Histoire de l’environnement japonais à l’époque moderne

Précieux visiteurs ou ravageurs ? Apprendre à vivre avec les oies sauvages du Japon

Société

L’effectif des oies rieuses est aujourd’hui 33 fois supérieur à ce qu’il était il y a un demi-siècle, mais les agriculteurs les considèrent comme une nuisance. Leur plus grand site d’hivernage, à Izunuma, dans la préfecture de Miyagi, est le théâtre d’une initiative novatrice qui aide les gens et les oies à vivre ensemble.

Les fruits de la protection

Comme je l’ai écrit dans mon article précédent, l’après-guerre a été une période redoutable pour la population des oies sauvages qui fait escale au Japon. Mais les efforts des groupes de protection ont fini par porter leurs fruits. En 1971, l’oie rieuse et l’oie des moissons ont été retirées de la liste des oiseaux dont la chasse était autorisée et, de concert avec la bernache cravant, elles ont été inscrites sur la liste des biens naturels, qui leur confère le statut d’espèce protégée. Mais leurs problèmes n’étaient pas résolus pour autant.

À la fin des années 1980 et dans les années 1990, une forte mortalité d’oies a été enregistrée à Miyajima-numa, sur l’île de Hokkaidô. En règle générale, il est rare de trouver des cadavres d’oies dans la nature, mais en l’occurrence, on en a recensé plus de cent. Les oies avaient été victimes de la grenaille de plomb, jadis utilisée pour la chasse, qui restait présente dans le marais. Les oies ingèrent de petits cailloux, qui facilitent leur digestion, mais cette habitude est devenue fatale ; la grenaille avalée par erreur provoquait un empoisonnement aigu par le plomb. Pour aggraver encore les choses, parmi les oies dont les cadavres ont été trouvées, un certain nombre semblaient être mortes d’un empoisonnement par les pesticides.

Dans le pays tout entier, des voix se sont élevées pour réclamer des mesures en vue de sauver les oies, et les groupes de citoyens favorables à la protection de l’habitat des oiseaux ont intensifié leurs campagnes. Il ressort d’une étude annuelle des populations d’oies et de canards menée par l’Agence des forêts, relayée par l’Agence de l’environnement, puis par l’actuel ministère de l’Environnement, que ces efforts ont commencé à produire des résultats concrets aux environs de l’année 2005.

Cette étude est effectuée tous les ans au milieu du mois de janvier sur l’ensemble du territoire japonais. En 1970, année de la première étude, l’effectif des oies rieuses ne dépassait pas 5 790 individus. Il est passé à 20 000 en 1990 et à plus de 50 000 en 1997. Le seuil des 100 000 a été franchi en 2002 et ce chiffre a plus que doublé en 2014.

L’étude de janvier 2016 était la quarante-septième. Quelque 4 000 volontaires ont participé à l’opération, effectuée sur 9 000 sites dispersés sur tout le territoire, et ils ont réussi à recenser 189 000 oies. Outre cela, le nombre des points d’escale des oiseaux aquatiques migrateurs, qui était tombé à moins de 25, dépassait désormais les 100. En moins d’un demi siècle, le Japon avait sorti l’oie sauvage d’une situation quasi catastrophique et multiplié sa population par un coefficient de 33, une prouesse qui lui a valu des éloges dans les réunions internationales sur la protection des espèces et autres instances intéressées par le sort des oiseaux.

La cohabitation avec le monde aviaire

Le Japon est un petit pays surpeuplé, avec les nombreux problèmes qui en résultent en termes de cohabitation entre les hommes et les animaux. Il se trouve par exemple, que beaucoup d’espèces d’oies fouillent le sol des terres agricoles pour s’alimenter. Ce comportement suscite la colère des agriculteurs, qui les considèrent comme des ravageurs de cultures.

Depuis quelque temps à Izunuma, dans la préfecture de Miyagi, plusieurs tentatives innovantes ont été faites en vue d’instaurer l’harmonie entre les êtres humains et les oies rieuses. C’est là que se trouve la plus vaste zone d’hivernage du pays, et le nombre d’oies hivernant sur le lac et ses marais a fortement augmenté à mesure que les effectifs de cet oiseau se rétablissaient. Leurs déjections ont provoqué un déclin de la qualité de l’eau, et les oies s’avèrent nuisibles pour le riz et d’autres plantes cultivées sur les terres agricoles avoisinantes.

Il ressort des études officielles que 3 400 oies ont migré à Izunuma en 1972, mais que près de 100 000 oiseaux y hivernent désormais chaque année. Cette évolution est principalement due à l’inscription d’Izunuma sur la liste des zones spéciales de protection de la vie sauvage, et à son insertion dans un certain nombre d’autres dispositifs de préservation.

