j’étais un jeune élève de l’école primaire. J’avais été évacué pendant la guerre, et le Tokyo où je suis revenu vivre était un terrain vague brûlé par les flammes. C’était un jour d’automne. Levant la tête, je vis un vol de plusieurs douzaines d’oies rieuses traverser le ciel bleu en formation serrée, échangeant des cris à mesure de leur avancée.

À cette époque, la vue des oies n’était pas un phénomène inhabituel à Tokyo, où leur arrivée annonçait chaque année le début d’une nouvelle saison. Mais entre-temps, ces oiseaux ont disparu du ciel au-dessus de la capitale, même si, depuis une dizaine d’années, j’ai entendu dire que des gens avaient vu, en différents endroits du pays, des troupeaux d’oies voler en formation serrée.

Le marais aux oies

La rivière Ishikari serpente au milieu de la plaine du même nom, dans les basses terres de l’ouest de Hokkaidô. Non loin de la rivière, se trouve Miyajima-numa, un petit marais d’une surface d’environ trois hectares. Nous sommes au début du mois d’octobre et les arbres qui entourent le marais commencent à revêtir leur parure d’automne. Une escadre d’oies rieuses apparaît soudain. La silhouette des oiseaux semble frôler la cime des arbres.

Plusieurs douzaines d’oies se déplacent en formation. Elles volent en file, puis forment une ligne qui s’étend sur le côté avant de dessiner un V. Comme une vague qui approche le rivage, les oies descendent sur le marais. Soudain, la formation se disperse en plein vol et, semblables à des feuilles tombant des arbres, les oies viennent se poser à la surface de l’eau. Elles échangent des cris aux sonorités aigues.

Baignées dans la lumière du soir, des oies rieuses de retour dans leur habitat à Miyajima-numa. (Photo : Nakamura Takashi)

Leur arrivée est le terme d’un voyage épique de 3 000 kilomètres à partir de leur point de départ, en Sibérie. Peu après, d’autres troupeaux d’oies reviennent des champs de riz des alentours, où elles picoraient des grains de riz tombés. Le marais tout entier grouille d’oies, dont la clameur est presque assourdissante. Il me revient à l’esprit un haïku de Kobayashi Issa (1763-1827). Poète prolifique, Issa aimait tant les oies qu’il leur a consacré 448 haïku. Celui auquel je pense a été composé dans la ville de Sotogahama, sur le rivage de la baie de Mutsu, dans ce qui est aujourd’hui la préfecture d’Aomori :

Kyô kara wa
Nihon no kari zo
Raku ni neyo

Dès aujourd’hui, les oies,
Vous voici japonaises.
Reposez-vous bien.

Miyajima-numa a été inscrit en 2002 sur la liste des zones humides d’importance internationale de la convention de Ramsar. Outre les oies rieuses, l’étang reçoit la visite d’un grand nombre d’espèces différentes d’oiseaux aquatiques migrateurs, dont le cygne chanteur, la grande aigrette blanche, la grande grèbe huppée et le canard souchet. L’inscription de Miyajima-numa sur la liste de la convention de Ramsar est due au fait qu’il constitue pour les oies rieuses l’étape la plus septentrionale et la plus spacieuse du Japon, ainsi que l’une des principales aires de transit – les sites où les oiseaux se reposent et rassemblent leur force au cours de leurs longues migrations – du monde entier. À Miyajima-numa, les oiseaux reconstituent leurs réserves nutritives avant de s’envoler pour les régions japonaises de Tôhoku ou de Hokuriku. Certains d’entre eux vont même plus loin, pour terminer leur voyage dans des sites dispersés sur le continent asiatique.

Oies rieuses à Miyajima-numa (Photo avec l’aimable autorisation du Centre des oiseaux aquatiques et des marécages de Miyajima-numa)

Le Centre des oiseaux aquatiques et des marécages de Miyajima-numa et d’autres organisations procèdent à un décompte des oies rieuses qui se rassemblent à Miyajima-numa avant de reprendre leur vol vers le nord au printemps. Il y avait moins de 500 oiseaux par an entre 1975 et 1988, si bien que, même pendant la saison des migrations, l’activité restait réduite sur le lac. Mais l’effectif a augmenté, pour atteindre 40 000 spécimens en 1997, et un nouveau record a été enregistré en 2015 avec l’arrivée de quelque 80 000 oiseaux. À partir de Miyajima-numa, les oies survolent la mer d’Okhotsk pour rejoindre la péninsule du Kamchatka, qui leur sert d’étape avant le retour final vers leurs aires de reproduction sibériennes.

