Le Japon post 11 mars 2011 : le chemin vers la renaissance

Les séismes et l’économie

Politique Société

Takemori Shunpei considère le séisme du 11 mars dernier à la lumière du passé, d’abord en termes de sûreté nucléaire, puis sous l’angle des séquelles économiques. L’optimisme que pourrait inspirer l’analyse des suites des séismes récents n’est pas de mise aujourd’hui, car la catastrophe naturelle s’est doublée d’un désastre nucléaire dont les retombées risquent de grever durablement l’économie japonaise.

Le Murôji, temple bouddhiste situé dans les montagnes de la préfecture de Nara, célèbre pour sa pagode à cinq étages. Le bâtiment, endommagé par un typhon en 1998, a été restauré en l’an 2000.

Pour commencer cet article, qu’on me permette de présenter un merveilleux site japonais. Dans leur quête de la divinité, les adeptes du bouddhisme ésotérique (mikkyô), apparu au Japon il y a quelque 1200 ans, à l’époque de Heian (794-1185), sont partis dans les montagnes. Les temples qu’ils ont construits sont enfouis dans les collines à l’écart de toute habitation, si bien que, comme dans le cas des églises romanes européennes, il faut aller à leur rencontre en pleine nature.

Le plus beau temple du bouddhisme ésotérique est le Murôji, situé dans les montagnes de Uda, tout au sud de Nara. De la gare ferroviaire la plus proche, une marche de deux heures environ mène en un lieu où la perspective s’ouvre soudain sur le temple, dont les terrains occupent une montagne entière. Le point de vue est si splendide qu’on se dit que c’est précisément pour l’impression qu’il procure au visiteur que ce site perdu dans la montagne a été choisi. Le bâtiment abrite une statue du Bouddha qui a été classée Trésor national en 1951. Les statues du Bouddha datant de l’époque de Nara (710-794) étaient faites d’éléments assemblés par de nombreuses couches de laque, mais celle-ci est sculptée dans un unique morceau de bois. Son élégance, sa taille et sa majesté en font une œuvre d’art de tout premier ordre ; le travail du sculpteur met somptueusement en valeur le grain du bois et la statue dans son ensemble, avec son centre de gravité placé très bas, donne un sentiment de solidité et de dignité.

Le grand tsunami de Jôgan

Au moment où j’allais me mettre à écrire sur le « Grand séisme de l’Est du Japon », qui a frappé la côte nord-est du Honshû le 11 mars dernier, mes pensées se sont tournées vers le Bouddha du Murôji. Il m’est revenu à la mémoire que la statue datait de l’ère Jôgan (859-877), dont les journaux ont beaucoup parlé après le tremblement de terre, en référence au séisme d’ampleur similaire — au moins 8,3 de magnitude — qui a dévasté à cette époque la même région du Pacifique occidental et provoqué là aussi un gigantesque tsunami. Des géologues ont retrouvé des traces du séisme de Jôgan en 1990. Dans son édition du 22 juin dernier, le quotidien Asahi Shimbun a publié dans son édition du soir des informations intéressantes sur le contexte de cette découverte et l’impact qu’elle a eu :

Il s’en est fallu d’à peine 80 centimètres que la centrale nucléaire d’Onagawa ne fût frappée de plein fouet par le tsunami du 11 mars dernier.

« Les champs, les landes et les routes furent entièrement transformés en une mer bleue [...] un millier de personnes périrent noyées », peut-on lire dans le Nihon sandai jitsuroku[Chroniques véridiques de trois règnes ; compilé en 901] à propos du tsunami de 869, qui est revenu à la une depuis le récent séisme. C’est en 1990 que des traces physiques de cette catastrophe ont été relevées pour la première fois par des géologues, dont les travaux ont révélé que la plaine de Sendai avait été inondée jusqu’à trois ou quatre kilomètres à l’intérieur des terres, et montré par la même occasion que le document que nous venons de citer était fondamentalement fidèle aux faits. Les résultats de ces recherches ont été publiés par une équipe du département des travaux de la centrale nucléaire d’Onagawa, exploitée par Tôhoku Electric Power Co. dans la préfecture de Miyagi. Si l’on en croit Chigama Akira, membre de cette équipe et directeur adjoint du bureau de la planification, cette publication s’inscrivait dans le cadre des recherches effectuées en vue d’obtenir l’autorisation de construire une deuxième unité de production dans l’enceinte de la centrale d’Onagawa.

