L’impact social du déclin démographique

Les approches japonaise et coréenne sur la politique familiale

Économie Société Vie quotidienne

La Corée du Sud a fait ces dernières années l’expérience d’une « évolution de la famille » très rapide : baisse de la natalité, vieillissement de la population, croissance rapide du taux de mariages multinationaux. Une comparaison avec la politique familiale coréenne permet de faire apparaître certaines questions propres au Japon.

La baisse de la natalité et le vieillissement démographique dans l’Asie orientale

L’un des problèmes politiques communs à toutes les sociétés d’Asie orientale concerne la nécessité de se doter d’un système d’aide sociale efficace avec des ressources limitées, adapté à la baisse de la natalité et au vieillissement rapide de leurs populations. Pour affronter en douceur ces problèmes, la répartition des ressources financières doit être revue, à la fois à l’intérieur d’une même génération mais aussi entre la jeune et la vieille génération. Il s’agit donc de répondre simultanément à des problèmes générationnels et intergénérationnels.

Les sociétés d’Asie orientale ont toutes connu, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, une croissance du taux de natalité et une augmentation accélérée de leur population, au point qu’il s’est agi de maîtriser la croissance démographique par une promotion de la planification familiale. Par exemple, en Corée du Sud, entre 1960 et 1996, la politique de maîtrise de la natalité était affichée comme prioritaire par le gouvernement. Mais ironiquement, quelques années à peine après la fin de la politique de contrôle démographique, fut introduite une politique inverse de lutte contre la baisse de la natalité. Des politiques concrètes de promotion de la natalité ont été mises en place dès 1990 au Japon, 2004 en Corée du Sud, en 2006 à Taïwan.

L’évolution des indices démographiques diffèrent en phase et en amplitude d’un pays (ou région) à l’autre (Tableau 1).

L’indice synthétique de fécondité (en abrégé ISF) est particulièrement faible à Taïwan (pour une population totale de 23 millions d’habitants environ) et à Hong Kong (7 millions d’habitants environ). En 2009, l’ISF était de 1,03 à Taïwan, de 1,04 à Hong Kong. En 2010 à Taïwan, l’ISF est passé sous la barre du 1 avec un indice de 0,895. Vient ensuite la Corée du Sud (50 millions d’habitants environ), dont l’ISF était de 2,83 en 1980, mais a baissé pour atteindre 1,08 en 2005, avant de remonter légèrement à 1,15 en 2009. Au Japon en 1989, l’ISF fut de 1,57 (provoquant un phénomène social qui prit le nom de « choc 1,57 ») ; il a baissé jusqu’à 1,32 en 2005, mais s’est légèrement redressé ensuite : 1,37 en 2009, 1,39 en 2010.

Le taux de vieillissement (proportion de personnes âgées rapportées à la population totale) le plus élevé est celui du Japon, avec un taux de 22,7% en 2009. Il est de 12,8% à Hong Kong, 10% environ à Taïwan et en Corée du Sud, et de 8,3% en Chine.

D’autre part, les familles élargies (foyers dans lesquels vit aussi au moins un ascendant de l’un des membres du couple) sont de moins en moins nombreuses dans l’ensemble des sociétés de la zone considérée. Elles sont particulièrement peu nombreuses en Corée du Sud (7%), puis à Hong Kong (8,1%), au Japon (12,4%) et à Taïwan (14,3%). (cf. Tableau 1)

Tableau 1 : Indices démographiques des sociétés asiatiques, 1980–2009

    Chine Hong Kong1 Japon Corée du Sud Taïwan
Indice synthétique de fécondité (ISF) 1980 2,24 1,93 1,75 2,83 2,52
1990 2,17 1,28 1,54 1,59 1,78
2005 1,72 0,96 1,32 1,08 1,12
2009 -- 1,04 1,37 1,15 1,03
Pourcentage de la population âgée de plus de 65 ans (%) 1980 4,9 6,7 9,1 3,8 4,3
1990 5,6 8,6 12,0 5,1 6,2
2005 9,1 12,3 20,1 9,1 9,7
2009 8,3 12,8 22,7 10,7 10,6
Proportion de familles élargies (%)2 1980 -- 16,0 20,7 17,0 --
1990 -- 12,5 17,8 12,5 --
2005 -- 8,1 12,4 7,0 14,3

1 Chiffres de Hong Kong pour 1981, 1986, 2006.
2 Chiffres de Hong Kong incluant le nombre de familles élargies verticales (familles rassemblant trois générations et plus) et horizontale (familles composées des tantes, oncles et cousins).
Source : Créé sur la base des statistiques de chaque pays et région.

