Le Japon post 11 mars 2011 : le chemin vers la renaissance

La renaissance du Japon après la catastrophe du 11 mars

Politique Société

Après la catastrophe du 11 mars 2011, Yonekura Seiichiro s’interroge sur l’avenir du Japon du point de vue non seulement de l’économie et de la politique mais aussi de l’écologie. Pour lui, le désastre du Tôhoku et la reconstruction devraient coïncider avec une remise en question profonde et un nouveau départ. Dans cette perspective, il met en avant le concept de « destruction innovante » qui voudrait que toute catastrophe naturelle ou révolution suscite en retour une vague porteuse de changement et d’innovations.

Le séisme et le tsunami du 11 mars, suivis par la fusion du réacteur de la centrale nucléaire de Fukushima, ont infligé des dégâts sans précédent aux régions du Tôhoku et du Kantô, dans l’île de Honshû. Plus de trois mois après, on s’accorde à dire que ce drame risque fort de rester dans l’histoire non pas comme une catastrophe naturelle mais comme un désastre provoqué par l’homme. Il est de plus en plus évident que le gouvernement japonais et Tokyo Electric Power Co [TEPCO], la société qui exploite la centrale de Fukushima, ont réagi de façon complètement incohérente et dissimulé les erreurs de planification et la politique de subvention de chantiers à des fins électorales auxquelles a donné lieu le développement de la capacité nucléaire de l’Archipel. Le comportement des hommes politiques laisse tellement à désirer qu’il donne envie de se voiler la face. Des gens qui n’ont pas la moindre idée de ce que le Japon doit faire parlent de projets de reconstruction et d’augmentation d’impôts à torts et à travers. La catastrophe du 11 mars a encore augmenté la pression qui pèse sur le pays, dont la dette publique avoisine déjà le million de milliards de yens. Mais elle pourrait aussi s’avérer comme l’occasion de créer un nouveau Japon. Pourquoi ne pas en profiter pour reconsidérer l’avenir de notre pays d’un œil nouveau.

Le changement de paradigme de l’après-guerre

Voyons d’abord en quoi a consisté le changement de paradigme entre la période qui a précédé la guerre et celle qui l’a suivie. Avant la Seconde Guerre mondiale, on s’accordait à reconnaître que trois obstacles entravaient la croissance économique du Japon. En premier lieu figurait le manque de matières premières, en particulier de pétrole. En second lieu, on invoquait la taille relativement réduite de l’Archipel et son isolement. En troisième lieu venait le fait que le Japon était surpeuplé (à l’époque il comptait 75 millions d’habitants, contre 60 en Allemagne et 45 en France).

Ces conditions prétendument défavorables ont servi de prétexte à la politique d’expansion territoriale des dirigeants du Japon en Mandchourie, en Chine et en Asie du Sud-Est. Les ambitions impérialistes japonaises ont abouti à une lamentable défaite qui a contraint le pays à repartir à zéro. Contre toute attente, le Japon est entré dans une période de croissance miraculeuse qui a fait de lui la deuxième puissance économique du monde.

Je voudrais maintenant examiner de près le changement de paradigme qui a eu lieu après la Seconde Guerre mondiale. Un nouveau consensus, transformant soudain les trois obstacles à la croissance économique en avantages, s’est imposé sous la forme suivante. D’abord, le Japon n’avait qu’à importer les matières premières qui lui faisaient défaut. Ensuite, sa position de pays insulaire constituait un avantage. Enfin, sa population — elle allait atteindre les 100 millions d’individus — était un atout dans la mesure où elle fournissait à la fois un gigantesque marché intérieur et une main d’œuvre d’excellente qualité. C’est ainsi que le Japon s’est mis à importer de grandes quantités de matières premières du monde entier et qu’il s’est engagé dans la production en série et la vente intensive. Sa population importante, considérée jusque-là comme un handicap, a permis de créer un vaste marché intérieur et de tester les nouveaux produits. Les fabricants ont pu ainsi affiner leurs techniques et mettre au point des produits à valeur ajoutée avant de les lancer sur le marché mondial. Ce changement de paradigme s’est avéré une telle réussite qu’il mérite même d’être souligné du point de vue historique.

