Le mariage aujourd’hui au Japon

L’évolution et l’avenir du rôle de l’homme et de la femme au sein du mariage au Japon

Société

Au Japon, l’idée que le rôle du mari est celui de soutien de famille, tandis que la femme est censée rester à la maison et s’occuper des enfants, est profondément enracinée. Mais reste à savoir quand cette façon de voir est apparue et si elle constitue un modèle réaliste pour l’époque moderne. Dans l’article qui suit, nous nous penchons sur ces questions en revenant sur l’histoire du mariage au Japon.

Vers une société patriarcale

Le mariage au Japon a évolué au cours des siècles, et il n’est donc pas facile d’identifier exactement les problèmes auxquels les couples se heurtaient jadis. Le tableau ci-dessous retrace l’évolution de l’institution matrimoniale.

L’évolution du mariage au Japon

Temps anciens Sociétés matrilinéaires caractérisées par des mariages où les couples ne vivent pas sous le même toit (tsumadoikon)
VIIIe siècle Émergence d’un système fondé sur le foyer familial et diffusion de la monogamie
Époque féodale Établissement du patriarcat et transmission héréditaire d’une allocation attribuée au chef de famille (roku) ; les familles marchandes placent la fortune au-dessus de l’honneur et marient leurs filles à des hommes d’affaires talentueux.
1889 Promulgation de la Constitution de Meiji : institution du régime d’autorité parentale ; criminalisation de l’adultère (uniquement pour les épouses)
1947 Promulgation de la Constitution japonaise, qui stipule que le mariage est fondé sur le consentement mutuel, se maintient grâce à la coopération et s’accompagne de droits égaux pour les deux conjoints.
1972 Le taux de mariage culmine
2015 La Cour suprême du Japon décide que l’exigence faite aux conjoints de porter le même nom de famille est conforme à la Constitution.
À Tokyo, les arrondissements de Shibuya et Setagaya reconnaissent les unions entre partenaires de même sexe.
2016 Le nombre des naissances annuelles tombe pour la première fois en dessous du million.
2022 L’âge légal du mariage pour les femmes passe de 16 à 18 ans.

Dans le Japon ancien, les couples mariés dont chacun des conjoints passait la journée au domicile de sa propre famille constituaient la norme, et la nuit, le mari rendait visite à sa femme chez elle (ce système s’appelait tsumadoikon). Ce modèle du double domicile permettait que le village ou la collectivité où l’épouse était établie subvienne à ses besoins et à ceux de ses enfants. Mari et femme menaient des vies séparées, chacun dans sa propre communauté villageoise, si bien que les femmes ne dépendaient pas de leurs époux pour leur subsistance. En ces temps où les enfants constituaient une réserve essentielle de main-d’œuvre, la question de l’identité de leur père ne se posait pas et il était admis que les hommes comme les femmes pouvaient avoir plusieurs partenaires.

Aux environs du VIIIe siècle, l’établissement du dispositif juridique ritsuryô, divisant la société en castes, a favorisé le développement du système patriarcal, et il est devenu courant que chaque famille ait à sa tête un membre de sexe masculin, généralement le fils aîné.

À l’époque féodale, les guerriers ambitieux acquéraient renommée et fortune dans la politique et la guerre, et les membres de la classe des samouraïs qui avaient réussi dans leurs entreprises, ainsi que leurs enfants, ont donné à l’ascendance patrilinéaire une importance qui s’est ensuite propagée dans les classes inférieures. La prospérité des marchands reposait en revanche sur leur réussite commerciale, si bien qu’ils accordaient davantage de valeur au sens des affaires qu’à l’hérédité. Ils ont donc continué de marier leurs filles à des marchands talentueux si leur fils aîné n’était pas doué pour les affaires.