L’augmentation de l’effectif des oies rieuses s’est toutefois accompagnée de celle des dégâts infligés à la riziculture. Dans cette zone rizicole, le riz se récolte de la fin septembre à la fin octobre. Le riz récolté à la moissonneuse-batteuse est séché mécaniquement, mais dans la méthode traditionnelle, les tiges de riz sont suspendues comme du linge à des poteaux de bambou ou de bois disposés sur les crêtes qui séparent les rizières, où ils sèchent au soleil jusqu’au début du mois de novembre.

Or c’est précisément à cette époque qu’arrivent les oies rieuses. Normalement, elles se contentent de picorer les grains ou la paille de riz tombés sur le sol, mais il leur arrive de prélever leur nourriture dans le riz mis à sécher. La colère des agriculteurs victimes de cette prédation est devenue de plus en plus bruyante. « Les oiseaux sont-ils plus importants que les hommes ? » demandaient les plus hostiles à la préservation. En 2005, l’inscription d’Izunuma sur la liste des zones humides d’importance internationale, appelées également liste de Ramsar, a suscité une forte opposition chez les agriculteurs.

Kurechi Masayuki, le président de l’Association japonaise pour la protection des oies sauvages, s’est livré à une estimation des dégâts réels provoqués par les oies. Il a découvert que la quantité de riz mangée par les oies rieuses ne dépassait pas 0,5 % de la récolte de riz de l’ensemble des rizières.

La ville de Wakayanagi, dont le territoire inclut une partie d’Izunuma, a pris un arrêté en 1979 en vue de dédommager les agriculteurs victimes de dégâts infligés par les oiseaux. Il s’agit du premier dispositif adopté au Japon pour offrir une compensation financière aux agriculteurs victimes de dommages imputables à la faune ; des arrêtés similaires ont ensuite été pris par plusieurs villes du voisinage. Cette formule convenait aux agriculteurs et, compte tenu du montant relativement réduit des dédommagements versés, le fardeau n’était pas trop lourd pour les finances publiques.

Des rizières inondées l’hiver

Une nouvelle initiative visant à faciliter la cohabitation de l’homme et des oiseaux a vu le jour. Elle est connue sous le nom fuyu mizu tanbo ou « rizières inondées l’hiver », une expression peu courante devenue banale dans les endroits où les oies rieuses migrent en hiver. Comme le suggère les termes de cette appellation, celle-ci désigne une méthode consistant à laisser les rizières inondées pendant tout l’hiver. Après la récolte d’automne, la coutume est de drainer les rizières et de laisser sécher le sol jusqu’à la prochaine plantation le printemps suivant. Mais les oies aiment se reposer la nuit dans les marais peu profonds et, durant la journée, fouiller le sol des rizières dans un rayon de 10 kilomètres pour se procurer de la nourriture. Il est fréquent qu’elles nichent aussi dans les rizières. Ainsi, si celles-ci sont drainées, les oies perdent à la fois les terrains qui les nourrissent et leurs lieux de nidification.

À quelque 10 kilomètres d’Izunuma se trouve la zone marécageuse de Kabukuri-numa. C’est là que le projet fuyu mizu tanbo a été lancé en 1998, avec l’aide d’agriculteurs locaux. De concert avec Izunuma, le marais de 150 hectares compte parmi les principales zones d’hivernage des oies et des cygnes. Le projet est mené par le NPO Tambo, présidé par Iwabuchi Shigeki.

En 1993, les rizières des alentours de Kabukuri-numa ont terriblement souffert du temps froid. Pour reconstruire l’économie locale, les communautés agricoles se sont tournées vers les méthodes employées en agriculture biologique, qui sont propices à la cohabitation avec les oies. La suppression des rigoles de drainage a entraîné une augmentation considérable de la surface du marais et les rizières ont été laissées inondées pendant les mois d’hiver.

Fuyu mizu tanbo, ou « rizières inondées l’hiver » (photo de Kurechi Masayuki)

Un projet visant à creuser plus profondément le marais et à l’utiliser comme bassin de rétention a été ajourné en faveur de la préservation des oies. Prompts à tirer parti du tourisme vert, les agriculteurs se sont mis à ouvrir des centres d’accueil, des restaurants et des installations d’hébergement, tandis que des volontaires mettaient sur pieds des sessions d’études et d’observation, ainsi que des ateliers d’expérimentation et d’apprentissage.

Ces efforts ont été très fructueux. Au début des années 1980, il n’y avait pas plus de deux à trois mille oies migrantes, mais elles sont désormais 80 000 à voler chaque année jusqu’à Kabukuri-numa. À la date d’aujourd’hui, on a recensé quelque 1 500 espèces végétales et animales dans la région, dont quelque 200 espèces d’oiseaux.