En se fondant sur une étude des documents historiques effectuée en 1970, quand l’entreprise a sollicité l’autorisation de mettre en place la première unité, on avait estimé à trois mètres la hauteur maximale d’un éventuel tsunami. Après quoi, toujours d’après Chigama Akira, des avancées survenues dans la recherche sur les anciens séismes ont permis le lancement de nouveaux travaux, notamment des fouilles en vue de trouver des traces du tsunami de Jôgan. C’est ainsi que l’estimation de la hauteur du tsunami a pu être portée à 9,10 mètres. Bien que la valeur retenue ait été de trois mètres à l’époque de sa construction, la première unité de production fut installée à une hauteur de 14,80 mètres, sur la base d’une « estimation globale » dont le bien fondé s’est avéré cette année. En effet, le terrain sur lequel se dresse la centrale d’Onagawa s’est affaissé d’un mètre suite au séisme du 11 mars, et le tsunami avait une hauteur de 13 mètres, si bien qu’il ne s’en est fallu que de 80 centimètres pour que la centrale ne fût directement frappée par la vague. »

Les accidents en série que le grand tsunami a provoqués à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, exploitée par Tokyo Electric Power Co [TEPCO], ont pris une telle ampleur qu’ils constituent un désastre comparable à celui de Tchernobyl, la catastrophe la plus grave de toute l’histoire du nucléaire. L’article cité ci-dessus met en lumière les déficiences de l’opérateur en matière de planification de la sûreté nucléaire. Peut-être la catastrophe aurait-elle pu être évitée si, à l’instar de Tôhoku Electric Power Co, TEPCO avait pris la peine d’effectuer des recherches archéologiques sérieuses, avait envisagé le pire scénario et s’était préparée en conséquence.

Le problème des hypothèses


Le tsunami du 11 mars, qui a dépassé toutes les prévisions, balaye le mur de protection de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi (photo TEPCO).

Depuis la catastrophe du 11 mars, le terme sôtei-gai, qu’on peut traduire par « imprévisible » ou « qui dépasse l’imagination », est très en vogue. Il revient fréquemment dans la bouche de gens qui occupent des positions de responsabilité et cherchent à se disculper. Mais le vrai problème réside dans la nature des hypothèses sur lesquelles on se fonde. Selon un rapport officiel de 2007, le Japon, qui couvre seulement 0,25% de la superficie de la planète, avait subi 21 % des séismes de magnitude 6 ou plus au cours des dix années précédentes. Tout le monde sait que le risque de séisme existe, mais tout dépend de leur ampleur. Pour la prévoir, il aurait fallu consulter les documents historiques, comme l’ont fait les gens de Tôhoku Electric.

Jusqu’où convient-il de remonter ? Prenons un exemple. Il y a quelque 640 000 ans, un volcan situé aux États-Unis dans l’actuel Parc national de Yellowstone, est entré en éruption, libérant un volume de fumées estimé à mille fois celui qu’a provoqué l’éruption du mont Saint Helens, en 1980, la plus grande qui se soit produite dans le monde ces dernières années. Les géologues estiment qu’une éruption de ce genre, qui recouvrirait la moitié de l’Amérique du Nord sous une couche de cendres et de débris d’un mètre d’épaisseur, pourrait très bien se reproduire de nos jours. Lorsqu’il s’agit de prévisions économiques, des données datant d’un siècle n’ont pas grand intérêt, vu la rapidité de l’évolution des systèmes économiques. Mais dans le cas des phénomènes naturels, des données remontant non seulement à 100 ans mais encore à un million d’années peuvent s’avérer extrêmement précieuses.

Le Japon de l’ère Jôgan a connu de nombreuses calamités. Outre le tremblement de terre et le tsunami, la peste a sévi et le mont Fuji est entré en éruption. C’est à cette époque que le bouddhisme ésotérique s’est épanoui et que la sublime statue du Bouddha du Murôji a été sculptée. Les Japonais forment en vérité un peuple surprenant.

Tokyo 1923, un tremblement de terre aux conséquences dramatiques

Le quartier commerçant de Ginza après le Grand séisme du Kantô. C’est la préfecture de Kanagawa qui a été le plus durement frappé par ce tremblement de terre de magnitude 7,9, mais la zone touchée par les dégâts s’étendait de la préfecture d’Ibaraki à la préfecture de Shizuoka. Avec 105 000 morts et disparus, ce séisme reste la plus grave catastrophe naturelle de l’histoire du Japon (photo Jiji Press).

