Réfléchir à la guerre

L’enfer même après la guerre : la mémoire de l’internement des soldats japonais en Sibérie

Histoire Tourisme

En 1945, la guerre n’est pas terminée pour de nombreux soldats japonais. Pensant être rapatriés chez eux, ils sont débarqués dans des camps de travail en Sibérie où ils connaîtront l’enfer sur terre. Pendant plus de dix ans après la fin du conflit, le port de Maizuru, près de Kyoto, a servi à accueillir les survivants. Un musée a vu le jour en leur mémoire.

Maizuru, le point d’entrée des rapatriés

Située dans la préfecture de Kyoto, Maizuru était l’un des 18 ports désignés pour accueillir les 6,6 millions de Japonais, militaire ou civils, bloqués dans les territoires d’outre-mer après la fin de la guerre. La plupart étaient déjà rentrés en 1947, et après 1950, Maizuru était le seul port à rester opérationnel jusqu’à la fin des rapatriements en 1958.

La visite guidée du Musée mémorial du rapatriement de Maizuru commence par ces paroles du conservateur : « Ce musée a été créé pour nous aider à garder en mémoire le fait que Maizuru est le lieu où une nouvelle vie a commencé pour les anciens détenus de Sibérie ». Nous parlons ici de 660 000 personnes arrivées dans ce port de la Mer du Japon, situé dans la partie nord de la préfecture de Kyoto, à partir de 1945.

Lors de son discours radiodiffusé du 15 août 1945, l’empereur Hirohito a annoncé la reddition du Japon et l’acceptation de la déclaration de Potsdam. Et si l’année 2025 marque les 80 ans depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, pour les rapatriés revenant de Sibérie, la période d’après-guerre n’a commencé qu’à leur retour au Japon, pour certains même une décennie après la fin des hostilités.

Durant 13 longues années, les habitants de Maizuru ont ainsi accueillis chaleureusement chaque navire de rapatriés, proposant du thé et des patates douces cuites à la vapeur à chaque personne qui débarquait, et ces bateaux ont continué d’arriver pendant plus d’une décennie après la fin du conflit. Pour la ville de Maizuru, on peut donc dire que la période d’après-guerre ne commence qu’après le retour au Japon du dernier des rapatriés.

Le Musée mémorial du rapatriement de Maizuru, rénové en 2015
Le Musée mémorial du rapatriement de Maizuru, rénové en 2015

L’émouvante photo à l’entrée de l’exposition permanente présente la foule attendant l’arrivée des rapatriés sur le quai.
L’émouvante photo à l’entrée de l’exposition permanente présente la foule attendant l’arrivée des rapatriés sur le quai.

Un panneau avec plusieurs photos montre comme les résidents de Maizuru ont accueilli les Japonais de retour au pays, en leur préparant du thé et leur proposant quelques divertissements.
Un panneau avec plusieurs photos montre comme les résidents de Maizuru ont accueilli les Japonais de retour au pays, en leur préparant du thé et leur proposant quelques divertissements.

Au début des années 1980, les anciens prisonniers de Sibérie prenant de l’âge, certains ont exprimé le désir de voir ériger à Maizuru un mémorial en hommage à leur retour au pays, convaincus également que cela attirerait des visiteurs à Maizuru et serait donc un moyen de remercier la ville pour son accueil. Les rapatriés et les habitants de Maizuru ont alors pu lever 74 millions de yens, un montant auquel s’est rajouté une subvention de 20 millions de yens par la préfecture de Kyoto. La municipalité a finalement dépensé 240 millions de yens pour la construction d’un musée qui a ouvert ses portes en 1988. Plus de 16 000 dons d’objets ont depuis été effectués, et environ 1 000 font partie de l’exposition permanente.

Des cuillères et des baguettes façonnées par des prisonniers. Taillés avec beaucoup de soin, ces objets les aidaient à oublier les maigres rations alimentaires.
Des cuillères et des baguettes façonnées par des prisonniers. Taillés avec beaucoup de soin, ces objets les aidaient à oublier les maigres rations alimentaires.

La base navale de Maizuru

La ville de Maizuru est divisée en deux parties : la partie ouest, Nishi-Maizuru, qui a été une ville-château à l’époque du clan Tango Tanabe, et la partie est, Higashi-Maizuru, qui s’est développée en tant que base navale de la marine impériale japonaise.