Comparaison Japon/Corée du Sud sur le caractère « drastique » de l’évolution familiale

Tout d'abord, voyons quels sont les traits caractéristiques de l’évolution de la famille au Japon, du point de vue de son caractère « drastique ».

Nous observons ici l’évolution de la famille du point de vue du « taux de natalité »(1), mais également de la fluidité des mariages et de leur mondialisation, à travers « l’évolution des divorces » (2), et « l’évolution des mariages multinationaux » (3).

Nous appelons « caractère drastique » de cette évolution une intégration de la synchronisation des paramètres d’évolution observés (a) [à savoir : les trois paramètres retenus de l’évolution familiale (1), (2) et (3) évoluent-ils de façon concomitante dans un laps de temps significativement court ou indépendamment l’un de l’autre ?], et du degré de l’évolution (b) [est-elle brutale ou douce ?]. Autrement dit, si l’évolution de ces trois paramètres est concomitante et brutale, l’évolution globale sera considérée comme drastique, ou douce dans le cas contraire.

Dans le présent article, considérant que deux phénomènes avaient eu lieu en Corée du Sud avant le Japon, le cas de la Corée du Sud servira de point de comparaison avec celui du Japon :

Premièrement l’évolution de la famille s’est opéré sur un mode plus drastique en Corée du Sud qu’au Japon.

Deuxièmement, une grave crise économique a frappé la Corée du Sud avant celle qu’a connue le Japon. Les mesures qui ont été mises en place dans ce contexte peuvent suggérer de nombreux indices pour analyser le cas du Japon.

Les graphiques 1 (Japon) et 2 (Corée du Sud) montrent l’évolution de trois paramètres : l’indice synthétique de fécondité (ISF), le taux brut de divorce (nombre de divorces pour 1 000 habitants et par an), et le taux de mariages multinationaux (nombre de mariages d’un citoyen du pays avec une personne de nationalité étrangère).

Pour ce qui concerne le Japon, le graphique 1 montre que les trois évolutions sont douces ; en revanche, pour ce qui concerne la Corée du Sud (Graphique 2), les trois évolutions se superposent. On peut donc dire que l’évolution familiale s’opère de façon plus drastique en Corée du Sud qu’au Japon.

La politique familiale sud-coréenne à caractère « explicite »

Face à cette évolution familiale drastique, la Corée du Sud a mis en place diverses mesures. On peut dire que la Corée du Sud, en rassemblant l’ensemble des différentes formes familiales de la société réelle, a institué une politique familiale à caractère explicite et globalisante. Voyons quels sont les trois points principaux qui caractérisent cette politique.

1. Une reconnaissance des divers types de familles

Dans le domaine de la politique familiale, toutes mesures d’aide sociale s’établissent en fonction de la conception de la famille de la société en question, l’unité à considérer aussi bien que l’extension admise. Or, la conception de la famille dans une société donnée est une question culturelle avant d’être une question politique. De ce fait, toute réforme de la politique familiale remet en question les présupposés culturels concernant la famille.

En Corée du Sud, depuis la « loi fondamentale sur la famille en bonne santé » instituée par le gouvernement Roh Moo-hyun en 2004, gouvernement central et gouvernements locaux poursuivent l’élaboration de la politique familiale. Au cours de ce processus, un débat national très animé sur des sujets comme « qu’est-ce que la famille », « quelle est notre image de la famille idéale », « quel type de famille faut-il aider et quelle aide lui apporter » est apparu. Le débat sur la conception de la famille est devenu sujet de réflexion politique. En conséquence de quoi, des formes concrètes d’aide aux différents types de familles ont pu être mises en place : familles avec enfant adopté, familles déplacées par le mariage, familles monoparentales, familles de personnes âgées.

2. Une politique familiale graduée en fonction de la réalité sociale

Il est également remarquable que la question de la position des familles dans l’échelle sociale ait été intégrée dans la prise en compte des besoins de garde d’enfants.

