La démocratie parlementaire japonaise

Pourquoi les chefs de gouvernement sont si éphémères en Italie et au Japon

Politique

Dans les années 1990, le Japon et l’Italie ont tous les deux introduit dans leurs systèmes électoraux des circonscriptions uninominales avec le même but, parvenir au bipartisme. Comparer ces deux pays qui se ressemblent à certains égards, notamment par l’instabilité de leurs gouvernements, permet de mettre en évidence les spécificités du système politique japonais.

Les ressemblances entre la politique italienne et la politique japonaise sont fréquemment soulignées.

Au Japon, ce qu’on a appelé le « système de 1955 », avec l’unification du Parti socialiste jusqu’alors divisé en factions droitières et gauchères, et la naissance du Parti libéral démocrate (PLD) grâce à l’alliance des conservateurs japonais, devait conduire au bipartisme. Mais la réalité a été différente : le PLD a obtenu en permanence deux fois plus de sièges au parlement que le Parti socialiste.

A peu près pendant la même période, l’Italie a aussi connu un « bipartisme imparfait », puisque l’alternance ne s’est jamais réalisée entre les deux premiers partis politiques du pays, à savoir la Démocratie chrétienne, et le Parti communiste.

Les deux pays ont vu se succéder des gouvernements issus d’un même parti, dont les membres changeaient au fil des années, sans que les partis eux-mêmes ne changent, et sans alternance à l’issue d’élections. Cette absence de changement a eu les mêmes conséquences dans les deux pays : un certain pourrissement de la politique, également critiqué dans les deux pays.

Les conséquences de la réforme du système électoral

Ces critiques ont conduit les deux pays à réformer leur système électoral à peu près au même moment, l’Italie en 1993, et le Japon en 1994. Des circonscriptions uninominales ont été introduites dans les deux pays, avec quelques différences. Cette introduction visait dans les deux cas à favoriser le bipartisme, et la réalisation de l’alternance.

Le grand nombre de chefs de gouvernement qu’ont eu les deux pays depuis ces réformes est une autre ressemblance souvent soulignée. Depuis 1993, l’Italie a eu treize gouvernements, et huit présidents du conseil des ministres, de M. Ciampi, qui dirigeait le premier gouvernement postérieur à la réforme, à celui de M. Letta, entré en fonctions en avril dernier.

Pour sa part, le Japon a connu 18 gouvernements depuis l’entrée en août 1993 en fonction de M. Hosokawa, soixante-dix-neuvième premier ministre japonais depuis la restauration de Meiji, et celle de M. Abe (quatre-vingt-seizième) l’an passé, avec 13 changements à la tête du gouvernement. Il est plus exact de faire cette comptabilité à partir des élections de novembre 1996, qui ont vu M. Hashimoto devenir une seconde fois premier ministre, parce qu’elles ont été les premières où tous les parlementaires ont été élu selon le mode défini par la réforme de 1994. Depuis cette date, le pays a eu 14 gouvernements, et 10 premiers ministres. (Dans la même période, l’Italie a eu 10 gouvernements et 6 présidents du conseil des ministres).

L’Italie et le Japon changent bien plus souvent de chefs du gouvernement que l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Entre 1993 et le présent, l’Allemagne n’a connu que trois chanceliers, MM. Kohl et Schröder puis Mme Merkel, tandis que la Grande-Bretagne n’a eu que quatre premiers ministres, MM. Major, Blair, Brown et Cameron. Comment se fait-il que le Japon et l’Italie en changent si souvent ?

La différence entre ces deux pays et l’Allemagne et la Grande-Bretagne, qui ont tous les quatre un régime bicaméral, serait, dit-on, liée au rôle de la Chambre haute. En Allemagne, c’est le Bundesrat, Conseil fédéral, qui est formé par des représentants des Länder, et en Grande-Bretagne, la Chambre des Lords, aux pouvoirs restreints ; dans les deux cas, ce qui s’y passe ne peut pousser à la démission le chef de l’exécutif.