Vers une société sans nucléaire et à faibles émissions de carbone

Comment les choses vont-elles évoluer après la catastrophe du 11 mars ? Fermons les yeux un instant et imaginons un avenir où l’Archipel ferait l’envie du monde entier. Le Japon serait à l’avant-garde de la planète, il serait sorti du nucléaire, émettrait peu de carbone et serait devenu une nation décentralisée composée de cités-États. Sa consommation d’énergie aurait diminué de plus de moitié et le peuple japonais n’en continuerait pas moins à vivre dans la prospérité et à convertir son savoir en richesse en partageant son expertise avec le reste du monde.

Le désastre provoqué par le séisme du 11 mars a permis de prendre conscience des risques très graves posés par le nucléaire et de la fragilité d’un système économique qui en dépend. Comme on l’a déjà amplement souligné, la production d’énergie nucléaire repose sur une technologie qui ne prévoit pas de solution en ce qui concerne le traitement du combustible irradié. Pour que le plutonium devienne inoffensif, il faudra attendre plus de 240 000 ans (ou dix demi-vies, la quantité de ses atomes étant divisée par deux tous les 24 000 ans). Comme il n’existe pas de méthode pour le recycler, les seules options possibles sont l’enfouissement dans des zones isolées ou l’immersion en mer. Comment peut-on envisager de stocker un métal lourd si dangereux pendant une période aussi longue alors que l’histoire de l’humanité se limite à quelque 25 000 ans ? La seule solution viable, c’est de renoncer purement et simplement à l’énergie nucléaire. Il serait insensé que les Japonais lèguent un territoire pollué à leurs enfants et leurs petits enfants, en plus de la dette d’un million de milliards de yens qu’ils ont accumulée et que les générations futures devront rembourser. Voilà pourquoi le Japon doit s’affirmer en tant que leader mondial sur la voie de l’après-nucléaire.

Les objections que soulève immanquablement cette conception des choses se situent toujours dans la logique de l’offre. Comment le Japon peut-il continuer à produire l’énergie électrique qui a alimenté jusqu’à présent sa croissance sans avoir recours au nucléaire ? Cette façon de penser est révélatrice d’une incapacité à changer de paradigme. Ce dont le Japon a besoin à l’heure actuelle, c’est d’une prodigieuse innovation du côté de la demande. Avant de nous préoccuper de l’alimentation en électricité, efforçons-nous de réduire au plus vite notre consommation d’électricité.

Des innovations pour réduire la consommation d’électricité

Les maisons et les immeubles intelligents équipés de compteurs intelligents font partie des innovations qui pourraient réduire la demande en électricité. Ils seraient en outre reliés à un réseau de distribution d’électricité intelligent et situés dans des villes intelligentes. La mise au point et l’adoption à grande échelle de ce genre d’innovations doit se faire au plus vite.


Prototype de « maison intelligente » situé dans le quartier Minato Mirai 21 à Yokohama (photo Sekisui House, Ltd.).


Panasonic et huit autres entreprises se sont associées avec la ville de Fujisawa, dans le département de Kanagawa, pour mettre en œuvre un projet, baptisé Fujisawa SST, de construction d’une « ville intelligente » sur un terrain de 19 hectares où se trouvait jadis l’usine Panasonic (photo Panasonnic Corp.).


Intérieur d’un modèle de maison qui accorde la priorité au respect de l’environnement tout en intégrant les technologies de réseaux. L’objectif est la recherche de nouveaux modes de vie responsables dans des maisons conçues pour durer longtemps (photo Sekisui House, Ltd.).


Le Musée de la pierre Ôya, bâti sur les vestiges d’une galerie de mine d’Utsunomiya, dans le département de Tochigi. D’autres régions du Japon étudient la possibilité de mettre à contribution le refroidissement naturel offert par ces ouvrages souterrains, qui fait d’eux un emplacement idéal pour les centres de traitement de l’informatique et les serveurs.


