Le Japon et la Première Guerre mondiale

La politique étrangère du Japon après la Première Guerre mondiale

Politique

À l’issue de la Première Guerre mondiale, le Japon a changé de ligne de conduite en politique étrangère, notamment vis-à-vis de la Chine, se détournant de l’impérialisme et cherchant à agir de concert avec les autres grandes puissances. L’historien Sakurai Ryôju revient ici sur les événements qui ont accompagné ce changement de cap et sur la pensée qui le sous-tendait. 

De l’armistice de 1918 jusqu’à la fin des années 1920, le Japon, tournant le dos à l’impérialisme, a adopté une politique étrangère axée sur la coopération internationale et la non-intervention dans les affaires intérieures de la Chine. Aux yeux de certains, ce revirement a été imposé à Tokyo par des circonstances défavorables à ses ambitions, mais je vais expliquer dans cet article qu’il reflétait en fait la volonté du gouvernement japonais de poursuivre une politique étrangère d’un nouveau genre.

La Première Guerre mondiale, un tournant pour la politique étrangère du Japon

La Première Guerre mondiale a eu un impact déterminant sur la politique étrangère du Japon, notamment en ce qui concerne l’Asie de l’Est. Face au désordre consécutif à la chute de la dynastie Qing en 1912, le Japon a choisi de renforcer et de diversifier son implication dans les affaires chinoises. Mais les conflits d’intérêts alimentaient une rivalité féroce entre les grandes puissances et le Japon avait du mal à prendre le dessus, si bien qu’il jugea que sa seule option consistait à accroître son influence en Chine continentale tout en agissant de concert avec la Grande-Bretagne et la Russie.

En août 1914, au déclenchement de la Première Guerre mondiale, le conflit qui les opposait est devenu la principale préoccupation des puissances européennes et, dans le même temps, la situation a changé en Asie de l’Est. Le Japon est entré en guerre dans le camp des puissances alliées, conformément à son alliance avec la Grande-Bretagne, mais la seule tâche dont il pouvait se charger dans le domaine militaire consistait à chasser les Allemands de leur bastion de Qingdao, sur la péninsule chinoise du Shandong. Les hostilités dans cette région prirent fin au bout de deux mois, avec la reddition des Allemands.

Au début de l’année 1915, le gouvernement japonais, avec à sa tête le premier ministre Ôkuma Shigenobu, présenta à la Chine du général Yuan Shikai un ensemble de requêtes, connues sous le nom de « Vingt-et-une demandes » et réparties en cinq groupes. Le premier groupe concernait la validation de l’appropriation par le Japon de tous les intérêts détenus par les Allemands sur la péninsule du Shandong ; le deuxième l’extension du Contrôle du Japon sur la péninsule de Liaodong et la prolongation du bail qui lui octroyait, pour quelques années encore, la gestion du chemin de fer de Mandchourie du sud ; le troisième le transfert de Hanyeping, le plus grand complexe sidérurgique chinois, au Japon, en copropriété ; le quatrième l’interdiction de toute concession de place côtière ou insulaire par la Chine à aucun pays hormis le Japon. Les demandes se terminaient par les « attentes » exprimées dans le cinquième groupe, qui appelait notamment la Chine à recourir aux services de conseillers politiques, financiers et militaires japonais, à utiliser les mêmes armements que le Japon, à autoriser ce dernier à construire un chemin de fer reliant Wuchang à la ligne Jiujiang-Nanchang, et à consulter Tokyo avant d’accepter des capitaux étrangers destinés aux chemins de fer, aux mines et aux installations portuaires de la province du Fujian.

Le premier groupe de demandes était lié à la reddition allemande, tandis que le deuxième et le troisième avaient trait à des questions en cours de négociation. Mais les demandes du cinquième groupe, qui impliquaient un grand renforcement de l’influence japonaise et menaçaient les intérêts des autres puissances, n’auraient pas pu être formulées par le Japon dans les conditions qui prévalaient avant le début de la guerre. Tokyo a fini par retirer le cinquième groupe, en partie pour ne pas braver l’opposition de la Grande-Bretagne et des États-Unis, mais il n’en a pas moins présenté à la Chine un ultimatum la contraignant à accepter le reste des demandes.

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale a donc conduit le Japon à adopter une attitude indépendante et plus entreprenante à l’égard de la Chine. Le gouvernement de Terauchi Masatake (1916-1918), qui a succédé à celui d’Ôkuma Shigenobu, a appliqué la même politique que son prédécesseur à l’égard de la Chine, mais avec un peu plus de subtilité, cherchant à gagner à sa cause le gouvernement de Duan Qirui et à accroître l’influence du Japon sur la Chine au travers d’une série de prêts (« les prêts Nishihara »). Le gouvernement Terauchi a en outre choisi de mettre à contribution le potentiel de la Chine en tant que pourvoyeur de ressources naturelles, en s’efforçant de resserrer les liens économiques entre les deux pays. Tandis que la guerre faisait rage en Europe, on voit donc que le Japon avait les coudées franches pour mener à l’égard de la Chine une politique de son cru.