Il existait déjà des bases navales à Yokosuka, Kure et Sasebo (respectivement dans les préfectures de Kanagawa, Hiroshima et Nagasaki). Celle de Maizuru est la dernière à être mise en place, en 1901. C’est la seule base située sur la Mer du Japon, et ce sont les tensions croissantes avec la Russie impériale qui ont mené à son établissement. Lorsque la Guerre russo-japonaise a éclaté (1904-1905), Maizuru a joué un rôle important dans le conflit, comme cela avait été prévu. C’est son emplacement qui a permis sa désignation comme point de chute pour les 660 000 détenus rapatriés en ce lieu après cette guerre, dont 460 000 venaient de Sibérie.

Vue du port de Maizuru depuis le mont Gorôgatake. À gauche, on aperçoit l'étroite embouchure de la baie dans la partie de Nishi-Maizuru et, à droite, au fond, la baie de Higashi-Maizuru, qui constitue un bastion.
Vue du port de Maizuru depuis le mont Gorôgatake. À gauche, on aperçoit l’étroite embouchure de la baie dans la partie de Nishi-Maizuru et, à droite, au fond, la baie de Higashi-Maizuru, qui constitue un bastion.

Plusieurs maquettes de navires employés pour le rapatriement sont exposées. Au total, ces bateaux ont accosté à Maizuru 346 fois en 13 ans.
Plusieurs maquettes de navires employés pour le rapatriement sont exposées. Au total, ces bateaux ont accosté à Maizuru 346 fois en 13 ans.

La plupart des détenus de Sibérie étaient des soldats japonais qui avaient déposé les armes en Mandchourie (une région située de nos jours au nord-est de la Chine), ou sur l’île de Sakhaline.

L’armée soviétique les faisait monter dans les trains au cri de damoi ! (« à la maison »), mais lorsqu’ils descendaient, ils se rendaient compte qu’ils avaient été transférés dans des camps de concentration en Sibérie, dans le nord-est de la Russie.

Sur place, ils ont été mis au travail, contraints à couper des arbres, œuvrer dans les mines ou construire des lignes de chemin de fer pour participer à l’effort soviétique de développer la Sibérie. Qu’importait les -30 degrés en hiver, toute la journée, ils passaient de longues heures de labeur à l’extérieur.

Un modèle de camp de travail, avec des tours de garde aux quatre coins. Se sentant incapables de supporter les dures conditions de travail, certains détenus faisaient exprès de s’approcher des tours de garde pour être fusillés.
Un modèle de camp de travail, avec des tours de garde aux quatre coins. Se sentant incapables de supporter les dures conditions de travail, certains détenus faisaient exprès de s’approcher des tours de garde pour être fusillés.

Dans beaucoup de camps, la ration quotidienne consistait d’une tranche de pain de seigle et un bouillon avec quelques légumes secs, et parfois rien du tout. Les détenus étaient tourmentés par la faim, et se battaient souvent autour de la taille des tranches de pain reçues. Près de 10 % des 600 000 détenus sont morts de faim ou à cause des conditions insalubres.

Un repas au camp de travail. Pour éviter les bagarres, le pain était coupé en portions égales après avoir été pesé sur une balance faite maison.
Un repas au camp de travail. Pour éviter les bagarres, le pain était coupé en portions égales après avoir été pesé sur une balance faite maison.

S’accrocher à la vie

En 2015, 570 objets de la collection du musée sont inscrits au Registre international Mémoire du Monde de l’Unesco. Parmi eux se trouvent des documents historiques précieux tels que le Shirakaba Nisshi (Journal du bouleau blanc) qui reflète la nostalgie du pays des détenus. Ramené au Japon en 1947 par un prisonnier du nom de Seno Shû, il consiste en 36 feuilles en écorce de bouleau où sont inscrits 200 poèmes haiku et tanka, utilisant une encre faite d’eau et de suie.

Le Shirakaba Nisshi est exposé en ce lieu.
Le Shirakaba Nisshi est exposé en ce lieu.

Au camp de travail, toute personne vue prenant des notes ou écrivant dans un journal était soupçonnée d’espionnage et les écrits confisqués. Pour éviter d’ébruiter des informations sur les conditions en U.R.S.S après la guerre, les militaires soviétiques s’emparaient systématiquement d’écrits trouvés parmi les détenus sur les navires de rapatriement, et de même pour les forces alliées au débarquement à Maizuru.

