Le renouveau régional au Japon

Comment repeupler un village reculé ?

Société Vie quotidienne

Lorsqu’il est question de renouveau régional, un petit village insulaire de quelque 2 300 habitants au large du littoral de la préfecture de Shimane se voit souvent cité comme un exemple remarquable de réussite en ce domaine. Comment Ama, jadis un hameau dépeuplé menacé de faillite, a-t-il réussi à inverser le sort et à donner naissance à une collectivité débordante de vitalité qui attire des jeunes des zones urbaines ?

Pluie de louanges sur un petit village

Alors que nombre de zones périphériques du Japon sont affectées par le vieillissement et le dépeuplement, il existe un hameau lointain qui se porte très bien depuis quelques années aux yeux de la nation tout entière. Grâce notamment à un afflux de nouveaux habitants, et particulièrement de jeunes gens qui n’avaient aucun lien préalable avec la région (le phénomène des « néoruraux » appelé au Japon « I-turn »), le village d’Ama de la préfecture de Shimane – perchée sur l’île de Nakanoshima de l’archipel d’Oki, situé en mer du Japon à quelque 60 kilomètres du littoral – a trouvé de nouveaux débouchés lucratifs pour ses nombreux produits locaux. Elle est en outre au cœur d’une collectivité locale dont les habitants sont fortement engagés dans la construction de leur propre bien-être à travers la participation à l’élaboration du plan de développement global du village. Ama a obtenu des résultats si remarquables que le Premier ministre Abe lui a rendu hommage et l’a présentée comme un modèle de renouveau régional dans le discours de politique générale qu’il a prononcé en septembre 2014.

Ama en vérité a pris bien des initiatives qui peuvent servir d’exemple à d’autres villes ; j’y reviendrai dans la suite de ce texte. Mais il est particulièrement important, avant d’aller plus loin, de se rendre compte que les louanges qui pleuvent aujourd’hui sur Ama ne portent pas sur tel ou tel fait isolé mais viennent couronner un grand projet mettant en jeu de nombreux facteurs interconnectés. Il convient en outre de s’interroger sur les raisons qui sous-tendent la réussite d’un tel projet dans une collectivité spécifique. Il ne manque pas d’exemples de régions périphériques qui ont connu un afflux de nouveaux venus, un renouveau de l’activité économique ou une résurgence du sens de l’autonomie locale. Mais comment expliquer que ces trois phénomènes se soient produits conjointement sur une île lointaine du Japon « reculé » ?

« Faites avec ce qu'il y a »

Nakanoshima, l’île où se trouve Ama, n’a que 89 kilomètres de circonférence et il faut trois heures en ferry pour s’y rendre depuis la terre. Du fait de cette difficulté d’accès, le site naturel est resté intact et les paysages sont de toute beauté. L’île a servi de lieu d’exil pour nombre de prisonniers politiques, dont certains étaient des aristocrates. L’empereur Go-Toba, qui était de ce nombre, a composé quantité de poèmes waka au cours des 19 années qu’il a passées sur l’île après avoir perdu la guerre de Jôkyû contre le shogunat de Kamakura en 1221.

Objectivement parlant, rien ne permet de dire qu’Ama bénéficie d’une situation naturelle avantageuse. Son lien principal avec la terre ferme est un ferry qui met trois heures pour atteindre l’île (en précisant toutefois qu’un bateau à grande vitesse la dessert depuis peu). Le transport vers les autres îles se fait aussi par bateau, si bien que tout voyage vers un autre rivage est une affaire d’une journée entière. Le service du ferry connaît de fréquentes interruptions dues à la hauteur des vagues, si bien qu’à la saison des typhons, on peut être laissé en rade pendant des jours. Et les tempêtes en mer sont nombreuses en hiver. En ce qui concerne les liaisons aériennes, il faut se contenter d’un service aller et retour quotidien à destination d’Osaka et de la ville voisine d’Izumo.

L’absence d’obstétricien constitue un autre sérieux problème pour les habitants de l’île. Il existe bien un hôpital général sur la grande île d’Okinoshima, doté d’un service d’obstétrique et de gynécologie, mais aucun médecin n’y exerce à plein temps – bien qu’un hôpital universitaire en ait jadis détaché un –, ce qui est symptomatique de la pénurie nationale de pourvoyeurs de soins de santé maternelle. La situation d’Ama à cet égard explique pourquoi tant de femmes enceintes choisissent d’accoucher sur la terre ferme, où il arrive qu’il faille les transporter par hélicoptère en cas d’urgence.