Par exemple, dans le « Premier Plan de base pour la famille en bonne santé », l’objectif chiffré était de ramener le taux de pauvreté des familles monoparentales, de 36 % en 2005, à 32% en 2010. Cette prise en compte des disparités et de la hiérarchie sociale dans un objectif de diminution de la pauvreté est absente de la politique familiale japonaise. (Tableau 2)

Tableau 2 : Des objectifs chiffrés dans le Premier Plan de base pour la famille en bonnne santé  (extrait)

domaine indices principaux 2005 2010
Extension de l’aide à la famille Part des dépenses publiques liées à la famille par rapport au PIB 0,1% 0,2%
Niveau de satisfaction subjective de la vie 47%(1) 60%
Taux de familles monoparentales vivant sous le seuil de pauvreté 36% 32%
Nombre d’enfants de familles monoparentales bénéficiant d’une pension alimentaire 230 000 460 000
Nombre d’utilisateurs des centres de soins et de soutien aux familles 100 000 600 000
Nombre de Centres familiaux de support aux immigrants par mariage 51(2) 200

(1) Données de 2002
(2) Données de 2003
Source : Ministère de l'Egalité des Sexes et de la Famille

3. Une stratégie ciblée aux enfants de familles à faibles revenus

Mérite également d’être considéré comme un trait caractéristique de la politique familiale sud-coréenne l’élaboration d’un objectif explicite de « soutien aux enfants des familles à faibles revenus ». Dans la société sud-coréenne, la différence entre les enfants qui reçoivent une éducation précoce et un apprentissage avant la scolarisation et ceux qui n’ont pas de telles opportunités est considérée comme étant un problème social majeur, qualifiée « d’inégalité de départ », « d’écart entre les enfants ». C’est ainsi que l’engagement « WE Start » (WE=Welfare et Education) a été lancé en mai 2004.

Le programme « WE Start » offre diverses modalités d’aide en direction des enfants de moins de 12 ans des familles à faibles revenus, en coopération avec les villes, centres sociaux, crèches, écoles maternelles et élémentaires, centres de soins, hôpitaux, pharmacies, entreprises, etc. À travers ce soutien aux enfants, un soutien global à leurs familles, à commencer par leur père ou leur mère, est également dispensé en cas de besoin. Des activités extra-scolaires sont également mises en place au niveau national. Les entreprises privées, sociétés civiles, organismes de sécurité sociale, organismes religieux ou individus de divers secteurs sont globalement engagés dans ce programme.

Le contexte de l’élaboration de la politique familiale « explicite »

Trois éléments peuvent être mis en avant pour expliquer le contexte de cette réforme vers une politique familiale globalisante à partir d’un questionnement sur comment rassembler l’ensemble des divers types de familles, et un objectif de focaliser le soutien sur les classes à bas revenus.

Le premier élément est le rôle majeur joué par les organisations non gouvernementales et les mouvements sociaux, comme le mouvement des pauvres ou le mouvement des femmes. Une variété de mouvements sociaux coopèrent ainsi en tirant parti des ressources locales, et déploient une variété d’actions en soutien aux familles et aux enfants défavorisés. En second lieu, il faut citer le rôle des universitaires et des chercheurs. Dans le cadre d’une question politique débattue dans la sphère sociale, ce sont non seulement les groupes concernés et les activistes sociaux, mais également les universitaires et les chercheurs qui travaillent ensemble et créent un dynamisme général pour faire bouger les choses. Le troisième point est la présence d'une forte volonté politique. Roh Moo-hyun avait assigné comme une tâche importante de son gouvernement le soutien des familles à faibles revenus.

Les réformes à caractère « implicite » du Japon

L’observation du cas du Japon comparativement à la Corée du Sud fait apparaître deux points caractéristiques.

1. Une réforme de la politique familiale à caractère implicite et parcellaires

Au Japon, la politique familiale n’a jamais emprunté une modalité explicite et globolisante comme en Corée du Sud. On peut au contraire dire que le Japon a favorisé les réformes de caractère institutionnel, parcellaires, et basées sur le non-dit et l’implicite.

Il y a certes une raison historique derrière le fait que le Japon a préféré éviter de mettre en place un politique familiale à caractère explicite, ce qu’a fait la Corée du Sud : il s’agissait d’éviter tout rappel à la politique nataliste pendant la guerre et à son slogan « Faites des enfants ! Multipliez ! ». Il faut remarquer en outre que le Japon n’a pas fait comme la Corée du Sud l’expérience d’une évolution drastique. Par conséquent, il ne s’est pas produit de situation où la question de la politique familiale est devenue un thème de débat politique, porté par la conscience d’un problème urgent. Il en est résulté que seule la baisse de la fécondité a émergé comme question politique. Si la politique familiale japonaise peut être qualifiée de parcellaire, voire individualiste, c’est justement parce que les différentes mesures : « Aide à la garde des enfants », « Lutte contre la baisse de la natalité », « Soutien au développement de la prochaine génération », «Promotion de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes », « Soutien aux familles monoparentales », « Promotion d’un équilibre vie privée / travail »… n’ont pas été liées organiquement par une politique familiale globale et cohérente, à la différence de la Corée du Sud.