« La catastrophe se produisit quelques secondes après midi. Il était impossible d'ignorer l'heure, car, pendant ces premières secondes effroyables d’un tremblement de terre, quand on ne sait encore où la convulsion sans cesse croissante va s’arrêter, le préposé au coup de canon méridien, sans plus se laisser troubler par le désordre des éléments qu'il ne l'aurait fait pour la trompette du Jugement dernier, y mêla sa détonation officielle.  » (*1)

Telle est la description qu’a donnée Paul Claudel du tremblement de terre qui a frappé Tokyo le 1er septembre 1923, alors qu’il était ambassadeur de France au Japon. Avec plus de 100 000 victimes, dont plus de 90 % périrent dans les flammes des incendies qu’il avait provoqués, le Grand séisme de Kantô a fait cinq fois plus de morts que le Grand séisme de l’Est du Japon n’en a fait cette année. Cet effet dévastateur est imputable au fait que le séisme s’est produit dans la région de Tokyo-Yokohama, une zone urbaine très densément peuplée, constituée à l’époque d’un tissu très serré de maisons en bois, très propice à la propagation des incendies. Les flammes firent un nombre particulièrement élevé de victimes dans le quartier étranger, alors situé à Yokohama. Claudel s’y rendit pour apporter son aide et décrivit en ces termes le spectacle auquel il assista cette nuit-là :

« Nous passâmes la nuit couchés sur le talus du chemin de fer au milieu de quelques réfugiés entre ce panorama de Jugement dernier d’un côté et l’énorme vapeur rouge que faisait de l’autre l’incendie de Tokyo. Entre les deux se levait sur la mer une lune d’une pureté et d’une sérénité ineffables. La terre sous nos corps ne cessait de trembler et presque à chaque heure on entendait le bruit à côté de nous des rames de wagons secouées qui essayaient de sortir de leurs rails.  » (*2)

Outre la sévérité des pertes humaines, le Grand séisme de Kantô a eu une autre conséquence dramatique. Les grandes banques avaient leurs sièges et des succursales à Tokyo, tandis que Yokohama hébergeait la Yokohama Specie Bank, l’établissement qui se chargeait alors de toutes les opérations de change. Ces bâtiments ont subi de lourds dégâts et quantités d’espèces, certificats d’actions et dossiers de crédit sont partis en fumée. Des billets à ordre pratiquement arrivés à échéance devinrent impossibles à recouvrer et le règlement des dettes s’en trouva paralysé.

Inoue Junnosuke (1869-1932), financier et homme politique de l’ère Taishô et du début de l’ère Showa, a été gouverneur de la Banque du Japon en 1919 et ministre des Finances en 1923, dans le gouvernement de Yamamoto Gonnohyôe. L’année suivante il fut nommé à la Chambre des pairs. En 1927, il revint à la tête de la Banque du Japon alors que Takashi Korekiyo était aux Finances, ministère dont il reprit lui-même la direction en 1929, dans le cabinet d’Oasachi Hamaguchi. Pendant son mandat, le Japon réintégra l’étalon or. Il quitta la vie politique en 1931 et fut assassiné l’année suivante à l’occasion de « l’affaire de la Ligue du sang » (photo Bibliothèque de la Diète nationale).

Inoue Junnosuke, le ministre des Finances de l’époque, était un expert de la gestion des crises. Il déclara immédiatement un moratoire sur le remboursement des dettes, après quoi il demanda à la Banque du Japon (BoJ) d’escompter les billets à ordre, même dans les cas où la solvabilité des souscripteurs était douteuse, ce qui permit d’éviter une crise financière grâce à un apport abondant de liquidités. La « politique de gestion de la liquidité », comme on l’a appelée, appliquée par Inoue Junnosuke s’est vu reprocher par certains d’avoir préparé le terrain pour la crise financière de 1927 en incitant la BoJ à accorder imprudemment des prêts, grâce à quoi des entreprises qui auraient dû couler ont pu se maintenir à flot.

Il est un autre point qui mérite d’être noté en ce qui concerne les conséquences financières du tremblement de terre. Après la catastrophe, les dons ont afflué du monde entier, exactement comme ce fut le cas lors du séisme de cette année.  Ces fonds ont été utiles, mais ils se sont avérés insuffisants quand il a fallu entreprendre des travaux de reconstruction à grande échelle ; la nécessité s’est alors imposée de mobiliser davantage de capitaux en empruntant sur les marchés internationaux, par exemple à New York et à Londres. La dette extérieure du Japon a augmenté et des financiers internationaux comme House of Morgan ont fait savoir leur réticence à continuer à prêter de l’argent au Japon, à moins que celui-ci ne revienne à l’étalon or. C’est ainsi que ce retour fut opéré en 1930, quand Inoue Junnosuke, alors ministre des Finances du gouvernement de Hamaguchi Osachi, prit cette téméraire initiative au beau milieu de la Grande dépression.

