Bilan provisoire des « Abenomics » : à l’épreuve de la croissance

Comment relever le taux de croissance tendanciel ?

Politique Économie

Pour relever le taux de croissance tendanciel du Japon, il faut traduire en actes la troisième flèche des « Abenomics », la stratégie de croissance. Malgré ce nom, elle comporte de nombreuses mesures qui font appel aux entreprises existantes et posent un obstacle pour les nouveaux entrants, avec pour résultat de tirer vers le bas le taux de croissance tendanciel. Le principal problème de cette troisième flèche est qu’elle ne comporte pas de réforme du régime de sécurité sociale. Si les coûts de celui-ci poursuivent leur expansion galopante, l’accumulation du capital stagnera, et le taux de croissance tendanciel redeviendra négatif.

Une baisse considérable du taux de croissance tendanciel

Alors que le taux de croissance tendanciel (taux de croissance potentielle) baisse, la réserve d’énergie apportée par le rebond marqué de la croissance de l’exercice fiscal 2013 s’épuise, et cela accentue plus que jamais la nécessité d’une stratégie de croissance. Mon analyse est que le taux de croissance tendanciel se situe aujourd’hui à un niveau proche de zéro. Pour dire les choses plus précisément, il a été de 0,3% pour les exercices 2010-2012. En 2013, la croissance est montée temporairement jusqu’à 2,3 %, grâce à la mise en place de mesures monétaires additionnelles importantes (plus de 2 % du PIB) ainsi qu’à la demande créée par l’anticipation de la hausse de la taxe sur la consommation.

Cette croissance huit fois supérieure au taux de croissance tendanciel a éliminé d’un seul coup les ressources inutilisées (c’est-à-dire les équipements au repos et les ressources humaines excessives), et certaines entreprises ont commencé au printemps dernier à manquer de personnel et d’équipements de production. Comme cela faisait vingt ans que la demande agrégée était insuffisante, et que dans le même temps le taux de croissance tendanciel stagnait, le plafond de l’économie était bas. Il s’agit d’une situation qui n’est pas très éloignée du plein emploi. Actuellement, en dépit du fait que le yen continue à se déprécier en termes réels, les exportations réelles ne progressent pas, et cela est plutôt dû aux restrictions d’approvisionnement qu’à la faiblesse de l’économie mondiale.

Des trois flèches des « Abenomics », actuellement seule la deuxième, la politique de relance budgétaire, fait sentir son effet. La première, la politique monétaire, a eu un effet important pour ce qui est d’absorber la pression inflationniste des taux d’intérêt en mettant en place des financements additionnels, mais il ne faut pas oublier qu’elle est subordonnée à la poltique budgétaire. Cependant, l’impact de celle-ci est en réalité une avance sur les revenus futurs et ne crée pas de nouvelle valeur ajoutée.

En d’autres termes, même si la relance budgétaire se poursuit, elle ne fera qu’augmenter la probabilité de l’effondrement des finances publiques et ne conduira pas à une amélioration du taux de croissance tendanciel. La seule clé pour l’améliorer est en effet la troisième flèche, la stratégie de croissance. L’économie se rapproche du plein emploi et l’effet des mesures de stabilisation conjonctuelles qu’offrent la première et la deuxième flèche a diminué. Cela rend encore plus grande l’importance de la stratégie de croissance.

Une politique monétaire restrictive stimule les investissements privés

Aujourd’hui les secteurs qui dépendent fortement des ressources humaines, comme le bâtiment, la distribution ou la restauration, ne trouvent pas celles dont ils ont besoin. Cela entraîne un ralentissement des investissements immobiliers privés et conduit certains des plus grands noms de la distribution à réviser à la baisse leurs projets d’investissement en biens d’équipement. Plus généralement, l’augmentation des dépenses publiques pousse à la hausse les taux d’intérêts sur les marchés financiers, ce qui atrophie les investissements privés, dans un effet d’éviction. Actuellement au Japon, la hausse des taux d’intérêts est maîtrisée grâce aux achats massifs de bons d’État à long terme par la Banque du Japon, mais parce que l’augmentation des investissements publics crée une pénurie de main-d’œuvre, ce phénomène d’éviction se manifeste clairement sur le marché du travail. Dans cette situation, que le gouvernement prenne des mesures monétaires restrictives aurait pour effet d’encourager les investissements privés. Maintenant que la question des ressources inutilisées a disparu, une politique budgétaire restrictive pourrait constituer une stratégie de croissance.