Au Japon, la Constitution établit la supériorité de la Chambre basse, ou Chambre des représentants. Si cependant la Chambre haute s’oppose à un projet de loi approuvé par la Chambre basse, celui-ci ne pourra être adopté qu’avec qu’une majorité des deux tiers à la Chambre des représentants. Etant donné la hauteur de la barrière que cela constitue, la Chambre haute est considérée comme puissante dans la pratique. En Italie, les deux Chambres disposent des mêmes pouvoirs, et un gouvernement ne peut se former que s’il obtient la majorité dans les deux Chambres. Cela suffit-il à expliquer les fréquents changements à la tête de l’exécutif ?

Italie : les partis se multiplient, la coalition au pouvoir change à chaque élection

En Italie, les premières après la réforme du système électoral, celles de 1994, ont vu la victoire d’une coalition entre le centre et la droite, celles de 1996, d’une coalition entre le centre et la gauche, et celles de 2001 le retour d’une coalition droite-centre. En 2005, le système a à nouveau été modifié, devenant un système proportionnel avec un bonus accordé au parti arrivé en tête. Les élections de 2006 ont conduit à une coalition gouvernementale centre-gauche, défaite en 2008 par une coalition centre-droite. Comme les coalitions changent à chaque élection, il est naturel que le chef de l’exécutif change aussi. Cette alternance du pouvoir signifie que les réformes du système électoral ont abouti au résultat recherché. Le problème est qu’aucune de ces coalitions ne parvient au terme de son mandat de cinq ans, et qu’il y a fréquemment des élections.

Qu’un système bicaméral dans lequel les deux Chambres sont égales fragilise la position du chef du gouvernement est devenu encore plus visible après l’introduction de la proportionnelle à bonus. Celle-ci fonctionne en attribuant des sièges proportionnellement aux votes obtenus, avec un bonus au parti (ou à l’union de partis) ayant obtenu le plus de votes, dans le but de rendre les gouvernements plus stables.

A la Chambre basse, qui compte 630 membres, le gagnant est assuré d’obtenir 340 sièges, mais à la Chambre haute, où le bonus est accordé région par région, il est difficile d’obtenir une majorité stable. Le gouvernement Prodi issu des élections de 2006, n’avait qu’une majorité de deux sièges à la Chambre haute et il s’est effondré lorsqu’un petit parti ne disposant que de trois sièges a quitté la coalition au pouvoir. Lors des élections de cette année, la coalition centre-gauche a remporté la victoire à la Chambre basse sans réussir à obtenir la majorité à la Chambre haute, et deux mois ont été nécessaires pour arriver à la formation d’un gouvernement de grande coalition.

Italie : l’apparition de gouvernements de non-parlementaires

Avec la modification des règles du jeu politique par la réforme du système électoral en 1993 qui a conduit à la disparition des partis politiques traditionnels, notamment par la dissolution de la Démocratie chrétienne, et l’apparition de nouveaux joueurs, à commencer par Forza Italia, un an plus tard, l’Italie pensait passer de sa première république à sa deuxième. Mais même après ce changement, les partis ont continué à se multiplier. La loi électorale de 1993 comme celle de 2005 n’ont abouti qu’à deux formes d’alliances, entre le centre et la gauche, ou entre le centre et la droite. C’est une situation qui n’a rien à avoir avec le bipartisme : 2008 n’a pas été la seule occasion où la désertion d’un petit parti a entraîné la chute d’un gouvernement.

Lorsque cela se produit, et qu’il n’y a pas ensuite d’élections, choisir un nouveau chef de gouvernement est extrêmement difficile. Le président de la République joue alors un rôle essentiel. Il se fait conciliateur entre les partis, et nomme un successeur une fois qu’il a obtenu l’assentiment de leurs dirigeants. Etant donné qu’il n’est pas nécessaire que le chef du gouvernement ou les ministres soient des parlementaires, il arrive que les périls politiques soient contournés grâce à un gouvernement composé de représentants de la société civile. Depuis le gouvernement Ciampi de 1993, l’Italie a connu quatre présidents du conseil des ministres qui n’étaient pas membres du parlement.