L’aide fournie par l’étranger au lendemain du séisme de 1923 a inspiré à Claudel une intéressante observation :

« Les journaux nous ont appris que les sommes recueillies aux États-Unis dépassaient déjà 40 millions de dollars. En outre les bateaux de guerre américains ont été les premiers arrivés sur les lieux, les premiers à débarquer des secours qui, dans certains cas, ont précédé l’activité du Gouvernement japonais lui-même. Les eaux de Tokyo étaient sillonnées par les destroyers et les vedettes américains, les rues de la capitale encombrées d’ambulances et de camions à la marque U.S.A., l’Hôtel Impérial était encombré de joyeux sauveteurs en manches de chemise. On se croyait reporté à Paris aux jours de 1918 et 1919. »(*3)

L’ironie veut que la même scène se soit répétée à Tokyo à l’été 1945, soit vingt deux ans plus tard, sauf qu’en l’occurrence les Américains venaient non plus en sauveteurs mais en occupants. (On notera qu’après le tremblement de terre de cette année, les Américains ont à nouveau apporté une généreuse contribution à l’aide internationale à travers l’opération Tomodachi [amis].)

(*1) ^ Paul Claudel, Correspondance diplomatique :Tokyo, 1921-1927 (Paris, Gallimard, 1995), p. 195.

(*2) ^ Ibid., p. 197.

(*3) ^ Ibid., p. 218.

Kobe 1995, des dégâts promptement réparés

Le Grand tremblement de terre de Hanshin Awaji, qui a frappé la région de Kobe en 1995, a fait 6 434 victimes, dont près de 80 % tuées instantanément par des effondrements de bâtiment ou des chutes de meuble. Après ce désastre, le Japon renforça considérablement les mesures de prévention des catastrophes, notamment les normes de résistance aux séismes en vigueur dans le bâtiment et les travaux publics (photo Studio right/PIXTA).

Le Japon a de nouveau été frappé par un séisme en 1995. Le Grand tremblement de terre de Hanshin Awaji, dans la région de Kobe, s’est produit à une époque où les séquelles de l’éclatement de la bulle du foncier, survenue en 1992, pesaient encore sur le système financier. George Horwich, de l’Université Purdue, a publié une étude sur l’impact de ce séisme sous le titre « Enseignements économiques du tremblement de terre de Kobe » (*4)

George Horwich commence par remarquer que, juste après le séisme, les observateurs étrangers estimaient qu’il faudrait à Kobe beaucoup de temps pour se remettre des dégâts provoqués par le séisme. Ainsi, le World Disasters Report (Rapport sur les désastres dans le monde) de 1996, publié par Oxford University Press, prévoyait que la reconstruction prendrait dix ans, vu la gravité des dommages subis par Kobe. En valeur monétaire, les logements effondrés représentaient la moitié du montant total des dommages, mais les entreprises étaient elles aussi durement touchées. C’est ainsi que les activités portuaires, dont provenaient 40 % du produit industriel brut de la ville, avaient leurs installations « sens dessus dessous ». L’ensemble des dommages infligés aux équipements atteignait une somme colossale : en se basant sur le taux de change en vigueur à l’époque pour les échanges commerciaux, George Horwich l’estimait à 114 milliards de dollars, soit environ 9 000 milliards de yens.

Plusieurs passages surélevés de la voie express de Hanshin se sont effondrés à Kobe. Vingt-et-un mois plus tard les dégâts étaient réparés et la voie rouverte à la circulation (photo Kawaguchi Tsutomu/PIXTA).

Dans les faits, la reconstruction a pourtant été étonnamment rapide, puisqu’elle a été menée à terme en beaucoup moins de dix ans. Un an après le séisme, alors que seulement la moitié des travaux de restauration du port était accomplie, le volume des importations enregistré par le bureau des douanes de Kobe avait retrouvé son niveau d’avant le tremblement de terre et celui des exportations 85 % de ce niveau. En juillet (dix-huit mois après le séisme), 100 % des grands magasins de la ville et 79 % de ses boutiques avaient rouvert. En octobre, la voie express de Hanshin était à nouveau en service et en janvier 1997 (deux ans après le séisme), tous les débris laissés par le tremblement de terre avaient été évacués.