Le projet Seirensho, sur l’île d’Inujima. Ce musée abrite et fait revivre les vestiges d’une usine désaffectée de transformation du cuivre. Le bâtiment, qui conserve les cheminées et les briques « karami », sous-produits du processus de transformation, fait aussi appel à des sources d’énergie naturelles telles que le solaire et le géothermique (photo Naoshima Fukutake Art Museum Foundation)
Maquette : Yanagi Yukinori
Conception architecturale : Sambuichi Hiroshi
Maîtrise de l’ouvrage : Naoshima Fukutake Art Museum Foundation
Photographie : Ano Daici

Il y a beaucoup de progrès à faire dans le domaine du chauffage, de la climatisation et de l’éclairage des maisons et des bureaux de l’Archipel. Il suffirait de les équiper de capteurs intelligents pour obtenir des résultats significatifs. La multiplication des petites innovations, à commencer par le réaménagement des bureaux ou l’installation de réflecteurs de lumière, permet de faire des économies d’énergie tout à fait substantielles. Le refroidissement des serveurs informatiques, qui est en train de prendre une ampleur exponentielle, est un secteur où l’on pourrait obtenir des résultats appréciables en mettant à contribution toute la palette des technologies dont on dispose, notamment les capteurs sophistiqués et les dispositifs de refroidissement local (Local Cooling). Améliorer la technologie des capteurs, fabriquer des systèmes de chauffage et de climatisation passifs et mettre au point de nouveaux matériaux, voilà autant de tâches qui relèvent des compétences de l’industrie japonaise.

Pour assurer la dispersion des risques, il vaudrait mieux éviter de trop regrouper les centres de données abritant une grande quantité de serveurs. Certains de ces centres pourraient être transférés dans des cavernes souterraines des îles de Hokkaidô et de Kyûshû et dans la région du Chûgoku, dans la partie ouest de l’île de Honshû. Il faudrait aussi que l’industrie du bâtiment utilise au maximum les technologies économes en énergie. Les structures de l’île de Inujima, dans la Mer intérieure, qui utilisent l’énergie solaire et éolienne, sont tout à fait exemplaires à cet égard. La réputation du Japon en termes de capacités manufacturières devrait se confirmer dans ce domaine aussi. S’adapter aux innovations dans la perspective de la demande, c’est quelque chose que le Japon sait parfaitement faire. Et il peut exporter les technologies qu’il a développées dans les pays émergents et dans le monde entier.

Quoi qu’il en soit, les gens qui se situent encore dans la logique de l’ancien paradigme risquent d’avoir du mal à comprendre la nécessité d’abandonner l’énergie nucléaire, même s’ils sont au courant des alternatives existantes. En ce qui concerne le Japon toutefois, on ne voit guère quel avenir il pourrait avoir s’il ne met pas à contribution les innovations, petites et grandes, pour s’affranchir de sa dépendance vis-à-vis de l’énergie nucléaire, qui lui fournit à l’heure actuelle 30 % de son électricité. Matsushita Kônosuke (1894-1989), le fondateur de la firme Panasonic, aurait déclaré un jour qu’il est beaucoup plus facile de réduire les coûts de 30 % que de 3 %. Et c’est apparemment ce qu’avait fait son entreprise. Ce que Matsushita voulait dire par là, c’est qu’il ne peut y avoir d’innovations majeures avec un objectif de réduction des coûts de 3 %, parce que pour l’atteindre, on peut se contenter d’apporter de légères améliorations aux technologies existantes. Tandis que, quand on fixe la barre à 30 %, on est obligé d’opérer un changement d’optique complet. De ce point de vue, 30 % de réduction de la consommation électrique n’est pas un objectif impossible à atteindre.

