Comment vivre pour soi-même ?

Écouter la colère profonde de son cœur, une nécessité absolue pour être heureux

Société

Faut-il considérer la colère comme un sentiment détestable ? Tout comme le chagrin, elle fait partie des émotions enfouies au plus profond de notre cœur. Mais si on leur prête l’oreille attentivement, elles sont réellement capables de nous libérer de nos souffrances, et de libérer le plaisir et la joie. Tel est le thème du message que le psychiatre japonais Izumiya Kanji nous convie à lire.

Comment se referme la porte du cœur

Mes patients me confient souvent « quoi que je fasse, que je voie ou que j'entende, je n’arrive jamais à être profondément ému », ou bien « je n’ai jamais la sensation de faire les choses moi-même ». Se sentir en permanence en retrait par rapport à tout rend la vie bien fade… Pour retrouver ses émotions profondes et la sensation de vivre à la première personne, il faut commencer par prêter attention à la « voix du cœur ».

Lorsque je leur donne ce conseil, cependant, la plupart de mes patients restent perplexes. Ils me rétorquent « je ne vois absolument pas comment faire », ou encore « la voix du cœur ? Mais je ne sais même pas à quoi elle ressemble ». Comme je l’ai expliqué dans mon article « La solitude est un bien précieux », ceux qui ont fermé depuis longtemps la porte reliant leur « tête » (cerveau) à leur cœur n’entendent plus cette voix, si bien qu’ils se retrouvent complètement perdus en essayant de la retrouver…

Mais au fait, pourquoi la porte du cœur s’est-elle fermée ?

Le cœur est le siège des émotions et des sensations. Ceux qui ont fermé la porte y donnant accès ont vécu à un moment donné de leur vie une expérience traumatisante venue de l’expression directe de leurs sentiments. C’est dans ce type de contexte que se produit ce que l’on appelle une « fermeture émotionnelle ».

Quel a donc été ce traumatisme ?

Deux types d’émotions à ne pas confondre

Lorsque l’on parle d’émotions, il faut avoir conscience que celles-ci ne viennent pas toutes du cœur. En fait, la plupart des états dits « émotionnels » sont d’origines mentales.

Le cerveau humain fonctionne comme un ordinateur. Il s’efforce de contrôler la réalité en pesant le pour et le contre et en faisant des comparaisons et des simulations. Il est donc à l’origine de toutes les émotions directement issues de son fonctionnement, comme l’anxiété en envisageant l’avenir, et les regrets que l’on éprouve en se penchant sur son passé. La joie et l’irritation que l’on ressent suivant que les choses se déroulent ou pas comme on le souhaite sont des émotions fondées sur nos désirs qui émanent elles aussi du cerveau et de sa volonté de tout contrôler. De même, la jalousie, le mépris et les sentiments de supériorité ou d’infériorité sont issus des mises en parallèle entre nous et les autres orchestrées par le cerveau.

Dans les lignes qui suivent, je qualifierai les émotions issues du cerveau de « superficielles » et celles provenant du cœur de « profondes » pour bien les distinguer les unes des autres, parce qu’elles sont d’une nature complètement différente.

Pour simplifier les choses, je dirai que les émotions profondes venant du cœur sont au nombre de quatre. Il s’agit de la colère, du chagrin, de la joie et du plaisir. Elles sont toutes des manifestations de l’amour qui réside dans le cœur humain.

Quand nous sommes confrontés à une personne animée par de mauvaises intentions et le désir de nous contrôler ou de nous imposer son ego, notre cœur réagit par la colère, comme s’il lançait un missile d’interception pour se défendre. Face à un événement tragique ou pathétique, il répond par le chagrin, un sentiment issu de la compassion. Et dans une situation pleine de vie, il se met au diapason en débordant de joie et de plaisir.

Le puits des émotions

Lorsque la porte du cœur se ferme, les émotions profondes ne peuvent en sortir. Elles s’entassent alors à l’intérieur dans un ordre déterminé, comme décrit sur le diagramme ci-contre.

Le cœur abrite un puits où les émotions s’accumulent de bas en haut. Le plaisir, situé tout au fond, est surmonté successivement par la joie, le chagrin et la colère. L’ordre dans lequel sont engrangés les affects est un facteur-clé dont j’ai pris conscience au fil de mes années de pratique.

Le puits des émotions (Diagramme d'Izumiya Kanji)

On ne manquera pas de noter que la colère et le chagrin, des émotions considérées le plus souvent comme négatives, se trouvent tout en haut du puits alors que la joie et le plaisir, tenues en général pour positives, occupent le fond.

La colère et le chagrin bloquant l’accès de l’ouverture du puits, la joie et le plaisir ne peuvent pas s’en échapper. Ce qui veut dire que les ouvrages sur le développement personnel conseillant aux lecteurs de « valoriser les émotions positives et de ne pas se laisser manipuler par les affects négatifs » constituent un idéal impossible à mettre en pratique. Pourtant ce point de vue erroné jouit d’une grande audience depuis quelques années. Je pense qu’à l’origine du problème, il y a l’absence de distinction entre la colère superficielle issue du cerveau et la colère profonde venue du cœur. La colère et le chagrin qui sortent du cœur sont des manifestations d’amour. Et c’est une grave erreur que de vouloir les réduire à de simples émotions négatives.