Pour expliquer la rapidité de ce retour à la normale, George Horwich fait appel aux grands principes de l’économie. Le tremblement de terre a provoqué des destructions considérables dans le domaine des installations et équipements, mais la place de celui-ci n’est pas suffisamment essentielle pour que les activités de production s’en trouvent paralysées. D’autres facteurs interviennent, notamment les ressources humaines. Autrement dit, la production peut se poursuivre tant qu’il y a des gens dotés à la fois d’une forte volonté de travailler et d’un haut niveau de compétence.

On voit donc que les activités de production sont susceptibles de reprendre après un séisme, pour peu que la région concernée dispose toujours de ressources humaines, et ce quelques soient les dommages infligés aux équipements. En effet, les travailleurs répareront les installations et équipements endommagés. Dans le même temps, ils effectueront davantage d’heures de travail pour tenter de rattraper le retard pris par la production. Un an après le tremblement de terre de Kobe, nous l’avons vu, alors que la réparation des installations portuaires n’était qu’à moitié achevée, le volume des importations et des exportations transitant par le port avait pratiquement retrouvé son niveau antérieur. Cela n’aurait pas été possible si le plafonnement des heures de travail autorisées pour les travailleurs portuaires n’avait été assoupli ; en fait, l’allongement des horaires a compensé le handicap que constituait l’endommagement des installations.

George Horwich insiste en ces termes sur l’importance de cette substitution : « Le premier principe économique est que la production peut être générée par des combinaisons variables de ressources. » (*5) Si une méthode de production fait défaut, on peut en général la remplacer par une autre. En cas de destruction des équipements, par exemple, on peut passer d’une production hautement mécanisée à une production à forte intensité de main-d’œuvre. C’est ce processus, nous dit Horwich, qui a permis à Kobe de récupérer en à peine quinze mois 98 % de son niveau de production industrielle en termes de valeur.

Qu’on me permette de relever un autre point. Les destructions consécutives à un cataclysme de grande ampleur concernent les équipements et autres biens matériels ; elles n’offrent pas de mesure directe de l’impact sur les flux de production et de revenu qui constituent le produit intérieur brut du pays concerné. Supposons, par exemple, qu’un agriculteur a cent hectares de terres en culture dont cinq deviennent inutilisables à cause de la pollution ou de tout autre facteur. Supposons encore que cet agriculteur est un céréalier. Son revenu est-il voué à diminuer du fait de la pollution qui a mis hors d’usage une partie de ses terres ? Pas nécessairement. Notre agriculteur a toujours la possibilité d’augmenter son revenu en accroissant la productivité des 95 % de terres restants, par exemple en utilisant davantage d’engrais ou encore en passant plus de temps à travailler dans ses champs.

En d’autres termes, même si un facteur de production — la terre en l’occurrence — décroît, il reste possible d’augmenter le revenu (la production) grâce à un processus de substitution consistant à renforcer les apports d’autres intrants, par exemple les engrais ou le travail. Bien sûr, si l’agriculteur en question venait à vendre ses terres, le produit de cette vente diminuerait proportionnellement aux 5 % devenus inutilisables. Le cultivateur, autrement dit, se serait appauvri en termes de patrimoine. Mais en termes de revenu annuel, rien ne lui interdirait de s’enrichir.

Dans le cas de Kobe, ce processus de substitution a joué un rôle à divers égards dans le prompt rétablissement de la ville. Ainsi, lorsque des entreprises ont remplacé des équipements détruits par le tremblement de terre, elles ne se sont pas contentées de réinstaller les mêmes machines, mais ont choisi de se doter des équipements les plus neufs et les plus performants. En ce sens, le séisme a eu le mérite de faire avancer la technologie de production. De même, les industriels dont la chaîne d’approvisionnement a été rompue du fait des dégâts consécutifs au séisme ont été en mesure d’y remédier rapidement en déplaçant leur production vers d’autres régions. C’est ainsi que certaines activités de production ont quitté Kobe après le séisme. Dans le cas du port de Kobe, même si le volume des exportations et des importations a pratiquement retrouvé son niveau d’avant, l’importance des opérations portuaires pour la ville elle-même ou sa position parmi les autres ports de l’Asie ont toutes deux reculé.

(*4) ^ Economic Development and Cultural Change, vol. 48, no. 3 (April 2000), pp. 521–42.