En reconnaissance de son travail, le NPO Tambo s’est vu décerner en 2007 le Prix du ministère de l’Environnement à l’occasion du 9e Prix aquatique japonais, pour son « projet de régénération à l’aide des fuyu mizu tanbo, où les gens vivent en harmonie avec l’environnement ».

Une agriculture respectueuse de la nature

Le maintien de l’inondation des rizières a entraîné une prolifération massive des micro-organismes et animaux de plus grande taille tels les vers de vase, ce qui a enrichi l’écosystème. Outre cela, les oiseaux laissent leurs déjections, qui servent d’engrais. L’apport de l’eau du marais aux rizières a eu un effet d’épuration et la qualité de l’eau s’en est trouvée améliorée.

La diminution des quantités de pesticides et d’engrais artificiels utilisés par la riziculture a entraîné une baisse de 20 % de la production, mais les consommateurs ont apprécié d’avoir accès à un riz sain, exempt de produits chimiques. Le riz Fuyu mizu tanbo est devenu un nom de marque générant des prix plus élevés, et donc une augmentation des revenus qui a réjoui les agriculteurs. Les touristes en quête d’oiseaux à observer et photographier ont afflué vers la région. Cette zone, jadis exclusivement agricole avec la riziculture comme principale source de revenus, déborde désormais de vie grâce à l’afflux des oiseaux et des touristes.

À mesure qu’augmentait le nombre des agriculteurs impliqués dans le projet, il est devenu clair que le maintien de l’inondation des rizières pendant l’hiver offrait un moyen efficace pour faire revenir les troupeaux d’oies. Des initiatives similaires en vue de protéger les oiseaux ont vu le jour sur tout le territoire du Japon, notamment en empêchant l’exondation des bassins de rétention situés sur les zones d’hivernage et en s’opposant à la construction de routes passant à proximité.

Le fuyu mizu tanbo a aussi été introduit dans les rizières situées aux alentours de Miyajima-numa, à Hokkaidô. Le riz produit dans cette région est commercialisé sous le nom de marque Ezo no gan, ou « Riz de l’oie d’Ezo » (Ezo étant l’ancien nom de l’île principale du nord du Japon).

La coexistence de la préservation des oiseaux et de la riziculture s’est propagée outre-mer. Lors de la 9e COP (pour Conference of the Contracting Parties, ou Conférence des parties prenantes) de Ramsar, qui s’est tenue en 2005 en Ouganda, Kabukuri-numa et les rizières des alentours ont été classés site Ramsar. En 2008, la 10e COP de Ramsar, réunie à Changwon, en Corée, et la 10e COP de la Convention sur la diversité biologique, qui s’est tenue à Nagoya, ont toutes deux adopté une « résolution sur les rizières » qui soulignait l’importance de la préservation de la biodiversité des rizières.

Les 50 zones humides du Japon enregistrées sur la liste de Ramsar

1 Lac Kutcharo 26 Lagune Sakata
2 Plaine de Sarobetsu 27 Plateaux Midagahara et Dainichi-daira du mont Tateyama
3 Lac Tôfutsu 28 Katanokamo-ike
4 Uryû-numa 29 Marécage de Nakaikemi
5 Péninsule et baie de Notsuke 30 Les cinq lacs de Mikata
6 Lac Akan 31 Collines et zones humides de la région du Tôkai
7 Miyajima-numa 32 Lagune de Fujimae
8 Lac Fûren et zone de Shunkunitai 33 Lac Biwa
9 Marécage de Kushiro 34 Aval de la rivière Maruyama et ses rizières environnantes
10 Marécage de Kiritappu 35 Côte de Kushimoto
11 Lac Akkeshi et zone de Bekanbeushi 36 Nakaumi
12 Lac Utonai 37 Lac Shinji
13 Ônuma 38 Miyajima
14 Hotoke-numa 39 Eaux souterraines de la grotte d’Akayoshidai
15 Izunuma et Uchinuma 40 Lagune de Higashiyoka
16 Kabukuri-numa et ses rizières environnantes 41 Lagune de Hizen Kashima
17 Kejo-numa 42 Lagune d’Arao
18 Ôyama-kami-ike et Ôyama-shimo-ike 43 Marécage de Kujû Bôgatsuru et Tadewara
19 Hinuma 44 Imuta-ike
20 Oze 45 Plage Nagatahama de l’île Yakushima
21 Marécage d’Oku-Nikkô 46 Courants et marécage de l’île Kumejima
22 Bassin de retardement de Watarase 47 Récifs coraliens des iles Kerama
23 Marécages de Yoshigadaira 48 Lac Man
24 Lagune de Yatsu 49 Baie de Yonaha
25 Lac Hyô 50 Nagura Amparu

Les cases en rouge correspondent aux sites de Ramsar cités dans le présent article.