Alimenter les écoles en électricité d’origine solaire

Une autre innovation en vue de réduire la consommation consisterait à utiliser l’énergie solaire pour alimenter les établissements scolaires en électricité, en particulier les écoles primaires et les collèges. Maintenant que Google a mis en ligne de nombreux livres en version numérique et qu’on peut accéder à toutes sortes d’informations par Internet, les écoles n’ont pas toutes besoin d’avoir une grande bibliothèque. Pour peu que les écoliers japonais apprennent l’anglais et disposent d’installations en ligne appropriées, ils auront accès à l’information dans le monde entier. La plupart des écoles primaires et des collèges ne fonctionnent que pendant la journée. Quand on remettra en état les établissements scolaires dévastés par la catastrophe du 11 mars, on aura tout intérêt à adopter une politique systématique d’équipement en énergie solaire. Celle-ci aura au moins trois conséquences importantes. En premier lieu, le nombre important des commandes entraînera une baisse sensible du prix des panneaux solaires. Ensuite, l’économie de la région sera stimulée par le redémarrage des travaux publics. Enfin, le Japon deviendra un modèle de référence pour les pays en développement soucieux de se doter d’équipements pédagogiques, en particulier par le biais d’Internet.


La pose de panneaux solaires sur le toit des écoles et des collèges s’inscrit dans la campagne menée par les autorités en vue de promouvoir les « éco-écoles » pourvues d’installations respectueuses de l’environnement. Outre qu’elle réduit les atteintes à l’environnement, cette initiative prévoit l’intégration de matériel éducatif destiné à l’enseignement de l’écologie (photo ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie).

Eco-cités et discrimination positive

Dans la société sans nucléaire et à faibles émissions de carbone dont il est ici question, la planification urbaine doit figurer parmi les priorités du développement énergétique. Pour la reconstruction des zones dévastées par le séisme, je propose que le gouvernement choisisse au moins dix municipalités qui seraient appelées à devenir des éco-cités et des villes intelligentes. Ces municipalités ne se trouveraient pas forcément dans les zones gravement sinistrées du Tôhoku. Si la décontamination de la zone touchée par l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima s’avère plus longue que prévu, on pourrait choisir des villes d’autres régions du Japon qui ont accueilli des sinistrés du Tôhoku. Comme je l’expliquerai plus loin, les autorités locales, dotées d’une grande autonomie, se chargeraient de la planification et le gouvernement leur procurerait des fonds pour la reconstruction, ceci afin de bâtir au plus tôt des villes d’avant-garde où les technologies économes en énergie les plus avancées du monde seraient systématiquement mises en œuvre.


La ville de Toyama s’est dotée d’un réseau de tramway, le Centram, en service depuis le mois de décembre 2009. Ce réseau de transports publics est à la fois convivial et respectueux de l’environnement (photo Ville de Toyama).

Quoi qu’il en soit, on ne devrait pas tarder à voir apparaître des éco-cités et des villes intelligentes, maintenant que des plans provisoires en tous genres ont été élaborés. Je voudrais en profiter pour insister sur l’importance de la mise en œuvre d’une stratégie de « discrimination positive » dans le cadre de la construction de ces villes. Je pense qu’il faudrait que 30 % des passations de marché du gouvernement central et des autorités locales aillent à des sociétés créées récemment, des entreprises locales et des firmes étrangères. Au cours de son histoire, le Japon a connu deux mutations révolutionnaires, la première à l’occasion de la Restauration de Meiji (1868), qui a marqué le début de la modernisation du pays, et la seconde quand il s’est engagé dans la reconstruction à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. À chaque fois, ce sont de nouvelles couches de la population qui ont pris en main la situation et la transition a été facilitée par le dynamisme des autres pays, dans un contexte d’ouverture. Quand le gouvernement central et les autorités locales commenceront à construire des éco-cités et des villes intelligentes, il faudra qu’ils réservent 10 % des fonds à des sociétés pleines d’avenir qui n’aient pas plus de trois ans d’ancienneté, 10 % à des petites et moyennes entreprises locales et 10 % à des firmes étrangères. Cette politique de « discrimination positive » s’appliquera à la conception des villes et aux passations de marché, y compris pour l’achat de matériaux de construction, d’équipement et d’outillage ainsi que du matériel et des logiciels liés aux technologies de communication de l’information.