(*5) ^ Ibid., p. 522.

Un coup de pouce à la reprise

Les abords du port de Kobe ont été considérablement rénovés après le séisme de 1995, comme en témoigne la construction de cette promenade.

Quel genre d’impact le tremblement de terre de Kobe a-t-il eu sur l’ensemble de l’économie japonaise ? Le Grand tremblement de terre de Hanshin Awaji a eu lieu le 17 janvier 1995 et, au premier trimestre de cette année-là, le PIB réel du Japon a enregistré un taux de croissance, certes positif, mais limité à 0,2 % en valeur annualisée, un chiffre extrêmement faible qui reflétait sans doute l’impact du tremblement de terre. Mais les deux trimestres suivants ont vu l’économie progresser à un rythme de 1,3 %, chiffre qui est passé à 2,3 % au dernier trimestre, si bien que le taux de croissance sur l’ensemble de l’année a été de 1,4 %. Ce chiffre, qui représentait une forte augmentation par rapport à l’année précédente(0,6%), était en outre le plus élevé depuis 1990, année de l’éclatement de la bulle des valeurs mobilières japonaises. La vigueur de la croissance économique en 1995 est d’autant plus remarquable que la force du yen cette année-là — 79 yens pour un dollar — mettait les exportateurs en difficulté.

Si l’on en juge d’après ces chiffres, il semblerait que le tremblement de terre de Kobe, loin de freiner l’économie japonaise en 1995, ait contribué à alimenter la reprise par le biais de la reconstruction qui lui a succédé. Quant aux raisons pour lesquelles le séisme n’a pas pesé sur l’économie, on peut émettre diverses hypothèses à ce sujet.

On remarquera en premier lieu qu’en janvier 1995 l’économie japonaise traversait une période de stagnation consécutive à l’éclatement des bulles qui s’étaient formées à la fin des années 80. La Bourse avait atteint un pic dans la seconde moitié de 1989 et l’immobilier, deux ans plus tard, mais même après l’éclatement des bulles des valeurs mobilières puis immobilières — en 1990 et 1992 respectivement —, bien des commentateurs des médias japonais soutenaient que l’envolée de la consommation allait se poursuivre. Il se trouve pourtant que l’effondrement de la valeur du foncier — qui avait connu un tel essor qu’on a pu dire à un moment donné que le terrain du Palais impérial de Tokyo valait deux fois plus que tout le territoire de la Californie — a fait avorter nombre d’investissements fondés sur la présomption que les prix de l’immobilier allaient continuer de grimper. Les sociétés qui avaient fait ces investissements se sont retrouvées lourdement endettées et les banques qui avaient prêté les fonds ont hérité d’un lourd fardeau de prêts non productifs. Depuis la seconde guerre mondiale, jamais le Japon n’avait connu un endettement aussi généralisé.

Tous les ans, jusqu’en 1994, le même refrain s’est fait entendre : « L’économie va reprendre cette année. » Confrontées à ce mélange de chute des cours des actions, d’endettement pléthorique et de ralentissement de l’activité, les autorités en charge de la politique monétaire n’avaient guère d’autre choix que de relâcher les rênes. Je m’étais rangé à l’idée très répandue que la Banque du Japon hésitait à baisser les taux d’intérêt par crainte que les bulles ne se reforment. Cette façon de voir concordait avec la célèbre remarque faite en 1992 par Kanemaru Shin — le puissant politicien qui était alors vice-président du Parti libéral-démocrate — selon laquelle le taux d’escompte devait baisser, même s’il fallait pour cela licencier le gouverneur de la BoJ.

Il est vrai que la banque centrale ne s’est pas empressée de baisser son taux d’escompte, mais elle a pris assez vite l’initiative de baisser ce qu’on appelle désormais son taux d’intérêt pratique, à savoir le taux de remboursement au jour le jour. De la façon dont je vois les choses aujourd’hui, si ce relâchement ne s’est avéré très efficace ni pour améliorer les résultats des institutions financières ni pour stimuler l’ensemble de l’économie, c’est parce que la banque centrale avait tenté de mettre un frein à la frénésie spéculative en amenant le taux au jour le jour à un niveau extrêmement élevé jusqu’à la veille de l’éclatement des bulles. Le niveau du taux d’intérêt à court terme était si élevé que les initiatives pour le faire baisser, aussi rapides qu’elles aient été, n’ont pas suffi à le ramener à un plancher suffisant pour stimuler l’investissement.