À l’ère Meiji (1868-1912), le système patriarcal était complètement enraciné dans la société, et les architectes du gouvernement du Japon moderne en ont importé bien des éléments dans le dispositif juridique de la nouvelle époque. Le code civil de Meiji a instauré le koshuken, au titre duquel l’autorité reposait légalement entre les mains du chef de famille et était en règle générale transmise au fils aîné, dont le consentement était requis pour les mariages des membres de la famille et les décisions quant au lieu de vie des enfants. Une autre loi, dont on considérerait aujourd’hui qu’elle viole les droits de l’homme, stipulait que seul le premier né légitime de sexe masculin pouvait hériter des biens : les filles et les autres fils n’avaient pas droit à un centime. Qui plus est, seule l’épouse (ou son amant) pouvait être reconnue coupable d’adultère. Cette inégalité entre les sexes prenait sa source dans la nécessité d’établir clairement la paternité des enfants et de préserver la lignée paternelle.

Dans son livre Kekkon to Kazoku no Korekara (L’avenir de la famille et du mariage), le sociologue et professeur à l’Université Ritsumeikan Tsutsui Jun’ya écrit ceci : « Le système patriarcal a été conçu de façon arbitraire pour que les hommes qui contrôlaient la société et les membres masculins des familles puissent préserver leurs privilèges, fût-ce aux dépens de la productivité et de la croissance de l’économie. »

Des épouses de paysans aux femmes à la maison

Après la guerre, la Constitution japonaise, promulguée en 1947, a modifié l’attitude des Japonais vis-à-vis du mariage. La Constitution stipule que le mariage est fondé sur le consentement mutuel, se maintient grâce à la coopération et s’accompagne de droits égaux pour les deux conjoints.

Minashita Kiriu, professeure de sociologie à l’Université Kokugakuin spécialisée dans l’étude de questions contemporaines comme la pauvreté et le déclin des taux de fécondité, a analysé le cheminement de ce changement. Elle explique que, peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la moitié environ de la population japonaise en âge de travailler était employée dans des secteurs primaires tels que l’agriculture, les forêts et la pêche. « Dans les villages agricoles, les femmes mariées passaient en général leur vie comme “épouses de paysans” et elles constituaient un important réservoir de main-d’œuvre, dit-elle. Occupées aux travaux des champs, les femmes avaient peu de temps à consacrer aux soins du ménage. Pour palier à cela, c’était la communauté, en général les agriculteurs à la retraite, qui s’occupaient des enfants. Il était également courant que les aînés prennent soin des cadets. »

Elle souligne que les enfants étaient élevés dans un environnement tout à fait similaire à l’ancien dispositif matrimonial du double domicile (tsumadoikon). Mais la période de croissance économique rapide qu’a connue le Japon a modifié la situation. « À cette époque, le secteur secondaire a pris la prépondérance dans l’économie. Le nombre de travailleurs occupant des emplois salariés a augmenté, et les migrations quotidiennes entre les domiciles en banlieue et les bureaux en centre-ville sont devenues la norme. »

La sociologue observe que, du fait de leur domination sur les entreprises, les hommes bénéficiaient d’une abondance d’opportunités d’emplois, tandis que les offres d’emplois permettant aux femmes de gagner leur vie était limitée. Pour les femmes, la survie économique passait par le mariage, et c’est à cette époque que l’expression « emploi éternel », qui suggère qu’une femme ne prend jamais sa retraite et s’occupe jusqu’au bout de sa maison et de sa famille, a commencé à être utilisée pour désigner le mariage. « Il en a résulté que les couples mariés étaient de plus en plus fréquemment constitués d’un mari employé de bureau qui passait tous les jours de la semaine au travail et d’une femme à la maison qui s’éloignait rarement du domicile familial. »

« Les épouses Shôwa »