D’autre part, ces mesures de politique familiale sont de caractère « implicite » ou « tacite » dans le sens où on ne peut prétendre qu’un débat global sur l’image de la famille comme prémisse majeure à leur mise en place ait émergé de façon active au Japon. Au contraire, le débat social pour une révision de l’image de la famille est restée en suspens depuis les années 1990, en conséquence de quoi les diverses réalités familiales actuelles ne se sont pas autonomisées de l’image tacite de la famille, basée sur le modèle : « Les hommes travaillent, les femmes s’occupent des enfants, font le ménage et s’occupent des vieux parents qui vivent à la maison », ou « Les hommes travaillent, les femmes apportent un complément en travaillant à mi-temps, font le ménage et élèvent les enfants ». Cette vision implicite de la famille n’étant pas mise en débat, les mesures qui visent des groupes différents, comme « l’aide à la garde des enfants » ou « le soutien aux familles monoparentales » sont simplement empilées individuellement, de façon parcellaire.

2. Une appréhension psychologiste des besoins éducatifs

Au Japon, les années 2000 ont vu « le stress de l’éducation des enfants », « l’angoisse de l’éducation des enfants » devenir un véritable problème social. Le débat sur la nécessité d’une aide pour résoudre cette angoisse est devenu majeur. D’autre part, les infrastructures socio-économiques de soutien à l’éducation des enfants des familles pauvres ou à faibles revenus ont eu du mal à se rendre visibles. Au contraire, l’emphase a plutôt porté sur comment adoucir la charge et soutenir agréablement l’éducation des enfants des classes moyennes, bien plus que d’étendre ce soutien aux familles à faibles revenus, telle est l’autre caractéristique de la « politique familiale » au Japon.

En supplément de ce qui précède, il me paraît important de noter que les rapports et la distance qu’entretiennent les mouvements citoyens (les organisations non-gouvernementales), les universitaires, et les politiques sont différents au Japon et en Corée du Sud. Au Japon, la distance entre recherche académique et sphère politique est plus large qu’en Corée du Sud. Il est exceptionnel qu’un chercheur participe à une assemblée délibérante, ou aborde son sujet d’étude sous son aspect politique en établissant une coopération systématique entre un domaine académique, les politiciens professionnels, les organisations de terrain intéressées et les mouvements citoyens avant l’élaboration d’une loi et l’implémentation de mesures concrètes.

Pour une politique familiale spécifiquement japonaise

Dans la situation actuelle de marasme aggravé, si le Japon devait faire face à une évolution drastique de la famille comparable à celle qu’a connue la Corée du Sud dans les années 2000, comment devrait être aborder la réforme des politiques autour des questions de la famille ? Pour réfléchir à cette question, il est important de considérer les différences de la culture gouvernementale existant entre les deux pays.

En premier lieu, il faut insister sur le fait que le Japon préfère les débats d’orientation sur l’intégration des enfants plutôt que de procéder à une révision de l’image de la famille. Sur la base de cette tendance, il serait réaliste de construire une politique familiale sous la formule générale « Aider tous les enfants », visant à empêcher l’exclusion des enfants de quelque type de famille qu’ils soient issus.

Deuxièmement, nous pouvons remarquer que la culture gouvernementale japonaise a tendance à ne pas privilégier les stratégies d’assistance directe aux enfants des familles à faibles revenus. Mais dans un contexte où la pauvreté des enfants est un problème social réel, une révision des approches politiques semble indispensable, incluant un support global et une extension du soutien social en direction des enfants des familles à faibles revenus.

Quelles politiques favoriser pour rassembler les mesures ciblées sur des catégories individuelles qui se sont multipliées ces dernières années, pour les foyers célibataires, les enfants, les familles, les jeunes, etc. Ceci est une véritable question actuelle. Mettre à plat l’image de la famille qui a servi de socle à toutes les réformes institutionnelles à caractère parcellaire et implicite (image du couple, image des parents avec enfants, image des enfants, image de la jeunesse) est l’étape préliminaire pour faire évoluer la société et accepter une typologie familiale multiple.

Références :

Sôma Naoko. Rebuilding the Family Unit or Defamilialization?: The Politics of Family Policy for Social Risks in South Korea. Chapitre 5 in Risk and Public Policy in East Asia. Edité par Raymond K.H. Chan, Takahashi Mutsuko, et Lillian Lih-Rong Wang. Farnham: Ashgate, 2010.

Sôma Naoko, Yamashita Junko et Raymond K.H. Chan. Comparative Framework for Care Regime Analysis in East Asia. Journal of Comparative Social Welfare 27 (2): 111–21.

(Texte original en japonais)

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