Le taux de croissance tendanciel baisse principalement à cause de cette pénurie de main-d’œuvre manque, mais ce n’est pas la seule raison. Les investissements intérieurs nets diminuent depuis l’exercice fiscal 2009, et l’arrêt de l’accumulation du capital est un autre facteur de la baisse du taux de croissance tendanciel. Comme les investissements en biens d’équipement sont inférieurs à la dépréciation du capital, le stock net de capital est en baisse. La poursuite de l’augmentation des investissements en biens d’équipement est prévue pour l’actuel et le prochain exercices fiscaux, comme pendant l’exercice 2013, mais cela ne suffira probablement qu’à stopper la baisse du stock net de capital. Les « Abenomics » ont pour objectif un taux de croissance tendanciel de 2 %. Mais il est difficile de croire qu’ils auront rapidement un impact radical alors que les stocks nets de capital et la main-d’œuvre continuent à décroître. Il ne faut surtout pas trop en attendre. De toute façon, il faudra beaucoup de temps avant que la stratégie de croissance porte ses fruits.

Nombreux sont ceux qui pensent qu’il faut baisser encore plus le taux d’intérêt réel afin de stimuler des investissements. Mais si l’augmentation des investissements ne se fait que lorsque le taux d’intérêt réel est négatif, la stagnation du rendement du capital (taux d’intérêt naturel) perdurera, contrairement à l’effet recherché. Une véritable stratégie de croissance doit faire progresser le taux de rendement du capital. Cela favorisera la progression de la productivité totale des facteurs et simultanément encouragera une forte accumulation de capital rentable, et le taux de croissance tendanciel augmentera.

Faciliter la participation de nouveaux acteurs économiques

Quelle est la stratégie de croissance souhaitable ? Quels sont les écueils à éviter ? La déréglementation est évidemment la voie royale en matière de stratégies de croissance. Libérer l’activité économique du secteur privé permet de déployer l’inventivité créatrice de l’homme et conduit à l’augmentation de la productivité. Le problème, c’est que par stratégie de croissance, on entend souvent des mesures destinées à aider les entreprises existantes. Étant donné que le Parti démocrate était perçu comme opposé à l’entreprise quand il était au pouvoir, n’importe quelle politique propice à l’entreprise pouvait être accueillie favorablement.

Les mesures qui font appel aux acteurs économiques existants ne font cependant que rendre plus difficile la participation de nouvelles entreprises. Comme ce sont elles qui sont porteuses d’innovation, des mesures de ce genre font plutôt baisser le taux de croissance tendanciel. Il faut donc non une politique en faveur des entreprises existantes, mais en faveur du marché, qui encourage la création d’entreprises. Si le taux de progression de la productivité totale des facteurs tarde à se rétablir, c’est parce que l’État, sous prétexte de stimuler la conjoncture, a étendu sa sphère d’activité .

Les problèmes inhérents à une croissance basée sur les exportations

Continuer à avoir une croissance liée aux exportations est un autre problème. Est-ce raisonnable de vouloir augmenter les exportations réelles en baissant leur prix grâce à un yen faible comme le font les « Abenomics » ? Cette politique a cessé d’être efficace avec l’effondrement du système de Bretton Woods au début des années 1970. Elle empêche le passage en douceur des ressources économiques, et notamment des emplois, du secteur manufacturier au secteur tertiaire, et conduit à la stagnation du taux de croissance tendanciel. L’immobilisation des ressources économiques dans le secteur manufacturier fait obstacle à l’émergence de domaines de croissance dans le secteur non-manufacturier. Dans le même temps, la productivité des entreprises du secteur manufacturier qui bénéficient du soutien gouvernemental stagne parce qu’elles ont trop de personnel et de stock de capital. Au milieu des années 2000, avec la dépréciation réelle du yen dans le contexte de l’assouplissement quantitatif, les capacités de production domestiques du secteur manufacturier ont été renforcées, les exportations réelles ont augmenté, mais cela a fini par une accumulation d’excédents de stocks peu profitable, principalement dans le secteur de l’électronique.

Un contexte de détérioration des conditions commerciales

L’augmentation substantielle du prix des matières premières, notamment du pétrole, au milieu de la première décennie du XXIe siècle a conduit à une détérioration massive des conditions commerciales du Japon. Le PIB réel a progressé grâce à la progression des exportations réelles, mais le revenu intérieur brut (PIB réel + les gains commerciaux) n’a presque pas augmenté. En Allemagne à la même époque, les conditions commerciales ne se sont presque pas détériorées, non seulement parce que la forte évaluation de l’euro a compensé la hausse du prix des matières premières, mais aussi que l’augmentation des coûts due à celle du prix des importations a été corrigée par la majoration du prix des exportations.

Pour éviter la détérioration des conditions commerciales, le Japon aussi doit passer à des produits hauts de gamme dont le prix d’exportation peut être relevé. Faire remonter le taux de progression de la productivité est indispensable pour y arriver. Les entreprises japonaises ont des coûts salariaux réels élevés et elles doivent se retirer des segments où elles sont en compétition avec les pays nouvellement industrialisés.