L’avènement de la période de croissance rapide de l’économie japonaise s’est accompagné de l’apparition d’une nouvelle conception du travail. Selon Minashita Kiriu, les employés ont dès lors été considérés comme les membres d’une organisation. « Plutôt que d’être assigné à des tâches précises concernant un emploi donné, dit-elle, les salariés s’élèvent sur l’échelle de l’entreprise via des mutations vers un autre service ou un autre bureau régional. Au lieu d’embaucher pour une fonction spécifique, les sociétés distribuent les tâches et font en sorte que les employés reçoivent un flux constant d’affectations. »

Elle ajoute que les lieux de travail au Japon ne se prêtent pas au partage des tâches, d’où la longueur des journées de travail. « La gestion du personnel à la japonaise se caractérise par des pratiques telles que la rémunération à l’ancienneté, l’emploi à vie et les syndicats d’entreprise. Dans ce contexte, les employeurs attachent plus de valeur à l’ancienneté qu’aux compétences ou aux résultats lorsqu’il s’agit de prendre des décisions en matière de promotions ou d’augmentations des salaires. »

Ce mode de fonctionnement, désormais profondément enraciné dans la culture d’entreprise japonaise, s’avère, selon Minashita Kiriu, nettement désavantageux pour les femmes, qui doivent prendre des congés lorsqu’elles ont des enfants, ainsi que pour les gens qui changent d’employeurs. L’émergence d’un effectif de travailleurs qui s’accommodent des longues journées de travail et des mutations vers d’autres services ou d’autres villes a généré un besoin de femmes à la maison tout aussi diligentes dans les tâches domestiques et les soins aux enfants. Ces facteurs sociaux ont façonné les modes de vie et les aspirations d’une multitude de femmes, un segment de la population que Minashita Kiriu englobe dans l’expression « épouses Shôwa », du nom de l’ère Shôwa (1926-1989), qui a été le théâtre de cette mutation. Le nombre de femmes occupées à plein temps à la maison a ainsi continué de croître, pour culminer dans les années 1970.

Travailler ou rester à la maison, un dilemme injuste

L’économie japonaise a progressé à grands pas pendant des décennies. Mais la situation s’est inversée dans les années 1990, quand l’éclatement de la bulle spéculative a généré un cycle de récession et de déflation, et que le pays est entré dans une phase de croissance économique lente.

Les couples ont dû s’adapter aux nouvelles pressions économiques et, dès 1997, le nombre de ménages dans lesquels les deux partenaires travaillaient a dépassé celui des ménages où la femme restait à la maison. Minashita Kiriu relève que cette tendance s’est poursuivie – l’excédent des foyers où les deux conjoints travaillent par rapport à ceux où la femme reste à la maison à plein temps atteint aujourd’hui le chiffre de 5,4 millions – et elle considère que ce phénomène s’explique en partie par le déclin général des salaires masculins depuis que la croissance économique japonaise est en perte de vitesse. « La baisse du pouvoir d’achat a frappé particulièrement durement les jeunes hommes, et la situation globale s’est exacerbée quand le secteur des services a éclipsé le secteur manufacturier. L’appétence des activités tertiaires pour la main-d’œuvre féminine, ajoutée au fait que les femmes se voient de plus en plus souvent demander de contribuer au budget familial, a alimenté un afflux rapide de femmes au sein de la population active. Il se trouve toutefois que l’embauche des femmes a tendance à se faire sur une base temporaire et à des salaires inférieurs. Si bien que les hommes restent les principaux soutiens de famille, tandis qu’on continue d’attendre de la majorité des femmes qu’elles se chargent des mêmes tâches domestiques qu’à l’époque où elles restaient à la maison, et ce malgré l’augmentation de la part féminine de la population active. »

Un autre changement qu’on peut observer est la baisse du nombre de couples qui choisissent de partager leur domicile avec la génération précédente, si bien qu’il n’y a plus de parents ou de beaux-parents pour les aider à s’occuper des enfants ou des tâches ménagères.

