Yasukuni et les morts au combat pendant la guerre

Le sanctuaire Yasukuni et les criminels de guerre

Politique

Chaque été, les médias rapportent que des politiciens japonais se sont rendus au sanctuaire Yasukuni où sont vénérés des criminels de guerre, et cela ne manque pas de susciter des controverses. Comment ce sanctuaire shintô en est-il arrivé à diviniser des criminels ? Qui sont ces hommes coupables de crimes de guerre ? Higurashi Yoshinobu, spécialiste de la question, nous éclaire.

Les visites des premiers ministres au Yasukuni, un problème international

Chaque année, en août, le sanctuaire Yasukuni se retrouve au cœur de polémiques centrées sur deux questions : le premier ministre et les membres de son gouvernement y feront-ils une visite le 15 août, jour anniversaire de la fin de la guerre ? doivent-ils le faire ?

Celles de Koizumi Jun’ichirô, alors premier ministre, entre 2001 et 2006, sont encore dans toutes les mémoires, ainsi que les critiques acerbes des pays voisins du Japon. Peut-être est-ce la raison pour laquelle aucun de ses successeurs n’y était retourné jusqu’à ce que l’actuel premier ministre Abe ne le fasse en décembre dernier.

Koizumi a expliqué qu’il s’y était rendu pour rendre hommage et exprimer son respect et sa gratitude à l’ensemble des soldats morts pour leur pays, et qu’il n’avait jamais eu l’intention de glorifier le militarisme du passé.

Abe, quant à lui, a déclaré qu’il avait voulu vénérer la mémoire de ces esprits héroïques qui se sont battus pour leur pays en faisant le sacrifice suprême, leur montrer son respect et prier pour le repos de leurs âmes. Sa visite, a-t-il ajouté, avait pour but de manifester sa détermination à créer une époque dans laquelle les gens n’auront pas à souffrir à nouveau des calamités de la guerre.

Pourquoi les visites des premiers ministres japonais au sanctuaire Yasukuni le 15 août sont-elles critiquées à l’étranger au point de devenir un problème international, alors que la cérémonie nationale du souvenir qu’organise le gouvernement pour les victimes de la guerre ne suscite aucune protestation ?

La réponse est simple : des criminels de guerre de classe A sont divinisés dans ce sanctuaire. Voilà pourquoi la solution de les transférer dans un autre sanctuaire, voire de les radier des listes des âmes héroïques a été évoquée. Rien ne garantit cependant que cela résoudrait le problème. En effet, les criminels de guerre de classes B et C qui y sont aussi divinisés pourraient probablement devenir la cible des attaques des pays étrangers. Bref, ce sont les criminels de guerre qui constituent le véritable problème du sanctuaire.

Qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils vénérés au Yasukuni, un établissement religieux ? Quelle signification doit-on accorder à l’inclusion en son sein des criminels de guerre de classe A ? Cet article tente d’apporter quelques réponses.

A et B, une distinction d’ordre pratique

Par criminels de guerre, on entend les accusés jugés par les tribunaux militaires des pays alliés après la Seconde Guerre mondiale, poursuivis pour trois classes de crimes de guerre.

Commençons par la classe A, celle des crimes contre la paix tels que les définit le droit international, à savoir la planification, la préparation, le lancement, la réalisation de guerres d’invasion, ainsi que le fait de conspirer en ce sens. Étant donné qu’avant la Seconde Guerre mondiale, les guerres d’invasion étaient illégales mais ne constituaient pas un crime pour lequel un individu pouvait être poursuivi, cette classe a été critiquée comme ayant été créée ex post facto.

La classe B est celle des crimes de guerre traditionnels. Le droit international reconnaissait déjà avant la Seconde Guerre mondiale le droit de châtier les individus ayant maltraité des prisonniers, tué des civils des territoires occupés, ou détruit des villes.

La classe C concerne les crimes contre l’humanité, c’est-à-dire les actions inhumaines ou des persécutions commises à l’encontre de populations civiles. Il s’agit d’une législation créée à la fin de la guerre par les Alliés, car elle était nécessaire pour pouvoir juger les persécutions des Allemands juifs par les nazis et les actes commis en temps de paix qui n’étaient pas couvert par la classe B.

La traduction japonaise du terme « classe » donne l’impression qu’il y a une gradation de A à C, mais cette dénomination a été choisie par les Alliés pour sa commodité et elle n’établit aucun lien hiérarchique entre les trois classes.

Les procès de Tokyo, les seuls à juger des criminels de classe A

Dans le cas du Japon, seuls les procès de Tokyo (c’est-à-dire le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient qui a fonctionné de 1946 à 1948), dans le cadre desquels onze pays alliés ont jugé vingt-huit dirigeants japonais, ont poursuivi des accusés de classe A.