Les oies omniprésentes au Japon

En japonais, le mot gan ou kari ne sert pas à désigner une espèce spécifique ; c’est un terme général qui englobe tous les membres de la famille des oies. Il en existe 14 espèces connues à travers le monde, parmi lesquelles 9, dont l’oie rieuse (Anser albifrons), l’oie des moissons (A. fabalis), la bernache de Hutchins (Branta hutchinsii) et la bernache cravant (B. bernicla), ont été observées au Japon. Environ 90 % des oies qu’on peut voir dans l’Archipel sont des oies rieuses ; toutes y séjournent en hiver, arrivant en septembre pour rester jusqu’en mars.

La couleur dominante du plumage de l’oie rieuse est le marron foncé, nuancé de gris. Sa taille est intermédiaire entre celle du colvert et celle du cygne. Son nom anglais (« white-fronted goose ») vient de son front blanc. C’est un oiseau familier depuis les temps anciens, qui apparaît fréquemment dans les contes et légendes, la poésie, la littérature et le folklore japonais. Peint sur de nombreux paravents, il constitue aussi un motif populaire des armoiries familiales.

L’oie rieuse. Oiseau migrateur, ses zones de reproduction se trouvent dans les territoires du cercle arctique, au Groenland, au Canada, en Alaska et en Sibérie, et elle hiverne dans les régions tempérées d’Europe, d’Amérique du Nord, du Japon et d’ailleurs. C’est le membre le plus connu de la famille des oies. (Illustration : Izuka Tsuyoshi)

Mentionnée dans 80 poèmes du Man’yôshû, une anthologie de poésie japonaise du VIIIe siècle, l’oie rieuse se classe en seconde position, juste derrière le coucou. Les annales officielles du shogunat d’Edo (1603-1867), qui fournissent des informations détaillées sur les chasses du shogun, nous apprennent que les prises d’oies de différents types se sont élevées à 467, un nombre supérieur à celui des grues ou de tout autre oiseau.

La chair des oies est appréciée depuis longtemps, et on a trouvé des os d’oie dans des amas de coquillages de la période préhistorique Jômon. À partir des époques de Nara (710-794) et de Heian (794-1185), la viande d’oie est devenue un luxe réservé aux classes privilégiées de la cour impériale et de l’aristocratie. Le shogunat d’Edo a interdit pendant un certain temps la consommation d’oiseaux sauvages, mais la viande d’oie n’en a pas moins conservé sa réputation de met succulent. Les moines bouddhistes, qui n’avaient pas le droit de manger de la viande, fabriquaient un substitut appelé ganmodoki, mot qui signifie littéralement « pseudo-oie ». Cette création à base de tofu frit additionné de légumes finement émincés est aujourd’hui un ingrédient essentiel de l’oden, une potée hivernale aux vertus réchauffantes. Une théorie veut que le ganmodoki ait été conçu pour avoir un goût d’oie, ce qui témoigne de la haute considération dont jouissait la chair de cet oiseau.

En 1734, le huitième shogun, Tokugawa Yoshimune, a chargé le botaniste Niwa Shôhaku d’effectuer un recensement de tous les animaux et minéraux présents sur l’ensemble du territoire japonais. Les résultats de cette étude ont été publiés dans le Kyôhô-Genbun shokoku sanbutsuchô(Registre Kyôhô-Genbun des productions des provinces). Le manuscrit original a disparu, mais l’historien de l’agriculture Yasuda Ken en a restitué le contenu à partir de copies conservées dans les domaines féodaux et les régions. L’éclairage que jette son ouvrage sur la distribution des plantes et des animaux sauvages à travers le territoire du Japon d’alors nous laisse imaginer la luxuriance de la vie sauvage du Japon de l’époque d’Edo.

Le registre reconstitué couvre environ 40 % de l’Archipel, et les plantes et les animaux recensés par les domaines féodaux et les terres du shôgun ont fait l’objet d’un inventaire méticuleux, accompagné d’illustrations. On y apprend, par exemple, que le cafard (gokiburi en japonais courant) a été signalé par le domaine de Satsuma sous le nom local d’amame, ou que les loups rodaient dans diverses régions, depuis le Tôhoku jusqu’à l’île de Kyûshû, et que la loutre japonaise, aujourd’hui frappée d’extinction, était présente sur tout le territoire.

En dehors de certaines régions où le registre n’a pas survécu, les documents nous informent qu’on trouvait des oies pratiquement dans tous les endroits du Japon. C’étaient en fait des oiseaux ordinaires que l’on voyait partout.