Toutes les îles d’Oki sont certes à la même enseigne, mais la situation du village d’Ama est particulièrement sévère. Les Dôzen constituent un groupe d’îlots à la population clairsemée, dont celui d’Ama n’est pas le plus gros. Il n’a pas d’aéroport, pas d’obstétricien et pas même d’épicerie. Une des premières choses qui tombe sous le regard du visiteur qui débarque à Ama est l’affiche placardée à l’office du tourisme Kin’nya-monya (nom qui fait référence à une chanson appartenant au folklore de l’île) où il peut lire : Nai mono wa nai (Faites avec les moyens du bord). S’il fallait nommer les installations et les services qui font défaut à Ama, la liste serait longue.

L’office du tourisme Kin’nya-monya, situé à proximité du port d’Ama, au crépuscule ; les membres du personnel et l’affiche Nai mono wa nai, au centre (à droite).

Si l’affiche clame haut et fort qu’il ne sert à rien de convoiter ce qu’on ne peut pas avoir, elle attire aussi l’attention sur tout l’éventail des richesses disponibles. Baignée par des eaux où abondent les produits de la mer, Ama abrite en outre un grand nombre de sources d’eau claire et pure qui permettent à l’île d’être autosuffisante en riz. Plutôt que de s’attarder sur les aspects négatifs, l’affiche exhorte les visiteurs à jouir de l’abondance qui leur est offerte. On notera que Nai mono wa nai peut aussi vouloir dire que « Rien ne manque » – autrement dit que tout est déjà là, pour peu qu’on fasse montre d’un minimum d’ingéniosité. À titre d’exemple, les habitants d’Ama, confrontés à l’absence de bibliothèque, ont donné des livres et fait de l’île tout entière une vaste bibliothèque. On voit donc que le slogan du village incarne la mentalité positive et pratique de ses habitants.

Aussi petite qu’elle soit, l’île de Nakanoshima n’en est pas moins riche en ressources touristiques. En haut : le navire semi-submersible Amambô croisant au parage des roches Saburô (à gauche) ; la plage d’Akiya, appréciée des campeurs et des nageurs en été (à droite). Au milieu : le festival d’été au sanctuaire Utsuka Mikoto dédié à une divinité locale (à gauche) ; le sanctuaire Oki, dédié à l’empereur Go-Toba, est célèbre pour ses cerisiers en fleurs (à droite). En bas : le festival Kin’nya-monya, célébré en août, est l’un des événements majeurs de l’année. Le maire Yamauchi Michio jette des « gâteaux de riz du bonheur » dans la foule (à gauche) ; des danseurs, jeunes et vieux, évoluent aux accords plein d’entrain de Kin’nya-monya, en tenant à la main de grandes cuillères en bois.

L'austérité n'est pas une solution

L’avenir n’a pas toujours été rose pour Ama, qui, comme bien des villes situées dans les régions périphériques du Japon, s’est battue, pendant les nombreuses années où son économie était tributaire des travaux publics, pour faire face aux difficultés générées par le dépeuplement et le déclin de la natalité. Tout au long de cette période, la dette publique a continué de gonfler et le montant affecté au remboursement des obligations municipales a fini par représenter un tiers du total des dépenses en 2003. Le village a subi un coup supplémentaire avec la « triple réforme » engagée la même année, qui a entraîné une réduction draconienne des subventions de l’État. Ama s’est alors trouvé à deux doigts de la faillite.

Ama aurait pu envisager de fusionner avec des municipalités avoisinantes, comme l’ont fait nombre de villes japonaises soucieuses de réduire leurs coûts administratifs. Mais, séparé comme lui l’est de ses plus proches voisins par la mer, il lui est apparu que cette formule avait peu de chance d’améliorer l’efficacité de son fonctionnement. Le maire, Yamauchi Michio, a donc organisé des réunions collectives dans chacun des 14 districts d’Ama, pour demander directement aux habitants s’ils souhaitaient une fusion avec d’autres municipalités. Le point de vue qui est ressorti de ces consultations était qu’Ama devait compter sur ses propres forces pour sa revitalisation. En choisissant de s’engager sur un chemin qu’elle savait difficile, la population locale a montré qu’elle était résolue à relever les défis auxquels elle était confrontée.