Les quotas applicables à la passation des marchés

Les quotas de commandes pour les entreprises récentes devraient permettre d’encourager les activités innovantes en facilitant l’apparition de nouvelles entreprises (start-ups) et de firmes-rejeton (spin-off) par les grandes sociétés. Au début de l’époque Meiji (1868-1912), l’ascension sociale des guerriers de rang inférieur a permis le développement de nouvelles activités économiques et, dans la période de l’après-guerre, la dissolution des grands conglomérats industriels et financiers (zaibatsu) associée à l’épuration du patronat a eu un effet comparable. Après la catastrophe du 11 mars, le Japon doit une fois de plus ouvrir un nouvel espace économique pour faciliter le processus de la reconstruction. Faute de quoi les entreprises en place continueront à utiliser des méthodes conventionnelles qui font obstacle à l’innovation. Le quota appliqué aux attributions de marchés à des petites entreprises locales devrait permettre non seulement de créer des emplois, mais aussi d’attirer les ressources humaines nécessaires. Il semblerait que de nombreux jeunes aient déjà pris le chemin du Tôhoku ou soient en train d’y retourner pour prendre part à la reconstruction de la région. On doit dès maintenant se préparer sur place pour qu’ils puissent se mettre au travail. 

Le quota appliqué aux attributions de marchés à des firmes étrangères est tout aussi important. Comme l’a souligné l’architecte Andô Tadao, ces entreprises ne manifesteront d’intérêt pour la construction de villes nouvelles dernier cri que s’il s’agit de projets d’avant-garde. Qui plus est, ces projets doivent être suffisamment intéressants pour attirer les investisseurs. Un quota de passations de marchés devrait à coup sûr retenir l’attention des entreprises étrangères et il aurait bien d’autres mérites. Dans le domaine des travaux publics, la participation de firmes étrangères à des chantiers mettrait probablement un terme aux pratiques d’exclusion de la concurrence et le prix à payer pour remporter les appels d’offre pourrait diminuer de façon considérable. Cela devrait aussi permettre l’apparition de méthodes innovantes reposant sur des conceptions très diverses. Du fait de la catastrophe du 11 mars, le Japon est devenu le premier pays au monde en termes de montant de l’aide reçue de l’extérieur. En réponse à ce mouvement de solidarité, il se doit de partager avec le reste du monde les bienfaits dont il bénéficie. Cette ouverture spontanée au monde sera la troisième dans l’histoire du Japon, après la Restauration de Meiji et la période de l’après-guerre.

La décentralisation : une nécessité

Maintenant que le Japon commence à envisager de construire des éco-cités et des villes intelligentes, il est temps d’admettre que le changement de paradigme implique la fin de la concentration de toutes les fonctions à Tokyo et la mise en place d’un système décentralisé avec une plus grande autonomie régionale. La création de nouvelles municipalités constitue une entorse au paradigme qui voulait que l’ensemble du Japon ait le même niveau de  développement. Conformément aux « Plans de développement d’ensemble du pays », des villes pratiquement identiques ont été construites dans toutes les régions du Japon, sans tenir compte des caractéristiques climatiques et géographiques de chacune. Mais ce qu’il faut à présent, c’est un plan de développement qui s’appuie sur les particularités de chaque région. Si les abords des gares et des aéroports du Japon se ressemblent tous à s’y méprendre et si le pays est couvert de zones urbaines tentaculaires, c’est à cause des directives des quatre « Plans de développement d’ensemble du pays » successifs mis en œuvre depuis 1962. Pour construire des éco-cités et des villes intelligentes, il faut adopter une nouvelle approche. Elles doivent en premier lieu être alimentées par de l’électricité locale et d’origine solaire, éolienne, géothermique ou produite à partir de la biomasse et du bois des palettes. Ensuite, il faut abandonner la conception urbaine du XXe siècle qui a contraint les habitants des villes à faire de longs trajets entre la périphérie où ils résidaient et le centre où ils travaillaient, tout simplement parce que ce système est responsable d’une consommation excessive d’énergie. La ville doit être conçue comme un espace cohérent où il fait bon vivre, avec des logements, des lieux de travail, des établissements scolaires, et des installations de loisirs proches les uns des autres.