Remettre en service les équipements au repos

Vue des immeubles d’habitation qui bordent la nouvelle zone résidentielle qui s’est développée autour du port de Kobe après le séisme de 1995.

Avant le tremblement de terre de Kobe, l’économie japonaise était dans le marasme, si bien qu’un peu partout dans le pays les entreprises avaient des équipements qu’elles ne faisaient plus fonctionner. C’est un point qu’il faut garder présent à l’esprit lorsqu’on s’interroge sur le sort de l’économie après le séisme.

Bien qu’on puisse pallier au défaut d’un intrant en augmentant l’intensité de main-d’œuvre, il n’en reste pas moins que, dans une économie en bonne santé où les installations et équipements tournent régulièrement, la perte d’équipements consécutive à un séisme de grande ampleur entraîne un déclin de la production, avec le contrecoup qui en résulte pour le PIB. Au début de l’année 1995, toutefois, il y avait une grande quantité d’équipements au repos sur l’ensemble du territoire japonais. Si bien que la perte de capacité de production à Kobe a pu être compensée en remettant ces équipements en service. Et leur réactivation a eu un effet positif sur l’économie japonaise, en phase de ralentissement depuis l’éclatement des bulles.

La présence d’équipements au repos est en soi-même une source de stagnation économique. La vigueur de l’investissement est indispensable à la croissance, or les entreprises qui ont des équipements non utilisés rechignent à en acheter de nouveaux, par crainte d’aggraver encore l’excédent de capacité de production. Qui plus est, les entreprises affligées d’un excédent d’équipements sont susceptibles de produire des biens à seule fin de faire tourner les machines, quitte à vendre ces produits au rabais. Ce qui alimente une tendance déflationniste, et il devient d’autant plus difficile de financer de nouveaux investissements productifs par la vente des produits en question. Ainsi s’instaure un climat de moins en moins propice à l’investissement des entreprises. Or c’est dans ce genre de marasme persistant que l’économie japonaise avait sombré au début de l’année 1995.

La situation a changé de façon spectaculaire le 17 janvier, avec les destructions d’équipements à Kobe et l’augmentation des taux d’utilisation de la capacité dans d’autres régions du Japon. Le comportement des entreprises s’est orienté à la hausse en termes d’investissements productifs. On peut identifier deux éléments qui ont contribué à ce retournement. Le premier est la nécessité de remplacer les équipements détruits par le tremblement de terre. Comme nous l’avons vu, loin de se contenter de remplacer les vielles machines, les entreprises ont fait l’acquisition des modèles les plus récents. À tel point que certaines d’entre elles se sont dotées d’une capacité de production supérieure à celle qu’elles avaient avant le séisme. Le deuxième élément est l’augmentation de l’utilisation de la capacité à l’échelle de la nation tout entière, qui a incité les entreprises à envisager avec optimisme la perspective de consentir de nouveaux investissements productifs. En fait, le tremblement de terre a contribué à résorber l’excédent de capacité de production qui, jusque-là, constituait la plus forte entrave à l’investissement.

Le lien entre l’action positive de ces deux éléments sur l’investissement et l’amélioration du taux de croissance en 1995, qui atteignit cette année-là un niveau record depuis l’éclatement des bulles, semble donc évident. George Horwich suggère que les effets de l’assouplissement de la politique monétaire opéré par la BoJ à partir de 1992 se sont alors fait sentir à retardement. En effet, lorsque la banque centrale cherche à faire baisser les taux d’intérêt à court terme, elle achète des actions sur le marché libre et veille ainsi à ce que l’argent circule en abondance. Mais aussi abondant que puisse être cet afflux de capitaux, l’assouplissement des conditions monétaires aura peu d’effet sur l’économie tant que les entreprises ne souhaiteront pas l’utiliser pour accroître leurs investissements.

Telle était précisément la situation qui s’était instaurée au début de l’année 1995. Les entreprises, qui avaient accumulé de forts excédents d’équipements, se sentaient peu enclines à mettre à profit les capitaux disponibles. Mais quand le tremblement de terre a stimulé leur volonté d’investir, l’abondance de l’offre d’argent leur a facilité la tâche pour emprunter les capitaux dont elles avaient besoin, si bien que leur vision haussière en termes d’investissement productifs a pu se concrétiser.