De nos jours, explque Minashita Kiriu, on demande aux femmes mariées japonaises non seulement de se charger des tâches domestiques et de s’occuper des enfants, mais encore de prendre soin des parents âgés. « La difficulté à gérer toutes ces obligations est telle que, plutôt que de poursuivre une carrière, un nombre croissant de jeunes femmes préfèrent le statut d’épouse à la maison. »

Elle cite des statistiques récentes qui montrent que le pourcentage des femmes souhaitant être épouses à plein temps est plus élevé dans la tranche des 20 à 30 ans que dans les tranches 30-40, 40-50 et 50-60, et qu’il est égal au taux enregistré chez les sexagénaires, un phénomène qu’elle considère comme une « renaissance du modèle de l’épouse Shôwa ».

L’avenir du mariage

Ceci étant, la question se pose de savoir en quoi ces pressions vont affecter l’avenir du mariage au Japon. Minashita Kiriu estime que la récente affaire dans laquelle des administrateurs de l’Université de médecine de Tokyo ont truqué les résultats d’un examen d’entrée de façon à limiter le nombre de candidates admises montre que le Japon est toujours en proie à une discrimination généralisée, fondée sur des données statistiques dépassées.

« Pour justifier son comportement, l’Université de médecine de Tokyo a déclaré que les femmes médecins avaient tendance à quitter la profession pour avoir des enfants, et qu’il était donc préférable pour elle de recruter des étudiants plutôt que des étudiantes. En retournant cet argument, on peut dire que cette affaire témoigne de la rigidité de la conception des rôles selon les genres et de la persistance d’un environnement où la dureté des conditions de vie sur les lieux de travail et la domination des hommes restent la règle. »

Plutôt que de punir les femmes, dit-elle, le Japon ferait mieux de se soucier des conséquences socialement désastreuses de l’idée profondément enracinée qui veut que le mari soit le soutien de famille et que l’épouse s’occupe de la maison. « Non seulement le maintien d’une division des tâches aussi étroitement liée au genre ne fait aucun cas du caractère et des aptitudes des individus, mais elle entrave gravement leur cheminement dans la vie. »

Pour Minashita Kiriu, cette attitude empêche la société de remédier aux problèmes, anciens et nouveaux, auxquels elle est confrontée, et le Japon, s’il veut surmonter ces défis, doit créer une société dans laquelle chacun, quelque soit son sexe ou son statut matrimonial, soit en mesure de tirer le meilleur parti de ses aptitudes et de son potentiel. « Je pense que nous devons sortir de nos schémas rigides en ce qui concerne la famille et le travail, et faire en sorte que les gens puissent jouir pleinement de leur vie dans tous les domaines, y compris le mariage. »

Ces dernières années, le Japon a été le théâtre de diverses initiatives en vue de redéfinir le mariage, notamment en 2015 avec la reconnaissance au niveau municipal des couples homosexuels. Bien qu’elles ne soient pas juridiquement contraignantes, ces initiatives témoignent de la progression du soutien à la protection des droits et du statut social des couples LGBT. Plus récemment, diverses personnes, dont le dirigeant d’une société de mise au point de logiciels basée à Tokyo, ont remis en question le code civil qui impose au mari et à la femme de porter le même nom. Les demandes de ce groupe ont trouvé un écho dans une action en justice intentée par le réalisateur de cinéma Sôda Kazuhiro et son épouse, qui voulaient obtenir confirmation de leur statut matrimonial en dépit du fait qu’ils utilisent des noms de famille différents.

Le Japon doit prendre acte des conséquences de son attachement à des attitudes passéistes en ce qui concerne les genres et le travail – on peut mentionner à titre d’exemples le faible taux de natalité du pays et le déclin de sa population – et s’efforcer de construire une société plus égalitaire et inclusive.

(Reportage et texte : Okajima Kaori, édité par Power News. Photo de titre : Aono Yoshihisa, président de Cybozu, lors d’une conférence de presse donnée à Tokyo le 9 janvier 2018, suite à une action en justice pour obtenir que les partenaires d’un couple marié soient autorisés à utiliser des noms de familles différents. Jiji Press)

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