La création de villes économes en énergie n’est guère compatible avec un gouvernement hypercentralisé imposant d’en haut ses normes standardisées. Elle va de pair avec des autorités régionales dotées de pouvoirs discrétionnaires. La décentralisation est également souhaitable du point de vue de la gestion des risques par l’État. La catastrophe du 11 mars a clairement montré à quel point il est dangereux de concentrer le pouvoir administratif dans une seule région. Si un séisme de grande ampleur venait à frapper directement la région du Kantô, l’État serait complètement paralysé, du simple fait que l’administration, les entreprises et les medias sont tous concentrés dans la métropole de Tokyo. Le redressement du Japon se ferait dans une extrême confusion.

Pour un renforcement des unités administratives locales

Je voudrais maintenant insister sur les mérites d’un système composé d’unités administratives locales plus grandes et vraiment autonomes. J’ai pensé pour ma part à une fédération de dix unités administratives locales dont chacune serait pratiquement aussi autonome qu’un État. N’oublions pas que la superficie du Japon (environ 370 000 km2) est inférieure à celle de l’État de Californie (420 000 km2). Le gouverneur de Californie est responsable de l’administration de tout l’État, alors qu’au Japon, il y a un gouverneur à la tête de chacun des 47 départements du pays. L’Archipel a certes un poids quatre fois plus important que la Californie en termes de richesse économique et de population, mais il n’a absolument pas besoin de 47 gouverneurs.

Figure 1 Comparaison entre le Japon et la Californie

Si le Japon est divisé en un aussi grand nombre de départements, c’est parce qu’en 1871, lorsque le gouvernement de Meiji a voulu se doter d’une administration moderne, il a adopté un découpage du pays en départements, calqué sur celui des fiefs mis en place par les Tokugawa. À la fin de la période d’Edo (1603-1868), le pays se composait de près de 300 fiefs. Les déplacements se faisaient essentiellement à pied et il fallait 14 jours à un messager rapide pour aller de Tokyo à Osaka. En 1871, un décret impérial a créé 70 départements et peu après leur nombre a été réduit à 47. Mais depuis cette époque, les moyens de communication et d’information ont fait des progrès considérables. Avec le Shinkansen (le TGV japonais), il faut moins de trois heures pour aller de Tokyo à Osaka. Le maintien du découpage administratif mis en place il y a plus d’un siècle n’est donc pas justifié.

Qui plus est, les régions du Japon sont suffisamment développées pour se gouverner elles-mêmes. Il faudrait les regrouper sous forme d’unités régionales plus vastes. Si l’on réunissait la région du Kansai, autour d’Osaka, et celle du Chûgoku, on obtiendrait une unité administrative plus grande que le Canada en terme de taille économique. De même, il suffirait d’assembler la région du Chûbu avec Nagoya, pour former une unité administrative qui surpasserait la Corée du Sud, et l’île de Kyûshû pourrait constituer à elle seule une entité administrative plus importante que le Danemark. (Les chiffres proviennent de la banque de données des comptes nationaux annuels de l’OCDE et sont convertis en yens sur la base d’un taux de change de 113,26 yens pour un dollar.)

Figure 2 Puissance économique respective des blocs régionaux proposés

Des villes modèles pour une société vieillissante

Le déclin de la natalité et le vieillissement de la population posent d’ores et déjà de sérieux problèmes dans certaines parties du Japon. Ils sont particulièrement importants dans la région du Tôhoku, ce qui explique la présence de nombreuses personnes âgées parmi les victimes du séisme et du tsunami du 11 mars. Il faut toutefois signaler que cette évolution démographique est loin de se limiter au Japon. Entre 2005 et 2010, le taux de fécondité — qui indique le nombre d’enfants qu’une femme a eu en moyenne au cours de sa vie — était inférieur à 2 dans quantité de pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La Corée du Sud avait le taux le plus bas (1,22 enfant par femme), suivie de près par le Japon (1,27), la Pologne (1,27), l’Allemagne (1,32), l’Italie (1,38), le Canada (1,57), les Pays-Bas (1,74), l’Angleterre (1,84) et la France (1,89). Et rares étaient Etats qui, comme la Nouvelle-Zélande (2,02), les Etats-Unis (2,09) et le Mexique (2,21), avaient un taux de fécondité supérieur à 2. Tout pays où les femmes ont en moyenne moins de deux enfants est appelé à voir sa population décliner.