Les gouvernements de deux d’entre eux, MM. Dini et Monti, étaient entièrement composés de personnalités ne siégeant pas au parlement. Dans les deux cas, il s’agissait de gouvernements qui n’étaient pas créés avec un objectif précis en termes de mesures politiques, qui ne disposaient pas de base au parlement et n’étaient pas conçus pour garder le pouvoir longtemps puisqu’ils avaient été mis sur pied pour gérer la situation dans l’attente d’élections. Comme nous venons de le voir, si l’Italie voit se succéder de nombreux chefs de gouvernement, c’est parce qu’elle a un système bicaméral dans lequel les deux Chambres ont des pouvoirs égaux, des partis politiques nombreux qui forment des alliances fragiles, et que l’apparition de gouvernements de non-parlementaires augmente la fréquence des élections, ce qui signifie que le problème est un effet pervers de la réforme électorale qui avait pour but de permettre l’alternance au pouvoir.

Japon : les premiers ministres changent, le parti au pouvoir reste le même

La défaite du Parti libéral démocrate en 1993 eut pour résultat un changement de gouvernement. Mais grâce à l’alliance qu’il forma l’année suivante avec le Parti socialiste, il revint au pouvoir l’année suivante, dans le gouvernement dirigé par M. Murayama. Il reconquit le poste de premier ministre en 1996 avec la nomination de M. Hashimoto. Ainsi, le PLD qui avait remporté les premières élections tenues après la réforme électorale, réussit à garder le pouvoir jusqu’aux élections générales de 2009 remportées par le Parti démocrate. Il y a moins de changements de partis au pouvoir qu’en Italie. Le Japon connaît aussi des gouvernements de coalition, mais les partis qui les composent sont moins nombreux qu’en Italie, et les coalitions plus stables. Enfin, on n’y voit pas de gouvernements composés de personnalités issues de la société civile, dépourvus de bases politiques solides. Mais les chefs de gouvernement changent plus souvent qu’en Italie. Pourquoi ?

Serait-ce parce que la Chambre haute est puissante ? Il est indéniable que les élections de « mi-parcours » (la moitié des membres de cette Chambre sont élus tous les trois ans avec un mandat de six ans) ont une influence sur le gouvernement et sa stabilité. L’échec du PLD aux élections à mi-parcours de la Chambre haute en 1998 conduisit le premier ministre Hashimoto à démissionner. Un échec à ces élections ne conduit pas nécessairement à une démission mais affaiblit certainement le premier ministre en place.

De plus, si le parti du chef de gouvernement ne dispose pas de la majorité dans les deux Chambres, cela l’affaiblit et favorise l’instabilité. On l’a vu ces dernières années avec la démission de plusieurs premiers ministres, MM. Abe, Fukuda et Kan. Mais la force de la Chambre haute et la difficulté à gouverner le pays lorsque les deux Chambres n’ont pas la même majorité ne peuvent suffire à expliquer que le Japon change plus souvent de chefs de gouvernement que l’Italie. MM. Mori, Koizumi et Hatoyama ont tous les trois démissionné à des moments où les deux Chambres avaient la même majorité.

Des mécanismes internes au parti qui poussent le premier ministre à la démission

Les contraintes imposées au premier ministre par son parti constituent l’élément moins visible qui l’explique. Le PLD change de président tous les trois ans (jusqu’en 2002, c’était tous les deux ans – article 84 des statuts du parti). Cette élection a lieu même lorsque le président du PLD occupe le poste de premier ministre, et ses modalités ne changent pas. Le PLD a envisagé à plusieurs reprises de dissocier les deux fonctions mais ne l’a pas fait : le président du parti devient premier ministre si le PLD est au pouvoir, et s’il n’arrive pas à se faire réélire, il démissionne de sa fonction de premier ministre.

Le parti politique d’où est issu le chef du gouvernement est construit de telle manière qu’il crée l’instabilité pour lui. Par le passé, il est arrivé qu’un premier ministre perde les primaires au sein de son parti, ne se présente pas à l’élection et démissionne, comme l’a fait Fukuda Takeo en 1978. Ces dernières années, aucun premier ministre en exercice n’a perdu les élections à la présidence du PLD, mais ce système lui-même qui veut qu’un parti au pouvoir entraîne la démission d’un premier ministre issu de ses rangs, au lieu de le soutenir, est étrange. Dire que cette structure ignore le peuple n’est pas excessif.