Cependant, le Shirakaba Nisshi étant inscrit sur des écorces de bouleau mesurant 9 cm sur 12 cm (donc la taille d’une paume), celles-ci pouvaient facilement être enroulées et cachées. Par miracle, ces puissants témoignages de l’absurdité et la tragédie de la guerre ont pu être ramenés au Japon.

Des instruments d’écriture de fortune ont servi à noter les pensées des détenus. Même après 80 ans, l’écriture sur l’écorce reste facile à lire.
Des instruments d’écriture de fortune ont servi à noter les pensées des détenus. Même après 80 ans, l’écriture sur l’écorce reste facile à lire.

Parmi les autres objets exposés ayant appartenu aux prisonniers figurent des carnets d’adresses et des lettres à leurs familles. Le fait d’écrire leur permet de garder vivant la notion de famille et de pays, et de supporter les camps sans même savoir s’ils pourront rentrer un jour.

Les prisonniers trouvaient aussi des moyens de se divertir pour tâcher d’oublier leurs souffrances au quotidien. Ils avaient créé avec beaucoup de dextérité les tuiles nécessaires pour jouer au mahjong. Beaucoup parmi eux ont pu trouver du réconfort et survivre grâce à ces petits plaisirs.

Des listes de noms et autres informations sur ceux qui sont décédés dans les camps de travail font partie des documents inscrits au Registre international Mémoire du Monde.
Des listes de noms et autres informations sur ceux qui sont décédés dans les camps de travail font partie des documents inscrits au Registre international Mémoire du Monde.

Des tuiles de mahjong en bois qui tiennent parfaitement dans leurs boites.
Des tuiles de mahjong en bois qui tiennent parfaitement dans leurs boites.

Préserver le souvenir

À ses débuts, le Musée mémorial du rapatriement de Maizuru attirait plus de 200 000 visiteurs par an. Il s’agissait initialement des survivants des camps de travail et leurs familles. Le musée était un vrai atout pour cette petite ville de 80 000 habitants. Mais le souvenir s’estompe avec les années et le nombre de visiteurs est tombé en dessous des 100 000 en 2010. C’est à ce moment où la municipalité a œuvré pour faire inscrire ses objets au Registre international Mémoire du Monde, ce qui a ranimé l’intérêt du public et renforcé la sensibilisation envers le rôle de Maizuru en tant que port de rapatriement.

Le quai Taira, qui a servi pour le rapatriement, attire beaucoup de visiteurs.
Le quai Taira, qui a servi pour le rapatriement, attire beaucoup de visiteurs.

Ceux qui ont vécu la guerre sont maintenant très âgés, et la nécessité de transmettre leurs souvenirs aux générations futures est devenu pressante. En 2004, Maizuru a mis en place des cours pour former des conteurs, gérés par l’Association des conteurs du rapatriement de Maizuru, dont deux adhérents formés sont des conteurs au musée.

La ville de Maizuru a également procédé à d’autres investissements ces dernières années. On peut visiter les anciens entrepôts du Maizuru Renga Park, datant de la période où la ville était une base navale de la marine impériale du Japon, et des bateaux touristiques permettent aux visiteurs de découvrir l’histoire du port. Ainsi, Maizuru ouvre la voie au quotidien vers une prise de conscience de l’horreur de la guerre et la valeur de la paix.

Maizuru Akarenga Park propose des expositions, et dispose aussi d'un café et d'une boutique. Le quai pour le départ des bateaux touristiques est à proximité.
Maizuru Akarenga Park propose des expositions, et dispose aussi d’un café et d’une boutique. Le quai pour le départ des bateaux touristiques est à proximité.

Des croiseurs Aegis. De nos jours, Maizuru est la seule base navale japonaise qui dessert la Force maritime d’autodéfense japonaise et les garde-côtes japonais.
Des croiseurs Aegis. De nos jours, Maizuru est la seule base navale japonaise qui dessert la Force maritime d’autodéfense japonaise et les garde-côtes japonais.

Musée mémorial du rapatriement de Maizuru

  • Adresse : 1584 Azataira, Maizuru-shi, Kyoto-fu
  • Horaires : 9 h 00 à 17 h 00 (entrée possible jusqu’à 16 h 30)
  • Ferm : le mercredi (ou le lendemain si le mercredi est un jour férié), et du 29 décembre au 1er janvier
  • Tarifs : 400 yens (adultes), 150 yens (étudiants)

(Reportage, texte et photos de Nippon.com)

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