Étant donné que les crimes de classe A sont des crimes liés à des mesures prises à un niveau élevé puisqu’il s’agit d’ouvrir les hostilités, les vingt-huit accusés étaient des dirigeants de l’État, ministres et généraux. Du point de vue de leur rang dans la société ou de leurs titres, ces accusés étaient des personnalités plus importantes que ceux poursuivis pour des crimes de classe B ou C (les accusés des procès de Tokyo étaient inculpés non seulement de crimes de classe A mais aussi de classe B et C).

Les autres procès organisés par les Alliés dans les autres pays ont été menés par des tribunaux militaires poursuivant uniquement des criminels de guerre de classe B et C. Les actions contrevenant aux lois de la guerre comme les mauvais traitements infligés aux prisonniers ont été jugées par les tribunaux militaires de pays donnés, dans lesquels les accusés étaient en majorité de simples soldats ou des sous-officiers. Selon les statistiques du ministère de la Santé et des affaires sociales (aujourd’hui ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales), le nombre total d’accusés de crimes de classe B et C était de 4830 (dans ce total ne sont pas inclus les accusés morts pendant leur procès).

Circonstances de la divinisation au sanctuaire Yasukuni

Quelles sont les raisons pour lesquelles les âmes des criminels de guerre sont vénérées au Yasukuni ? Pourquoi l’opinion publique y était-elle favorable ?

Le sanctuaire Yasukuni a été créé pour célébrer les âmes des morts pour la patrie. Pendant la guerre, de nombreux soldats japonais se promettaient de se revoir là-bas. Être divinisé dans ce sanctuaire établit que l’on est mort pour la patrie, et que cette mort est respectable.

Avant même la fin de l’occupation du Japon, les condamnés pour crimes de guerre qui allaient être exécutés comme leurs familles aspiraient à ce que leurs âmes soient confiées à ce sanctuaire.

La fin de l’occupation, c’est-à-dire le retour du Japon à la souveraineté, a constitué un tournant. En mai 1952, le ministère de la Justice a publié une circulaire qui annulait le dispositif stipulant qu’un criminel de guerre devait être traité de la même manière qu’une personne ayant été condamnée par un tribunal et restaurait leurs droits civiques.

À partir de 1953, un amendement à la loi relative à l’assistance publique assimila les criminels de guerre condamnés à mort ou morts en prison aux personnes mortes pour la patrie. Sous la pression de l’Association des familles des défunts créée en 1947, le ministère de la Santé et des affaires sociales et le sanctuaire Yasukuni ont entamé en 1956 une « coopération pour l’inscription sur le registre des esprits héroïques. »

Le poids des anciens soldats au sein du ministère de la Santé

Comment expliquer l’implication de ce ministère dans le travail du sanctuaire ?

Avant la guerre, le Yasukuni était une institution nationale spéciale placée sous l’autorité conjointe des ministères de l’Armée, de la Marine, et de l’Intérieur, et la tâche de préparer les registres des personnes dont les âmes seraient divinisées incombait aux deux premiers.

Après la guerre, en septembre 1946, ce sanctuaire est devenu une organisation religieuse privée, conformément au principe de la séparation de la religion et de l’État inscrit dans l’article 20 de la Constitution japonaise. Comme le sanctuaire était incapable d’établir sans aide extérieure l’identité des morts pour la patrie ou des criminels de guerre exécutés, il a dû faire appel aux services de l’État pour ces recherches.

Après la suppression en 1945 des ministères de l’Armée et de la Marine dans le cadre de la démilitarisation du Japon menée par l’armée d’occupation, le ministère de la Démobilisation a été créé pour traiter les affaires en suspens. Suite à plusieurs réorganisations administratives, le Bureau d’aide aux rapatriés du ministère de la Santé et des affaires sociales (transformé en Bureau d’assistance du même ministère en 1961) s’est vu confier l’assistance aux militaires et aux criminels de guerre. C’est de cette façon que de nombreux anciens militaires sont entrés dans le Bureau d’aide aux rapatriés.

La procédure pour tenir le registre des personnes dont les âmes sont accueillies dans le sanctuaire est la suivante :

  1. Le sanctuaire Yasukuni demande aux autorités nationales des renseignements sur les morts à la guerre.
  2. Le ministère de la Santé et des affaires sociales informe les autorités régionales de ces requêtes et leur demande de faire les recherches nécessaires. La tâche de vérifier que les personnes mentionnées sont effectivement décédées est confiée aux municipalités.
  3. Le ministère collecte les résultats de ces enquêtes et rédige des fiches pour chaque personne à inclure dans le registre qu’il envoie ensuite au Yasukuni.
  4. Le sanctuaire prend la décision de les inscrire dans son registre.