La stagnation des salaires réels peuvent perdurer

Pourquoi les salaires réels stagnent-ils au Japon depuis les années 1990 ? L’analyse des salaires réels en termes de productivité du travail, conditions commerciales et de taux de répartition de la main-d’œuvre, montre que dans les années 1990, la baisse considérable du taux de progression de la productivité du travail a conduit à la stagnation des salaires réels, et depuis le début des années 2000 cette stagnation est due à la détérioration des conditions commerciales et à la baise du taux de répartition de la main-d’œuvre. Cette basse productivité rend impossible l’augmentation des salaires réels et par conséquent, la conception des produits hauts de gamme capables d’être exportés à prix fort. La stratégie qui consiste à augmenter les exportations réelles grâce à un yen faible ainsi que celle de les augmenter en faisant appel à une main-d’œuvre temporaire et moins bien payée sont les deux faces d’une même pièce. Le prix des exportations ne pouvant pas progresser, un yen fort imposerait des salaires encore plus bas.

Même avec une sortie de la déflation, et une augmentation nominale des salaires, les salaires réels continueront à stagner tant que la productivité n’augmentera pas. De plus, comme la macroéconomie va vers le plein emploi, les avantages du yen faible disparaissent. Il faut cesser de rechercher une croissance économique orientée sur les exportations, et passer à une structure sociétale qui peut accepter les avantages d’un yen fort. Cela peut être une stratégie de croissance efficace.

Le plus grave problème des « Abenomics »

Je conclurai sur le principal problème des « Abenomics ». Mettre en avant la sortie de la déflation et la stratégie de croissance, deux objectifs que personne ne saurait rejeter, c’est oublier un problème encore plus grave. La première chose dont doit s’occuper le Japon de toute urgence, c’est la maîtrise du coût de la sécurité sociale, parce que cette augmentation constante entraîne l’accroissement démesuré de sa dette publique. Créé à la fin de la période de forte croissance économique, ce système est très généreux. Au début des année 1990, le nombre de retraités qui touchent les allocations a commencé à gonfler pendant que celui des actifs qui les fournissent commençait à baisser. Depuis, la préservation du système est devenu très difficile sans injection de fonds publics. Étant donné que les recettes fiscales de l’Etat n’augmentent pas, ce système est dans les faits géré sur la base d’un déficit public.

Le gouvernement prévoit de relever la taxe sur la consommation une deuxième fois en avril 2017 en la faisant passer à 10 %, mais cela ne suffira pas, et de loin. Mes simulations montrent que si le coût de la sécurité sociale continue à augmenter au rythme actuel, même un taux de 25 % ne permettrait pas de garantir un équilibre stable du solde primaire. Il faut immédiatement stopper cet accroissement du coût de la sécurité sociale.

Une réforme du système de sécurité sociale indispensable

Mettre un terme à l’augmentation du coût de la sécurité sociale est aussi extrêmement important du point de vue de la stratégie de croissance. Une hausse des impôts pour couvrir le coût de la sécurité sociale ne fait pas que gauchir la répartition des ressources. De plus, l’épargne nationale nette évolue depuis l’exercice 2009 à proximité de zéro (fig. 2), parce que le déficit public dû à l’accroissement du coût de la sécurité sociale dilapide l’épargne nette du secteur privé.

Si le coût de la sécurité sociale continue à progresser à ce rythme, l’épargne nationale nette finira par devenir négative, même si les impôts augmentent. Une hausse continue des impôts pourrait permettre d’éviter une crise financière, mais comme l’épargne nette du secteur privé ne ferait qu’être transférée à l’État, il sera impossible d’éviter que l’épargne nationale nette devienne négative au niveau de l’ensemble du pays. Dans ce cas, l’épuisement du capital commencerait à une grande échelle, et le taux de croissance tendanciel deviendrait rapidement négatif. Maîtriser le coût de la sécurité sociale conduira à stopper la baisse de ce taux.

Quelle serait cette réforme du système de sécurité sociale qu’il convient de faire rapidement ? Pour la réforme des retraites publiques, on peut envisager de relever l’âge de départ à la retraite de 65 à 70 ans, de se servir de la pleine indexation macroéconomique, et de mettre fin à la non-imposition des retraites. Pour la réforme du système de soins et de dépendance, il faut augmenter la part payée par les patients, notamment ceux qui ne sont pas en danger de mort.  Le relèvement de cette part pourra maîtriser la demande excessive de soins et de couverture de la dépendance qui pose problème aujourd’hui. Si l’on tient compte du fait que la médecine va probablement continuer à devenir plus sophistiquée, on peut difficilement envisager que l’assurance-santé publique prenne en charge toutes les maladies. Il faudra à ce moment-là offrir des assurances médicales privées, et cela fournira un nouveau domaine de croissance économique.

(Texte rédigé à partir d’une intervention de l’auteur à la conférence tenue au National Bureau of Economic Research en juillet 2014.)

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