La mairie a fait le premier pas vers le redressement budgétaire. M. Yamauchi a diminué son propre salaire et les autres employés municipaux, y compris les plus modestes, ont suivi son exemple. Mais il ne suffisait pas de procéder à des coupes budgétaires pour revitaliser la collectivité ; plus important encore étaient les choix en matière d’utilisation des sommes économisées. Ama a décidé de les investir dans une nouvelle technologie de congélation baptisée « Système des cellules vivantes » (système CAS), qui ne détruisait pas le tissu cellulaire et permettait donc de mieux préserver la fraîcheur des produits de la mer. Ce procédé représentait un gros investissement pour une petite commune comme Ama, mais il s’est avéré payant à mesure que les produits de la mer emballés sous vide trouvaient de nouveaux débouchés d’un bout à l’autre du pays.

Des seiches fraîchement pêchées sont emballées sous vide grâce à la technologie de congélation CAS. Le « zukedon » (des tranches de sashimi de seiche trempées dans la sauce soja et disposées sur un bol de riz) constitue un plat populaire au restaurant Ritô Kitchen d’Asakusa, à Tokyo (en bas à gauche).

Spécialités locales porteuses

Dans le prolongement de ce succès initial, tout un éventail de nouveaux produits ont vu le jour, dont le curry de sazae (turbo cornutus, un gastéropode) – un plat mentionné lui aussi par le Premier ministre Abe dans son discours de politique générale. Ce mets, connu depuis longtemps à Ama, a séduit les consommateurs japonais lorsqu’il a été commercialisé dans un emballage prêt à cuire. Parmi les produits populaires, figure aussi l’huître japonaise, sélectionnée à l’issue d’une étude des différentes espèces élevées dans toutes les régions du pays. La commercialisation exclusive des huîtres de la plus haute qualité, récoltées au début du printemps, s’est avérée une stratégie payante, qui a donné un coup de fouet à la demande et généré de nouveaux marchés.

Le bœuf élevé à Ama a lui aussi connu un franc succès. La libre pâture des vaches est une pratique traditionnelle dans les îles d’Oki, réputées pour la qualité de leur viande bovine, notamment le gîte et l’aloyau. Toutefois, compte tenu des coûts d’expédition dus à l’éloignement des îles, la vente aux autres régions se limitait en général aux jeunes veaux. Cette tendance s’est inversée quand les plus belles bêtes arrivées à maturité, dont la viande était susceptible de plaire aux consommateurs avertis de Tokyo, ont été mises sur le marché avec le label « bœuf d’Oki ». Le volume des expéditions reste limité, mais le bœuf d’Oki s’est imposé chez les gourmets d’un bout à l’autre du pays. Au nombre des nouveaux produits, il faut encore citer le sel de mer fait à la main et le thé naturel fukugi, obtenu à partir d’ingrédients cultivés localement.

Sur quels facteurs s’est appuyé le grand retournement opéré par Ama ?

Boîtes d’emballage de curry de sazae (à gauche) et huîtres d’Ama d’appellation Haruka.

Le secret du succès d’Ama doit être attribué à cet afflux de nouveaux venus dont j’ai parlé au début. Outre qu’ils se sont mobilisés pour agir, les habitants ont pris la courageuse initiative de faire appel à un sang neuf : à partir de 2004 et pendant les dix années suivantes, 437 personnes (294 ménages) sont venus s’établir à Ama — un chiffre d’autant plus étonnant que la population de l’île ne dépasse pas 2 300 habitants. La majorité de ces « I-turns » appartenaient à la tranche d’âge des 20-50 ans et un pourcentage élevé d’entre eux s’est établie sur l’île. Qu’est-ce qui a bien pu inciter ces jeunes gens à rejoindre une lointaine collectivité insulaire ?

Les vaches portant le label « bœuf d’Oki » (en haut), nées et élevées sur les îles, paissent librement dans le riche environnement naturel d’Ama. Le thé fukugi a un goût rafraîchissant (en bas à gauche). Le sel d’Ama (en bas à droite) en provenance de la baie de Hobomi est fait à la main grâce à des méthodes traditionnelles.