Les défis de demain

Le retour remarquable de l’oie rieuse dans le Japon tout entier pose aujourd’hui un dilemme. L’accroissement de l’effectif des oies est tel que les aires d’hivernage sont désormais surpeuplées. On peut même craindre que les oiseaux se trouvent confrontés à des pénuries alimentaires. Les dommages infligés à l’agriculture et le fardeau qui pèse sur l’environnement sont devenus excessifs, si bien que la cohabitation avec l’homme semble de plus en plus problématique.
Les oies rieuses sont bien adaptées à la vie dans les rizières, ou peut-être serait-il plus exact de dire que, maintenant que le plus gros des terres marécageuses qu’elles recherchaient jadis est converti en rizières, les oies n’ont guère d’autre choix en termes de terrain où s’alimenter. Il a été calculé que, pendant les cinq mois où elles hivernent au Japon, 10 000 oies rieuses se nourrissant exclusivement de grains de riz tombés auraient besoin de cinq à six mille hectares de rizières pour se nourrir. Outre les grains tombés, les oies mangent aussi des herbes et d’autres matières végétales, mais même en prenant cela en compte, il n’en reste pas moins qu’elles ont besoin de vastes étendues de terre.

Dans le même temps, les rizières traversent des changements considérables. Avec la pénurie de main-d’œuvre, la riziculture recourt de plus en plus aux pesticides et à la mécanisation. Outre cela, les rizières abandonnées se multiplient à mesure du vieillissement de la population agricole, de la raréfaction des candidats à la reprise des exploitations et de l’absorption des communautés agricoles par l’urbanisation. On enregistre un déclin régulier du nombre des petits réservoirs, jadis pris en charge collectivement par les populations locales. Or, avec le déclin de l’agriculture, les oies et autres oiseaux aquatiques n’ont plus d’endroit où élire domicile.

Lorsque les rizières sont laissées à l’abandon, elles ne tardent pas à être envahies par l’herbe de la pampa, les roseaux et autres herbes endémiques, avec les changements spectaculaires qui en résultent pour l’écosystème. Du point de vue de la préservation des oiseaux aquatiques, il est essentiel que les rizières abandonnées soient correctement entretenues. Mais les oiseaux qui vivent dans un habitat surpeuplé sont confrontés à un problème supplémentaire : le risque permanent d’une épidémie de grippe aviaire. Entre novembre 2016 et janvier 2017, le ministère de l’Environnement déclare que des cas d’infection d’oiseaux sauvages par des formes extrêmement pathogènes de grippe aviaire ont été détectés sur tout le territoire japonais. Le 6 janvier 2017, 164 cas ont été recensés dans 16 préfectures, ce qui constitue la pire épidémie enregistrée jusqu’ici. Dans tous les cas recensés, le constat s’appuyait sur des collectes de cadavres ou d’excréments d’oiseaux.

Des cadavres d’oies rieuses contaminées par la grippe aviaire ont été trouvés dans la préfecture de Miyagi. La présence du virus a été constatée chez plus de 30 espèces d’oiseaux, dont des cygnes chanteurs et des faucons pèlerins de Hokkaidô, des grues à capuchon et à cou blanc de la préfecture de Kagoshima, des cygnes siffleurs et des canards pilet de la préfecture de Tottori.

Particulièrement inquiétante était la découverte de 23 cas de grippe aviaire chez des grues à capuchon, une espèce menacée. La plaine d’Izumi, dans la préfecture de Kagoshima, abrite 13 000 grues à capuchon, ce qui représente 90 % du total de la population mondiale. Ces oiseaux migrent à partir d’habitats situés en Chine et en Russie pour venir hiverner dans la plaine d’Izumi, mais les aires d’hivernage sont surpeuplées et les risques d’épidémie sont réels.

« Les troupeaux qui ont atteint une taille excessive doivent être dispersés », observe M. Kurechi. « Mais ils ont besoin d’espace. Les oies rieuses nichent sur les marais et les lacs, et cherchent leur nourriture dans les rizières avoisinantes, si bien que, faute de leur garantir quelque 20 hectares pour nicher et se nourrir, il est très difficile pour les troupeaux de se disperser. »

Pour certains agriculteurs toutefois, assez, c’est assez. Avec un tel nombre d’oie, marmonnent-ils, il est temps de mettre un coup d’arrêt à la préservation.

Les oies ont certes réussi leur retour, mais voilà qu’un nouvel obstacle menace de stopper leur progression…

(Photo de titre : un vol d’oies rieuses au-dessus d’Izunuma, préfecture de Miyagi. The Yomiuri Shimbun/Aflo)

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