Soixante ans d’aide publique au développement

Le nouveau visage des ONG japonaises

Politique Société

En l’espace d’une vingtaine d’années, les organisations non-gouvernementales (ONG) japonaises ont grandement développé leurs activités dans le secteur de l’assistance humanitaire internationale et grâce à leurs efforts, le visage de l’aide japonaise à l’étranger est en train de changer. Ônishi Kensuke, qui a fondé l’une des plus importantes ONG japonaises, est aussi à l’origine d’initiatives locales et régionales de tout premier plan en faveur d’une coopération intersectorielle dans le domaine de l’humanitaire. Dans les lignes qui suivent, il fait le point sur cette question et explique la façon dont il envisage l’avenir.

La guerre du Kosovo : un tournant décisif

J’ai commencé à travailler pour des ONG, il y a tout juste vingt ans. Je me suis occupé de réfugiés dans des zones ravagées par des conflits, notamment le nord de l’Irak, l’Afghanistan et le Soudan du Sud. J’ai aussi porté secours aux victimes de catastrophes naturelles survenues au Pakistan, en Indonésie et aux Philippines. Jusqu’à présent, j’ai participé à des activités de type humanitaire dans vingt-six pays, y compris le Japon.

Depuis vingt ans, les relations entre l’aide publique au développement (APD) dispensée par le gouvernement japonais et les ONG de l’Archipel, qui travaillent à l’étranger, ont considérablement évolué. Quand je suis arrivé dans le nord de l’Irak en tant que travailleur humanitaire, le volume de l’APD dont les ONG disposaient pour les secours d’urgence était très faible. Dans le cadre de son programme de subventions des projets des ONG, le gouvernement japonais avait certes créé un système d’assistance financière, mais les fonds versés étaient minimes et les demandes, traitées avec une telle lenteur, que l’argent n’arrivait pratiquement jamais à temps sur le terrain pour régler les situations d’urgence.

Les choses ont commencé à changer en 1999, pendant la guerre du Kosovo. Obuchi Keizô (1937-2000), le Premier ministre de l’époque, était très favorable à un partenariat entre l’aide publique au développement et les ONG. Durant son mandat, le gouvernement a répondu aux appels de plus en plus pressants des organisations non-gouvernementales en instituant un système de « subventions d’urgence pour les ONG » grâce auquel les organismes à caractère non-lucratif pouvaient percevoir jusqu’à 50 millions de yens (environ 362 640 euros) par projet, dans le cadre d’une procédure accélérée de secours d’urgence à l’étranger. Je me souviens de la joie qui régnait dans notre bureau du Kosovo quand nous avons reçu en pleine nuit un coup de téléphone du ministère des Affaires étrangères nous annonçant que le nouveau système de subventions d’urgence était opérationnel.

Ônishi Kensuke avec des enfants, dans un camp de réfugiés du nord de l’Irak, en février 2013. (Avec l’aimable autorisation de Peace Winds Japan)

Une plate-forme intersectorielle d’aide humanitaire

Mais la situation était encore loin d’être idéale. J’ai donc proposé un nouveau système permettant d’associer et de coordonner les efforts du gouvernement, du monde des affaires et des organisations non-gouvernementales, et de rendre l’aide humanitaire plus adéquate et plus efficace. C’est ainsi qu’est née l’organisation d’aide humanitaire d’urgence internationale Japan Platform (JPF) qui regroupe des agences du gouvernement, des entreprises privées et des ONG.

Japan Platform est une organisation intersectorielle conçue pour optimiser la rapidité et la qualité des secours d’urgence prodigués par le Japon. Elle centralise les fonds provenant de subventions versées au titre de l’aide publique au développement et de dons effectués par des entreprises, et elle les transmet rapidement à des organisations non-gouvernementales qui s’en servent pour apporter des secours d’urgence sur le terrain. Les ONG membres de JPF contribuent elles aussi en partie au financement de leurs opérations sous la forme de cotisations de leurs membres et de dons qu’elles reçoivent. Outre qu’elle facilite la collecte des fonds nécessaires au fonctionnement de l’aide humanitaire, la plate-forme mise en place par JPF a aussi le mérite de centraliser de l’information, des compétences techniques et du personnel provenant de toutes sortes d’horizons, y compris les universités, les fondations privées et les médias.

À l’heure actuelle, quarante-huit ONG sont membres de Japan Platform. En l’espace de quatorze ans, cette organisation a versé plus de 22 milliards de yens d’aide publique au développement pour financer les actions humanitaires des ONG japonaises. De ce fait, les rapports entre l’APD et les organisations non-gouvernementales japonaises sont beaucoup plus simples et aisées qu’il y a vingt ans. Japan Platform a en outre permis au ONG de l’Archipel d’améliorer leurs performances en termes de rapidité d’intervention tout en contribuant à affirmer la présence de l’aide publique au développement japonaise dans le monde de l’aide humanitaire internationale.