Figure 3 Comparaison internationale des taux de fertilité

La Chine elle aussi enregistre un déclin du taux de fécondité. Le chiffre global est de 1,77, mais dans les villes, où la politique de limitation des naissances à un enfant par foyer a été appliquée avec le plus de rigueur depuis 1979, il stagne autour de 1. La population est en train de vieillir encore plus vite en Chine qu’au Japon. On voit donc que les problèmes graves liés au déclin de la natalité et au vieillissement de la population affectent non seulement les pays développés mais aussi un pays très peuplé comme la Chine. Le Japon fait simplement partie du groupe de tête des États confrontés à ce problème.

Étant donné la gravité des problèmes démographiques dans la région du Tôhoku, les bâtisseurs des éco-cités et des villes intelligentes doivent prévoir des dispositifs de soins médicaux et d’aide sociale perfectionnés et adaptés aux besoins des personnes âgées. Leurs efforts en matière de construction communautaire pourront ainsi servir de modèle non seulement au reste du Japon mais aussi au monde entier. Si les villes intelligentes sont conçues comme des espaces agréables à vivre avec des logements, des lieux de travail, des établissements scolaires et des équipements pour les loisirs proches les uns des autres, elles attireront non seulement les personnes âgées mais aussi les jeunes et, ce faisant, elles pourraient même contribuer au relèvement du taux de natalité.

Le concept de “destruction innovante”

Certains objecteront sans doute que le Japon n’a pas de dirigeants capables de guider le pays sur cette voie. Je leur répondrai en disant qu’à l’heure actuelle, on peut très bien se passer de dirigeants dotés d’un fort charisme. Comme l’ont montré les recherches sur la complexité, les colonies de fourmis fonctionnent parfaitement sans qu’il y ait de reine pour leur donner des ordres. Les reines se consacrent exclusivement à pondre des œufs, tandis que les ouvrières se chargent du transport de la nourriture et d’autres fourmis du nettoyage de la fourmilière. Les colonies hautement complexes et fonctionnelles de fourmis sont constituées d’individus dont chacun accomplit la tâche qui lui est affectée au sein du dispositif global.

Dans l’étude des systèmes complexes, on utilise le terme « source d’innovation » pour expliquer comment la somme d’actions relativement simples peut s’avérer d’une puissance qui défie l’imagination. C’est le type de pouvoir qu’on a pu observer lors de la « révolution de jasmin » en Tunisie et en Égypte, où le changement est survenu en l’absence de dirigeants ou d’organisations révolutionnaires. Des gens qui rêvaient tous de démocratie et de liberté ont chacun de leur côté accompli de petites actions dont la puissance a été amplifiée quand ils ont communiqué par le biais de Twitter ou de Facebook. Tant et si bien que des régimes que l’on pensait inexpugnables ont fini par s’effondrer. Les informations diffusées au cours de ces révolutions, et en particulier les films vidéo, ont été accueillies favorablement par d’innombrables jeunes gens. Ce dont le Japon a besoin, c’est d’une révolution de jasmin paisible.

Pour ma part, je qualifie ce type de pouvoir de destruction innovante. L’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950) utilisait quant à lui le terme de destruction créatrice, pour qualifier un processus qu’il jugeait indispensable à toute innovation. De toute évidence, tout nouveau cycle commence dans le contexte d’un ordre plus ancien. Mais quand on définit le mécanisme du changement en terme de destruction créatrice, cela implique la présence d’entrepreneurs ou de dirigeants de grande envergure qui jouent un rôle fondamental. Or ce n’est pas du tout le cas quand on se place dans la perspective de la destruction innovante. Je pense qu’à l’avenir les révolutions ne seront pas aussi destructrices qu’auparavant. Elles prendront la forme de grandes vagues de changement suscitées par les paroles et les innovations d’individus liés par des affinités communes.