C’est de cette façon que « le registre des morts liés à la Grande Guerre de l’Asie de l’Est » a été quasiment achevé en avril 1959 lors d’une célébration spéciale.

L’inclusion des criminels de guerre de classe B et C

Au moment où la divinisation des morts pour la patrie était presque terminée, la question de celle des criminels de guerre est aussi entrée dans sa phase finale. En mai 1958 tous les condamnés pour crimes de guerre qui effectuaient leur peine à la prison de Sugamo ont bénéficié de mesures de libération conditionnelle et leurs peines se sont toutes achevées à la fin de la même année. L’inclusion des criminels de guerre dans le registre du sanctuaire Yasukuni est alors devenue une question pratique.

Le Bureau d’aide aux rapatriés du ministère de la Santé et des affaires sociales auquel appartenaient de nombreux anciens soldats y était particulièrement favorable. Il décida de commencer par inclure les criminels de guerre de classes B et C pour éviter d’attirer l’attention. C’est en mars 1959 qu’il envoya les premières fiches les concernant.

Le Yasukuni accepta immédiatement ces demandes et décida en avril de la même année de diviniser 346 criminels de classes B et C. Avec les trois envois qui eurent lieu entre cette date et octobre 1967, leur nombre total passa à 984. Ces décisions furent prises sans solliciter l’aval des familles des défunts (certaines d’entre elles ne souhaitaient pas que l’âme de leur défunt soit confiée au sanctuaire).

Une approche très prudente pour les criminels de classe A

Comme on vient de le voir, l’inclusion des âmes des criminels de guerre de classe B et C, qui étaient pour la plupart des gens peu ou pas connus, fut menée avec beaucoup de précaution.

En février 1966, lorsque ce processus était bien avancé, le ministère de la Santé et des affaires sociales adressa au sanctuaire douze fiches concernant des criminels de guerre de classe A. Il s’agissait de sept condamnés exécutés par pendaison (Doihara Kenji, Hirota Kôki, Itagaki Seishirô, Kimura Heitarô, Matsui Iwane, Mutô Akira, and Tôjô Hideki), et de cinq autres morts en prison. Les cas de Matsuoka Yôsuke et Nagano Osami qui furent aussi poursuivis pour crimes de guerre de classe A mais moururent en prison avant d’être condamnés furent traités séparément.

Le Bureau d’aide du ministère et le sanctuaire Yasukuni convinrent en janvier 1969 d’inclure les criminels de guerre de classe A dans le registre mais d’éviter que cela se sache à l’extérieur. Leur divinisation tarda cependant à se réaliser.

Les dirigeants du sanctuaire adoptèrent une résolution en ce sens et firent pression pour que cela se fasse. Pour eux, ne pas inclure les âmes des criminels de guerre de classe A équivalait à accepter les procès de Tokyo, dont ils niaient la légitimité. Mais la décision finale sur la divinisation revenait au prêtre principal du sanctuaire, Tsukuba Fujimaro, un ancien membre de la famille impériale, qui souhaitait la retarder le plus possible.

Le tour de passe-passe du nouveau prêtre principal

Tsukuba Fujimaro mourut subitement en mars 1978. Son successeur, Matsudaira Nagayoshi nommé en juillet de la même année, était un partisan du rejet des procès de Tokyo et de l’idéologie selon laquelle la vision de l’histoire attribuant l’entière responsabilité de la guerre au Japon était inacceptable. Le 17 octobre 1978, moins de trois mois après son entrée en fonction, il procéda à la divinisation secrète des quatorze criminels de guerres de classe A, y compris Matsuoka Yôsuke et Nagano Osami.

La presse révéla cette initiative dès avril 1979 mais la nouvelle ne fit pas scandale à l’époque. La visite au sanctuaire de Nakasone Yasuhiro, alors premier ministre, le 15 août 1985, à l’occasion du quarantième anniversaire de la fin de la guerre, lui valut cependant de virulentes critiques de la part des pays voisins.

L’année suivante, Nakasone renonça à retourner au sanctuaire en affirmant que sa décision était motivée par sa volonté de ne pas offenser le dirigeant chinois Hu Yaobang. Il n’en demeure pas moins que la visite officielle qu’il avait effectuée l’année précédente est à l’origine de la spirale négative qui continue à avoir un impact néfaste sur les relations du Japon avec ses voisins chaque fois qu’un premier ministre japonais se rend dans le sanctuaire.

La décision d’inclure dans le registre du Yasukuni les criminels de guerre de classe A avait indéniablement une dimension politique qui dépassait les simples motivations religieuses. Elle exprimait une position idéologique qui rejetait en bloc des procès de Tokyo et avait pour but de justifier et légitimer le passé controversé du Japon.

(Photo de titre : Aflo)

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