Des statues pour représenter les émotions profondes

Je voudrais maintenant illustrer mon propos avec des sculptures bouddhiques et hindoues qui, à mon avis, montrent d’une façon on ne peut plus claire comment les émotions profondes issues du cœur peuvent être des expressions de l’amour.

La statue ci-dessous représente Fudô Myôô, une divinité bouddhique associée au feu et à la colère. Son visage courroucé et la fermeté de son attitude sont un exemple parfait de la toute puissance de la colère face aux pressions des désirs et de l’ego.

Statue de Fudô Myôô (littéralement « roi de science immuable ») du temple Hannya-ji de Nara.

Le meilleur symbole de la compassion prônée par le bouddhisme envers la faiblesse et la misère est le bodhisattva, une divinité bienveillante qui a renoncé à entrer dans le nirvana afin de se consacrer au salut des êtres plongés dans la souffrance.

Une statue de bodhisattva au visage particulièrement paisible et empreint de compassion.

Les effigies qui montrent le dieu hindou Shiva dansant au son de divers instruments donnent une image idéale de la joie et du plaisir.

Shiva, une divinité dotée de quatre bras, en train d’exécuter une danse cosmique appelée nadanta (littéralement « danse de la félicité »).

Les représentations anciennes de déités bouddhiques et hindoues contribuent à prouver que les affects qui procèdent de l’amour, qu’il s’agisse de la colère, du chagrin, de la joie ou du plaisir, doivent toutes faire l’objet du plus grand respect, sans la moindre discrimination.

Si l’on n’établit pas une nette distinction entre les émotions profondes et superficielles, que se passe-t-il ? On finit par commettre l’erreur de considérer la colère et le chagrin comme des sensations négatives qui doivent être réprimées… C’est d’ailleurs ce que font la plupart des gens. Par conséquent, ils referment la porte de leur cœur, et stoppe ainsi toute communication avec lui.

L’importance capitale de la colère

Au fil de ma pratique de psychiatre, j’ai découvert qu’une grande partie des patients dont la porte du cœur est close ont été élevés par des parents fortement enclins à la colère superficielle. De ce fait, ils ont fini par considérer cette émotion comme une chose détestable à laquelle ils ne veulent absolument pas se laisser aller, quelle que soit la forme qu’elle prenne. C’est sans doute ainsi qu’ils ont fermé la porte de leur cœur et ce faisant, posé un couvercle hermétique sur le puits de leurs émotions.

Comme le montre le diagramme précédent, empêcher la colère de sortir, c’est aussi laisser enfouir toutes les émotions profondes qui se trouvent plus bas et jouent un rôle si important dans la vie des êtres humains.

Une fois que leurs affects sont bloqués au fond leur cœur, les gens ne ressentent plus rien quoi qu’ils fassent, qu’ils voient ou qu’ils entendent. Ils sont incapables d’accéder au bonheur de vivre et tombent dans un processus de dépersonnalisation. Ils ont alors l’impression de vivre leur vie de l’extérieur. Ils me décrivent souvent l’impression de voir le monde extérieur à travers un léger voile, ou de le voir défiler comme une sorte de diaporama.

Il existe une solution pour sortir de cette impasse. Elle consiste à ouvrir la porte de son cœur et à se débarrasser en même temps de ses préjugés contre la colère, en l’occurrence celle qui se trouve tout en haut du puits des émotions. Les patients présentant ce syndrome doivent comprendre que ce qui les a traumatisés, c’est la colère de type superficiel qu’ils ont vue chez leurs parents, et que la colère profonde venue du cœur est une forme d’amour merveilleuse.

Afin d’éviter tout malentendu, je tiens à préciser qu’ouvrir la porte du puits des émotions pour laisser sortir sa colère profonde ne signifie en aucun cas qu’on puisse la déverser sans discernement autour de soi. Le cerveau doit jouer son rôle de régulateur de nos interactions avec la société en identifiant ce type d’affect en tant que tel, et en décidant s’il faut ou non les exprimer par des mots et des actes.

Les émotions que l’on garde enfouies au fond de son cœur risquent de toute évidence de se transformer en frustration. Je recommande donc vivement de les coucher par écrit chaque fois que le cerveau décide de ne pas les exprimer, plutôt que de se contenter de les laisser à l’intérieur. C’est ce que j’appelle les « notes pour vider le cœur », notes qui ne sont d’ailleurs pas destinées à être lues par d’autres personnes. Le seul fait d’exprimer ses émotions profondes par des mots et de les écrire procure un immense soulagement.

Tout au long de son histoire, l’humanité a eu recours à la colère profonde en tant que source d’énergie pour combattre le mal sous ses différentes formes, à commencer par la discrimination, les abus et les règles sociales injustes. Et ces luttes alimentées par la colère ont donné de merveilleux résultats. Mais cela n’a pas pour autant empêché le préjugé « mieux vaut ne pas se mettre en colère » de faire son chemin parmi nous.

Le refoulement de la colère profonde met les gens dans un état de castration psychologique qui les prive du bonheur de vivre. Il leur fait perdre le pouvoir de s’opposer à ce qui est injuste et irrationnel et d’empêcher le mal de dominer le monde.

C’est pourquoi il faut absolument que chacun d’entre nous reconsidère le sens et l’importance de la colère profonde.

(D’après un article en japonais du 25 avril 2018. L’illustration du titre est de Okada Mika. Elle représente, de gauche à droite, les quatre « émotions profondes » d’après le diagramme d'Izumiya Kanji : la colère, le chagrin, la joie et le plaisir.)

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