Une « aide à visage découvert »

La part de l’aide publique au développement japonaise consacrée au financement de l’assistance internationale dispensée par les ONG japonaises reste encore minime par rapport à son volume total. Les partisans d’une coopération entre l’APD et les ONG ont réussi à protéger ces précieuses allocations malgré les énormes pressions exercées par leurs adversaires pour opérer des coupes drastiques dans cette partie du budget de l’État. Mais le taux de croissance de l’APD du Japon n’en a pas moins ralenti. Dans le budget de 572,7 milliards de yens consacré par le gouvernement japonais à l’APD pour l’exercice 2011, à peine 7,3 milliards – soit 1,3 % – étaient affectés au soutien des projets des ONG concernant les pays en développement ou au renforcement de leurs capacités. Je pense que, dans un avenir proche, le gouvernement devra augmenter de 10 à 20 % les allocations destinées aux ONG afin que celle-ci puissent non seulement s’affirmer pleinement en optimisant les résultats de l’APD mais aussi mettre en œuvre une « aide à visage découvert » sur le terrain. Dans un premier temps, il faudrait que les fonds destinés aux ONG constituent au moins 5 % du budget de l’aide publique au développement.

Si les ONG japonaises se lancent dans des projets plus audacieux financés par le gouvernement, elles devront, bien entendu, faire preuve de capacités opérationnelles à la hauteur de leurs ambitions et d’une transparence des comptes absolue. Le gouvernement sera sans doute contraint d’appliquer des critères plus rigoureux dans le choix des ONG chargées de ce type de projets et il devra contrôler leurs activités avec la plus grande attention. Depuis vingt ans, la capacité organisationnelle des ONG japonaises n’a pas cessé de progresser. Peace Winds Japan, l’organisation non-gouvernementale que j’ai fondée, a déjà mis en œuvre plusieurs projets dont le budget se chiffrait en milliards de yens. Nous avons naturellement fait contrôler nos activités par des audits externes et gardé une transparence complète de nos comptes.

En revanche, la gestion des grandes organisations internationales en matière d’allocations perçues au titre de l’aide au développement semble quelque peu opaque. D’après un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères que je connais de longue date, on est en droit de se poser des questions sur l’efficacité d’une grande partie de l’aide étrangère qui transite par les agences de l’Organisation des Nations unies (ONU) et d’autres organisations internationales du même type. Qui plus est, le travail effectué par ces agences ne contribue guère – voire pas du tout – à renforcer la présence du Japon ou à améliorer son image sur le terrain. Sans aller jusqu’à prétendre que ces fonds sont dépensés en pure perte, on peut se demander si le gouvernement japonais ne ferait pas mieux d’envisager d’en confier une partie à des ONG japonaises ayant la capacité et l’ambition de se lancer dans des projets de grande envergure.

Un autre problème qui se pose, c’est celui des restrictions qui vont de pair, à l’heure actuelle, avec l’utilisation des fonds de l’aide publique au développement. Pour une ONG, mettre en œuvre un projet d’aide dans un pays en développement implique non seulement des coûts directs mais aussi des frais de gestion, y compris les bureaux et le personnel de son siège social. Or dans l’état actuel des choses, le gouvernement japonais considère que seules les dépenses directement engendrées par un projet peuvent être financées par des dons ou des subventions au titre de l’APD. Les ONG sont donc contraintes de puiser dans leurs propres ressources pour assumer des coûts importants. Le poids que font peser ces restrictions sur le budget des organisations non-gouvernementales est d’autant plus lourd que leurs projets sont importants, ce qui les met dans une position particulièrement embarrassante. Pour augmenter l’aide véhiculée par les ONG sans les mettre dans une situation intenable, le gouvernement devrait autoriser ces organisations à but non lucratif à demander des frais de gestion d’un montant équivalant à 10 à 15 % du budget total de chaque projet.

Un système à l’échelle de la région Asie-Pacifique

En ce moment, je m’efforce de mettre au point un système régional d’aide mutuelle en cas de catastrophe majeure, une structure comparable à celle de Japan Platform, qui engloberait une grande partie de l’Asie. L’Alliance pour la gestion des catastrophes dans la région Asie-Pacifique (APADM), créée en novembre 2012, regroupe déjà cinq pays à savoir la Corée du Sud, l’Indonésie, les Philippines, le Sri Lanka et, bien entendu, le Japon. Son secrétariat se trouve à Tokyo et le gouvernement japonais s’est engagé à lui verser 300 millions de yens pour financer ses activités.

Chaque pays membre de l’APADM est censé se doter d’un système intersectoriel semblable à celui de Japan Platform et les différentes plates-formes nationales ainsi créées entretiennent des relations de coopération et d’entraide mutuelle. On peut espérer que le partenariat des gouvernements, du secteur privé et des organisations à but non lucratif aura un effet de synergie sur les appels de fonds et l’efficacité opérationnelle de ce système.