Un « partenaire silencieux » à Paris

La Première Guerre mondiale a pris fin avec l’armistice de novembre 1918. Quelque 40 jours avant cette date, Hara Takashi avait remplacé Terauchi Masatake au poste de premier ministre. La première question qui se posait au gouvernement Hara concernait l’attitude à adopter face à l’évolution de la situation internationale. Le cabinet décida de mettre fin aux prêts à la Chine et, le 29 octobre, il adopta une politique de non-intervention dans les affaires intérieures de ce pays.  Bien que la proximité de dates entre le changement de premier ministre et la signature de l’armistice fût une coïncidence, il semble à postériori que le premier de ces événements ait anticipé la grande transformation qui allait se produire sur la scène mondiale. Les hostilités ayant pris fin en Europe, le Japon n’était plus en mesure d’agir à sa guise avec la Chine sans se préoccuper des desiderata des autres puissances.

La Conférence de paix de Paris s’ouvrit en janvier 1919. Les principaux participants étaient les cinq grandes puissances alliées — États-Unis, Grande-Bretagne, France, Italie et Japon —, mais la présence de ce dernier est restée discrète. Le peu d’empressement du plénipotentiaire japonais à s’exprimer lui valut d’ailleurs le surnom de « partenaire silencieux ». Ce silence reflétait en fait la politique de son gouvernement, qui ne souhaitait pas prendre une part active aux négociations, sauf quand le Japon était directement concerné (spécifiquement, l’appropriation des intérêts de l’Allemagne dans le Shandong et dans les îles du Pacifique ainsi que l’adoption d’une proposition sur l’égalité des races). Cette politique était un choix de M. Hara, qui jugeait que le Japon ne devait pas s’engager avant d’avoir soigneusement évalué les tendances mondiales, et qu’il était souhaitable de se montrer coopératif dans les affaires internationales.

Woodrow Wilson, a joué un rôle prédominant tout au long de la Conférence. Dans les quatorze points qu’il avait avancés en janvier 1918, le président des États-Unis exprimait son rejet de la diplomatie impériale de jadis en faveur d’une orientation pacifiste de la politique internationale et d’une éthique diplomatique ancrée dans la justice et l’humanisme. Outre les réponses qu’il proposait aux problèmes consécutifs à la guerre en Europe, Wilson prônait la fin des accords secrets entre nations, la liberté des mers, le désarmement, diverses mesures liées aux questions coloniales et à l’autodétermination, ainsi que la création d’une société des nations fondée sur l’idéal de la démocratie internationale. Ces propositions furent grandement édulcorées au cours des négociations de Paris, mais les idéaux mis en avant par Wilson n’en eurent pas moins un certain retentissement sur la politique étrangère du Japon. Dans son ouvrage de 1919, Bunmei kaizô no dôtokuteki hômen (Les aspects moraux de la refonte de la civilisation), l’éminent politologue Ukita Kazutami soutenait qu’il serait impossible de parvenir à la paix dans le monde tant que l’emprise de la pensée nationaliste qui avait prévalu jusque-là continuerait de s’exercer et que les gens considéreraient leur pays comme sacré au mépris des autres ; il déclarait en outre que le Japon devait suivre la tendance mondiale et envisager d’entrer dans les rangs d’une organisation internationale.

Le gouvernement japonais, avec le point de vue pragmatique qui était le sien, participa à la Conférence dans l’idée de se contenter de protéger ses intérêts vitaux. Ceci fait, il choisit de coopérer au mieux avec Londres et Washington, en misant avant tout sur les États-Unis, désormais première puissance mondiale. Cette disposition coopérative donna le ton à la politique étrangère du Japon tout au long des années 1920.

La Conférence de Washington et la politique japonaise de coopération internationale

La Conférence de Paris s’était principalement consacrée au règlement des contentieux avec l’Allemagne consécutifs à la guerre, et le « dispositif de Versailles » instauré par le traité du même nom à l’issue de la Conférence était essentiellement axé sur les dispositions prises pour l’après-guerre en Europe. Les affaires asiatiques occupaient une place mineure et la question de la Chine n’était pas évoquée. Parmi les accords signés à l’issue de la Conférence de Washington, convoquée en novembre 1921, figuraient, outre le Traité de limitation des armements maritimes des cinq puissances (Traité naval de Washington), le Traité des quatre puissances (États-Unis, Grande-Bretagne, Japon et France) sur le maintien du statu quo relatif aux intérêts et aux armements dans le Pacifique, ainsi que le Traité des neuf puissances pour une politique de la porte ouverte en Chine et la préservation de l’intégrité territoriale de ce pays. Le Japon et la Chine ont par ailleurs conclu un traité concernant le Shandong, au titre duquel il était convenu que les anciens intérêts allemands sur la péninsule reviendraient à la Chine et que le Japon retirerait les forces armées qu’il avait stationnées le long du chemin de fer du Shantung (Shandong). Certains observateurs estiment que ces nouveaux accords relatifs à l’Asie de l’Est, regroupés sous le nom de « dispositif de Washington », étaient tout simplement des arrangements entre les grandes puissances en vue de préserver le statu quo, et que le nouvel ordre en Asie de l’Est reposait en fait sur les sacrifices exigés de la Chine.