La catastrophe naturelle qui a frappé le Japon a provoqué une onde de choc qui aboutira inévitablement à un remodelage complet du pays. De tels propos paraîtront sans doute fumeux à ceux qui s’accrochent à l’ancien paradigme ou dont les intérêts sont menacés. Mais combien de gens ont pensé que le Japon deviendrait la seconde puissance économique mondiale en voyant Tokyo et Hiroshima réduites en cendres en 1945 ? À l’époque, le Japon n’avait pas de dirigeants charismatiques. Les futurs leaders du monde des affaires étaient des personnages à première vue insignifiants comme Nishiyama Yatarô (1893-1966), cet ingénieur promu du rang d’administrateur externe à celui de président de la firme Kawasaki pendant la période de l’épuration, qui passait pour un cadre subalterne ne sachant pas ce qu’il disait. On pourrait encore citer Matsushita Kônosuke, le fondateur de Panasonic, et Honda Sôichirô (1906-1991), le patron de Honda, dont la formation scolaire se limitait en tout et pour tout à l’école primaire. Ces entrepreneurs en herbe avaient pourtant déjà compris intuitivement les besoins des Japonais.


Nishiyama Yatarô (au centre), premier président des aciéries Kawasaki. M. Nishiyama a joué un rôle capital dans le rétablissement du Japon après la guerre. Malgré l’accueil hostile que reçut, quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, son idée de créer une aciérie intégrée, taxée d’« irréaliste », il était convaincu que l’acier était essentiel au rétablissement du Japon et il entreprit de construire une aciérie pour la société Kawasaki dans le département de Chiba (photo JFE Steel Corp.).

Le pouvoir des jeunes

J’attends beaucoup des jeunes. Le 25 mai 1961, juste après la victoire de l’Union soviétique sur les États-Unis dans la course à la mise en orbite du premier homme dans l’espace, John F. Kennedy (JFK), alors président des USA, s’est adressé au Congrès américain en ces termes : « […] Je crois que notre nation doit se donner pour objectif d'envoyer un homme sur la Lune et de le ramener en toute sécurité sur la Terre, avant la fin de cette décennie […] ». Jusque-là, les États-Unis avaient seulement réussi à propulser un Américain dans l’espace pour un vol suborbital de 15 minutes et rien ne permettait de penser qu’ils avaient le niveau technique suffisant pour envoyer un homme sur la Lune. Le 12 septembre 1962, dans un discours prononcé à l’Université Rice, JFK a dit ce qui suit : « […] Si nous avons décidé, entre autres choses, d’aller sur la Lune pendant cette décennie, ce n’est pas parce que la tâche est facile, mais bien parce qu’elle est très ardue […] ». Un grand nombre de jeunes ont été sensibles à son appel. Du pays tout entier, des étudiants brillants ont afflué vers la National Aeronautics and Space Administration (NASA) dans l’espoir de participer au projet et c’est ainsi qu’en 1969, la mission Apollo 11 a réussi à se poser sur la Lune. Les membres du programme spatial Apollo avaient, paraît-il, en moyenne entre 26 et 28 ans, ce qui prouve que les étudiants ont joué un rôle de premier plan dans la réussite du pari de JFK.

À l’heure actuelle, nous pouvons très bien nous passer de dirigeant charismatique. Ce sont les Japonais eux-mêmes qui doivent prendre les devants pour créer une société sans énergie nucléaire et à faibles émissions de carbone qui soit adaptée aux exigences du monde actuel. Nous devons faire confiance au pouvoir innovant qui émergera des actions accomplies avec le plus grand sérieux par de multiples individus dans leurs domaines respectifs. Il suffit de consulter les pages de Facebook pour entendre un concert de voix en provenance de tout le Japon s’exprimer en faveur de la “destruction innovante” et de la “création innovante”.

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