De plus le paragraphe 2 de l’article 84 des statuts du PLD stipule que si le président du parti vient à faire défaut pendant son mandat, le mandat du nouveau président élu pour le remplacer correspond à la durée du mandat qui restait à son prédécesseur. Enfin, les règles s’appliquant au président du parti sont extrêmement sévères. L’article 10 des règles gouvernant l’élection du président du parti, qui n’existait pas au moment de la création du parti, stipule par exemple qu’« un président ne peut exercer plus de deux mandats successifs ». Voilà pourquoi M. Koizumi a dû se retirer, malgré le soutien populaire dont il disposait (et sa possible volonté de rester premier ministre).

En Grande-Bretagne, Mme Thatcher a dû démissionner lorsqu’elle n’a pas été réélue président du Parti conservateur, mais elle était alors premier ministre depuis plus de dix ans. Le Parti conservateur et le Parti travailliste élisent tous les deux leur leader, mais la durée du mandat du président n’est pas fixée. En Allemagne, elle l’est, et le président d’un parti peut ne pas être réélu, mais on ne l’exige pas d’un chancelier. Le leader du parti ne devient d’ailleurs pas nécessairement chancelier (en 1998, Schröder l’est devenu, alors qu’il n’était pas président du SPD.) .

Au Japon, les parlementaires de la majorité manœuvrent très fréquemment pour faire tomber le premier ministre suite à des dissensions internes, à d’autres moments que l’élection du président du parti ou les élections générales. Etant donné que le parti au pouvoir qui devrait logiquement soutenir le chef de l’exécutif est à l’origine de mouvements pour faire tomber son gouvernement, la stabilité gouvernementale est impossible. Les partis au pouvoir sont responsables de la brièveté des gouvernements.

L’unité des partis et la stabilité gouvernementale

De nombreuses voix se font entendre au Japon comme en Italie pour affaiblir les pouvoirs de la Chambre haute au prétexte que les gouvernements changent trop souvent. En Italie, une commission a déjà été créée pour s’occuper de cette réforme constitutionnelle, et le débat a été lancé. Mais même si l’Italie devait passer à une seule Chambre, elle continuera probablement à connaître de fréquent changements de gouvernements tant que les partis politiques y foisonneront.

Au Japon aussi, le problème continuera tant que le mode d’élection du président du parti et le fonctionnement des partis politiques ne changeront pas.

Parvenir à une plus grande unité au sein du parti ou des partis coalisés pour gouverner est aussi important et nécessaire, voire plus, qu’une réforme de la Chambre haute. Il va sans dire qu’il est tout aussi important et nécessaire d’améliorer la qualité des partis politiques et des coalitions, leurs compétences, et d’avoir des hommes politiques doués dans les positions de chef du parti ou chef de l’exécutif.

(D’après l’original éctit en japonais le 19 juillet 2013. Photographie de titre : Reuters/Aflo)


Liste des chefs de gouvernement du Japon et de l’Italie (après 1993)

Japon Italie
août 1993 Hosokawa Morihiro avril 1993 Carlo Ciampi *
avril 1994 Hata Tsutomu mai 1994 Silvio Berlusconi
juin 1994 Murayama Tomiichi janvier 1995 Lamberto Dini *
janvier 1996 Hashimoto Ryûtarô mai 1996 Romano Prodi
juillet 1998 Obuchi Keizô octobre 1998 Massimo D'Alema
avril 2000 Mori Yoshirô avril 2000 Giuliano Amato *
avril 2001 Koizumi Jun’ichirô juin 2001 Silvio Berlusconi
septembre 2006 Abe Shinzô mai 2006 Romano Prodi
septembre 2007 Fukuda Yasuo
septembre 2008 Asô Tarô mai 2008 Silvio Berlusconi
septembre 2009 Hatoyama Yukio
juin 2010 Kan Naoto
septembre 2011 Noda Yoshihiko novembre 2011 Mario Monti *
décembre 2012 Abe Shinzô avril 2013 Enrico Letta

 (* = non-parlementaire)

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