Peu de temps avant la Conférence de Washington, le premier ministre Hara fut assassiné et un nouveau cabinet fut formé avec à sa tête Takahashi Korekiyo. En ce qui concernait la Conférence, celui-ci adopta une ligne de conduite qui consistait à accepter la politique de la porte ouverte instaurée par les États-Unis vis-à-vis de la Chine, tout en s’efforçant de préserver les intérêts acquis par le Japon. Pour ce qui est du désarmement, malgré une certaine résistance de la Marine impériale, le Japon, prenant en compte sa propre situation budgétaire, convint de limiter son tonnage total de grands navires à 60 % du niveau fixé pour les États-Unis et la Grande-Bretagne. Quant au Traité des neuf puissances, son premier article stipulait que les signataires s’engageaient à « respecter la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale et administrative de la Chine ». Cette clause équivalait en fait à un rejet des agissements du Japon pendant la Première Guerre mondiale, mais Tokyo acquiesça, pour la raison que les intérêts du Japon en Mandchourie du Sud n’étaient pas remis en cause.

Pour résumer, la politique étrangère du Japon après la Première Guerre mondiale était ancrée dans la coopération internationale et suivait le courant pacifiste de l’époque. L’adoption de cette ligne de conduite a été attribuée à l’isolement diplomatique du Japon et à l’échec de l’intervention en Sibérie. L’alliance anglo-japonaise n’a pas été renouvelée, la Russie tsariste, qui avait été un allié de fait durant la guerre, s’est effondrée et les désaccords entre Tokyo et Washington au sujet de la Chine se sont intensifiés. On considère que tous ces éléments ont eu une influence sur l’attitude du Japon.

Des initiatives visant à préserver l’influence du Japon en Chine

Mais il ne faut pas oublier que, dans le cadre de la politique chinoise, ancrée dans la coopération internationale, qu’il a poursuivie tout au long de cette période, le Japon a continué de prendre des initiatives liées à ses ambitions stratégiques.

Lors de la réunion du 8 décembre 1918 du Conseil pour les affaires étrangères, la position que le Japon devait prendre à la Conférence de la paix qui allait se tenir à Paris a fait l’objet d’un débat entre les participants. La thèse formulée à cette occasion était que, en ce qui concernait la Chine, le Japon devait prendre l’initiative d’appeler à la suppression des droits extraterritoriaux et au rappel des troupes étrangères. Il fut suggéré que cette initiative tournerait à l’avantage du Japon dans sa future politique à l’égard de la Chine, car elle favoriserait « l’ouverture de nouveaux domaines et de nouvelles implantations ». L’idée était que, pour préserver l’influence qu’il exerçait sur la Chine, le Japon avait tout intérêt à appliquer à titre préventif la politique chinoise épousée par les États-Unis, autrement dit cesser d’interférer dans les affaires intérieures de la Chine et respecter l’indépendance et la souveraineté de ce pays en attendant qu’il se développe. Mais ces questions n’ont pas été abordées lors des négociations de Paris.

La priorité pour le Japon consistait alors à maintenir son influence en Mandchourie. Au sud de la Grande Muraille, la Chine se trouvait de facto en état de guerre civile et, si le Japon devait intervenir dans ce conflit, le risque existait que les autres grandes puissances s’en mêlent aussi et qu’elles finissent par se partager la Chine. En fait, des tentatives avaient déjà eu lieu pour placer le pays sous tutelle internationale, une éventualité que le Japon était bien déterminé à empêcher de se réaliser. On est donc en droit de dire que Tokyo se devait de montrer l’exemple en s’orientant vers une politique d’observation bienveillante et en se fiant aux efforts consentis par la Chine en vue de sortir du chaos et de se réunifier.

Le Japon a maintenu cette ligne de conduite après la Conférence de Washington. Fin juin 1922, il retira ses troupes de Hankou. Et, dès le 30 mai, le cabinet avait décidé de rappeler les forces stationnées dans le nord de la Chine depuis la Rébellion des Boxers. Ces initiatives reflétaient, est-il besoin de le dire, la position du ministère des Affaires étrangères et de l’armée, qui jugeaient désormais plus avantageux d’afficher envers la Chine une attitude amicale et généreuse. C’est de cette façon que le Japon espérait remédier à la dégradation de sa position sur la scène internationale consécutive à ses comportements pendant la Première Guerre mondiale.

La Grande-Bretagne n’ayant pas approuvé la proposition de retrait des garnisons internationales stationnées à Pékin, le Japon, soucieux de ne pas dévier de l’orientation coopérative de sa politique étrangère, n’a pas appliqué la décision prise par son gouvernement. Mais le simple fait que cette décision ait été prise s’inscrit à l’encontre de la thèse conventionnelle selon laquelle le Japon se serait trouvé contraint d’entériner le « dispositif de Washington » en raison de la faiblesse de sa position. En fait, Tokyo s’efforçait de trouver une nouvelle ligne de conduite à l’égard de la Chine tout en se servant du dispositif de Washington.

(D’après un original en japonais écrit le 30 juin 2014. Photo de titre : TopFoto /Aflo)

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