Après le séisme et le tsunami catastrophiques qui ont dévasté le nord-est du Japon en mars 2011, Japan Platform a collecté plus de 7 milliards de yens (environ 50,475 millions d’euros) de dons en provenance du secteur privé. Si les entreprises à croissance rapide des marchés émergents de l’Asie s’impliquent dans le projet de l’APADM, nous pourrons disposer de moyens d’intervention conséquents en cas de catastrophe régionale.

À l’instar de Japan Platform, le but premier de l’Alliance pour la gestion des catastrophes dans la région Asie-Pacifique est de faire face aux cataclysmes naturels, une priorité absolue pour les pays de la région. Mais nous envisageons aussi d’élargir par la suite le champ des activités de l’APADM à d’autres urgences humanitaires entre autres celles provoquées par des conflits régionaux. Un de nos objectifs majeurs à long terme, c’est de préparer la région à affronter un exode massif de réfugiés en cas de chute du régime actuel de la Corée du Nord. Enfin nous espérons aussi que nous pourrons contribuer à la prévention des conflits, à la protection des minorités ethniques et à l’égalité hommes-femmes, comme l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

Pour une nouvelle « architecture régionale »

Le système que nous envisageons de mettre en place rappelle à bien des égards l’« architecture régionale » évoquée par Hillary Clinton, alors Secrétaire d’État américaine, dans un discours qu’elle a prononcé le 12 janvier 2010 au East-West Center de Honolulu, à Hawaii. Elle a notamment déclaré : « Les États-Unis… jouent un rôle capital en contribuant à gérer les difficultés auxquelles chacun des pays de cette région est confronté. Face à ce nouveau contexte, nous devons mettre en place une architecture institutionnelle qui optimise nos projets de coopération, instaure un climat de confiance et réduise les frictions dues à la compétition ». L’Accord de partenariat transpacifique (TPP) – un traité multilatéral de libre-échange visant à intégrer les pays de la région Asie-Pacifique – est sans doute le meilleur exemple du genre de système régional envisagé par les États-Unis.

L’évolution du rapport de force entre la Chine et les États-Unis dans la région de l’Asie-Pacifique est en train de transformer profondément la situation politique, économique et sécuritaire de cette partie du monde. Pour protéger ses intérêts dans ce contexte perturbé, le Japon ne peut plus se contenter de s’aligner sur une grande puissance. Il doit prendre l’initiative et montrer la direction à suivre à la nouvelle communauté régionale en train de se former. Pour y parvenir, il lui faudra faire équipe avec des pays qui ont des intérêts et des valeurs en commun avec lui et sont désireux de créer une nouvelle architecture régionale à part entière. Grâce à cette coopération accrue, le Japon contribuera aussi à renforcer sa propre sécurité.

L’avenir du Japon en matière de coopération internationale

Jusqu’à présent, la coopération entre l’aide publique au développement et les ONG japonaises fonctionnait sur la base du cas-par-cas, le gouvernement accordant son soutien financier à des projets spécifiques conçus et réalisés par des organisations non-gouvernementales. Et il n’y a absolument rien à redire à cela. Mais il me semble qu’investir dans un nouveau système intersectoriel comme l’Alliance pour la gestion des catastrophes dans la région Asie-Pacifique devrait constituer aussi une des grandes priorités de l’APD. Cela permettrait en effet de mettre en place une structure internationale susceptible d’aider le Japon à mener une politique étrangère indépendante. Ce système aurait aussi l’avantage d’optimiser l’accès aux ressources du secteur privé et d’accélérer la rapidité d’intervention de l’aide humanitaire à l’étranger ainsi que sa flexibilité, grâce à la présence d’acteurs du secteur privé et d’organisations à but non lucratif.

Un autre facteur vital pour l’avenir des efforts de coopération internationale du Japon, c’est le développement des ressources humaines. J’ai créé Peace Winds Japan en 1996, un an après le terrible séisme de Kobe. À l’époque, les jeunes japonais ont fait preuve d’une volonté de s’impliquer sans précédent au point que les médias les ont surnommés « la génération de Kobe ». Le tremblement de terre et le tsunami qui ont frappé la région du Tôhoku en 2011 ont eux aussi déclenché une avalanche de dons et de manifestations de bonne volonté. L’intérêt pour les entreprises à vocation sociale, les ONG et d’autres organisations philanthropiques a atteint des sommets. La tragédie du séisme et du tsunami a donné naissance à une « génération du Tôhoku », une véritable mine en termes de ressources humaines qui s’intéresse de très près au service public. La façon dont nous saurons tirer parti de cette « génération » et la former aura un impact énorme sur les performances à venir du Japon dans le domaine de la coopération internationale.

(D’après un texte original en japonais du 18 juillet 2014. Photographie du titre : L’ONG Peace Winds Japan sur le terrain. Avec l’aimable autorisation de Peace Winds Japan)

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