Utagawa Hiroshige, « Pleine lune à Takanawa », tirée de la série Vues célèbres de la capitale de l’Est. (Collection du Musée mémorial d’Ôta)

Le roman Gan (L’oie sauvage dans la traduction française) de Mori Ôgai (1862-1922) se déroule aux alentours du quartier Hongô à Tokyo. Publié pour la première fois sous forme de feuilleton en 1911-1913, il raconte l’histoire d’un amour fugace entre le héros, étudiant en médecine à l’Université de Tokyo, et une belle femme contrainte de devenir la maîtresse d’un usurier pour pourvoir aux besoins de ses parents sombrés dans la misère. Dans un épisode du roman, le héros lance dans la mare de Shinobazu du parc d’Ueno une pierre qui atteint accidentellement une oie et la tue. À travers la description que nous donne Ôgai des oiseaux effectuant des va-et-vient à la surface du lac, nous apprenons qu’il y a cent ans l’oie rieuse vivait en plein centre de la capitale.

Temps de crise pour les oiseaux

À partir du début de l’ère Meiji (1868-1912), les oies ont commencé à souffrir. On les chassait jusque-là avec des filets et des pièges, mais l’interdiction de les chasser au fusil a été levée et les chasseurs se sont déchaînés contre elles. D’après les statistiques de l’Agence des forêts, jusqu’en 1962 la chasse à l’oie était pratiquée dans tous les préfectures à l’exception de celles de Hiroshima, Kôchi et Miyazaki. À partir de 1967, le nombre des prises d’oie a commencé à décliner rapidement, principalement dans l’ouest du pays. D’après un inventaire des habitats de l’oie au Japon compilé par Miyabayashi Yoshihiko et publié par l’Association japonaise pour la protection de l’oie sauvage, on comptait approximativement 60 000 oies migratrices par an au Japon dans les années 1940, mais ce nombre est tombé à environ 5 000 en 1970. Outre cela, le nombre des zones d’hivernage, estimé auparavant à 150, s’est réduit à 25.

La disparition des oies rieuses en divers endroits du Japon a progressé de concert avec la croissance économique rapide enregistrée entre la deuxième moitié des années 1950 et les années 1960. Les zones humides et les marécages étaient asséchés pour faire place aux zones industrielles, tandis que les zones d’hivernage disparaissaient à mesure qu’on construisait des digues de protection et qu’on aménageait les terres pour y installer des zones résidentielles ou des terrains de golf. On estime que quelque 60 % des marécages japonais ont disparu au cours des cent dernières années. Les oies sont allées vers les ceintures de rizières de la région de Tôhoku et du littoral de la mer du Japon, où le manque d’espace les contraignait à vivre dans des conditions de surpopulation.

La lettre de l’espoir

Cette situation est à l’origine d’un incident survenu en 1973. Le docteur Yamashina Yoshimaro, chef de l’Institut d’ornithologie Yamashina, m’a montré une lettre, en provenance de l’Académie soviétique des sciences, qui disait que les effectifs des oiseaux migrant à partir de la Sibérie vers l’Amérique du Nord, l’Europe ou le Moyen-Orient, étaient à peu près les mêmes à leur retour en Sibérie. Lorsque les oiseaux migraient vers le Japon, en revanche, ou passaient par le Japon pour se rendre plus au sud, ils étaient très peu nombreux à revenir. Comment cela s’expliquait-il ? demandaient les auteurs de la lettre.

La situation critique des oiseaux migrateurs affligeait grandement le docteur Yamashina. Il disait qu’il y a un très grand nombre d’oiseaux migrateurs dans l’Archipel, et que beaucoup d’entre eux volent entre le Japon et l’Asie, la Russie, l’Amérique du Nord, l’Australie et d’autres régions. Personne au Japon ne semblait admettre que les oiseaux migrateurs n’étaient pas la propriété exclusive de leur pays, mais que l’ensemble de la communauté internationale se préoccupait de leur sort.

La plainte du docteur Yamashina a tout de même été entendue par une parlementaire : Katô Shizue. Elle a donné lecture de la lettre en avril 1974, lors d’une réunion de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre basse, et pressé de questions le représentant de l’Agence de l’Environnement (aujourd’hui ministère de l’Environnement) à propos des oiseaux migrateurs. Si l’on se fie au compte rendu sténographique de la réunion, le fonctionnaire de l’agence, quelque peu perturbé, a reconnu que, si le Japon avait fait d’énormes progrès dans le domaine économique au cours des années précédentes, il était peut-être vrai qu’on n’avait pas accordé suffisamment de considération à ce genre de questions. Par la suite, l’Agence de l’Environnement s’est dédiée à la préservation des oiseaux migrateurs. Ce fut une réunion mémorable : la Diète prenait enfin au sérieux le problème de la préservation de ces espèces.

(Photo de titre : des oies rieuses survolant Miyajima-numa. Avec l’aimable autorisation du Centre des oiseaux aquatiques et des marécages de Miyajima-numa.)

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