Bref aperçu sur 2011

Nous avons vu qu’une économie peut sortir globalement indemne d’un séisme de grande ampleur, lequel peut même agir comme un stimulus par le biais de l’augmentation des investissements liés à la reconstruction. Peut-on s’attendre à une issue similaire cette année dans le cas du Grand séisme de l’Est du Japon ? Ce serait malheureusement beaucoup trop optimiste. Il se trouve en effet qu’à la catastrophe naturelle due au tremblement de terre et au tsunami est venu s’ajouter un autre désastre, d’origine bien humaine celui-là : l’accident survenu à la centrale nucléaire et la pénurie d’électricité qui en a résulté. À un moment donné, TEPCO a annoncé que la quantité d’énergie fournie sur le territoire qu’elle dessert allait baisser de 25 % lors du pic de consommation de l’été, même si elle a désormais revu ce chiffre à la baisse et déclaré qu’il ne serait « que » de 15 %. Les données dont on dispose indiquent que la consommation d’électricité augmente de 1 % à chaque fois que la croissance économique progresse de deux points de pourcentage. Si l’on se fonde sur ces chiffres, la pénurie de cet été va entraîner une chute de 30 % de la production dans l’Est du Japon. Dans le même temps, l’accident survenu à la centrale de Fukushima Daiichi, exploitée par TEPCO, a créé dans le Japon tout entier un climat de méfiance vis-à-vis du nucléaire. On peut s’attendre à ce que les centrales nucléaires soient mises à l’arrêt dans l’ensemble du pays et que des régions desservies par d’autres opérateurs connaissent elles aussi des pénuries d’électricité.

Pour encourager l’investissement lié à la reconstruction, il faut donc de toute urgence prendre des mesures en vue d’augmenter les approvisionnements en électricité. À certains égards, la situation est similaire à celle que le Japon a connue après la défaite, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, quand l’accroissement des approvisionnements en charbon était sa première priorité. La seconde priorité à l’ordre du jour est également la même que dans l’après-guerre : elle consiste pour les pouvoirs publics et le secteur privé à tout mettre en œuvre pour renforcer la capacité d’exportation du pays. Nous devons considérer comme une vérité objective le fait que l’accident de Fukushima Daiichi va mettre un terme aux projets préalables d’augmentation de la part du nucléaire dans la consommation d’énergie. Et il ne sera pas facile de produire suffisamment d’énergie « propre » pour compenser les pertes qui vont en résulter. Notre dépendance aux combustibles fossiles va s’accroître et l’on peut s’attendre à ce que les soulèvements en faveur de la démocratie au Moyen-Orient, associés aux retombées de l’accident de Fukushima, poussent le prix de ces combustibles à la hausse.

Depuis de nombreuses années, les familles et les dictateurs qui monopolisent le contrôle de la production pétrolière dans les pays du Moyen-Orient, soucieux de la continuité de leur prospérité après l’épuisement des réserves de pétrole, utilisent l’argent des exportations d’or noir pour prendre des participations dans des sociétés des pays avancés. Cet état de fait a généré une confortable symbiose entre ces derniers et les exportateurs de pétrole. Mais les révolutions démocratiques qui balayent la région vont immanquablement changer la donne, au moins pour un temps. Même l’Arabie saoudite, le premier producteur de pétrole au monde, va probablement s’efforcer d’échapper à un changement politique radical en augmentant le prix du brut et en utilisant les revenus ainsi générés pour faire des largesses à la population. Dans le même temps, le désastre de Fukushima a renforcé l’aversion que l’énergie nucléaire inspire dans les pays avancés. Ce constat vaut tout particulièrement pour l’Allemagne, qui s’est empressée de mettre hors service sept réacteurs nucléaires, mais les États-Unis semblent eux aussi susceptibles de revenir sur leurs projets de construction de nouvelles centrales. Tout cela va déboucher sur un renforcement à l’échelle planétaire de la dépendance vis-à-vis des combustibles fossiles.

Même si les prix de l’énergie augmentent, le Japon sera en mesure d’importer les ressources dont il a besoin tant qu’il maintiendra sa capacité d’exportation. Dans le cas contraire, il ne parviendra plus à se procurer les fonds nécessaires à l’achat des ressources qu’il importe, et il y a de fortes chances pour que les contraintes qui pèsent sur son alimentation en électricité se pérennisent. Le gouvernement japonais actuel a suffisamment à faire avec la situation de crise et la recherche d’un consensus face au clivage de l’opinion sur la question de l’énergie nucléaire. Il est pourtant un autre point qui a pris encore plus d’importance dans une perspective à long terme,  je veux parler de la poursuite des efforts en vue de conclure des accords de libre-échange avec d’autres pays.

(Texte original en japonais)

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