Programme de formation innovant

Beaucoup d’entre eux ont été attirés à Ama par un dispositif au titre duquel les « stagiaires » ont droit à un logement, à divers services locaux et à une allocation mensuelle pour développer de nouveaux produits attractifs faisant appel aux ressources de l’île. Une fois achevée leur période de formation, ils sont libres de rester ou de partir. Peut-être est-ce ce respect de la liberté qui distingue le dispositif adopté par Ama de ceux mis en place par d’autres municipalités, dont beaucoup s’efforcent d’attirer des gens de l’extérieur par de généreuses incitations économiques mais imposent des conditions très sévères, ce qui les met sous pression et crée souvent un clivage entre eux et les résidents de longue date. Ama, quant à lui, fournit aux nouveaux venus toutes les informations et le soutien dont ils ont besoin, mais respecte aussi leur libre arbitre et s’abstient d’exercer des restrictions trop sévères à leurs activités.

Les stagiaires « I-turn » qui viennent avec des idées prometteuses ont accès à des installations, construites avec des fonds publics mais gérées par le secteur privé, où ils reçoivent un soutien pour une application-pilote de leur projet. Nombre des produits dont j’ai parlé plus haut ont vu le jour grâce à ce programme de formation. La fraîcheur de vue des nouveaux arrivants a contribué à la « redécouverte » des côtés très attrayants de la vie à Ama que les résidents de longue date considéraient comme allant de soi, et l’effort conscient et stratégique consenti pour commercialiser ces trésors constitue sans doute la première raison du succès dont Ama peut aujourd’hui se prévaloir.

Échanges entre les nouveaux et les anciens

Mais, pour qu’il y ait véritablement revitalisation, il faut que les nouveaux venus soient pleinement intégrés dans la collectivité. C’est pourquoi le quatrième plan global de développement d’Ama a été conçu pour promouvoir les échanges entre les nouveaux et les anciens résidents et favoriser leur intégration mutuelle. Nombreux sont les programmes municipaux de développement qui tendent à se résumer à une énumération de chiffres ou à un étalage de vœux pieux qui se garde d’entrer dans les détails. Le plan d’Ama, quant à lui, regorge d’illustrations utiles et de suggestions concrètes à l’intention de ceux qui veulent agir.

Les résidents anciens et nouveaux, âgés de 15 à 70 ans, ont pris une part active à la rédaction du dernier plan de développement d’Ama, publié conjointement au rapport « 24 propositions pour l’avenir d’Ama » (avec l’aimable autorisation de Studio-L) .

Le plan, qui s’est donné pour thème la poursuite du bonheur à Ama, s’accompagne d’un rapport où figurent des propositions d’activités concrètes, susceptibles d’être prises en main aussi bien par des individus que par des groupes de 10, 100 ou 1 000 résidents. On peut citer à titre d’exemple la conversion d’une crèche inutilisée en centre communautaire de loisirs et espace associatif, l’éclaircissement d’une forêt de bambous abandonnée et l’utilisation des arbres abattus pour faire du charbon de bois, ou encore la construction d’une « université » dédiée à la préservation de la culture traditionnelle d’Ama et à la transmission des savoir-faire et des connaissances des experts locaux. Ces propositions sont assorties de précisions concernant les sources d’informations complémentaires et les contacts au sein des services compétents de l’administration municipale.

Quatre équipes distinctes, composées de résidents et de fonctionnaires municipaux, ont été constituées en vue de rédiger le programme dans un délai d’un an. Le spécialiste des modèles communautaires Yamazaki Ryô a été invité à ces réunions à titre de conseiller. Il ne fait pas de doute que le dialogue intense entre nouveaux et anciens résidents d’Ama a grandement contribué à la construction d’une communauté intégrée. Peut-être le moteur de la croissance d’Ama n’est-il autre que cet engagement en faveur de l’autodétermination démocratique, dont la décision des habitants de ne pas fusionner avec les municipalités voisines est emblématique.

Poussé à l’action par une crise qui menaçait sa survie, le village d’Ama a fait des efforts remarquables pour définir lui-même son propre avenir à travers le dialogue entre les habitants, l’intégration des nouveaux arrivants au sein de la communauté et le lancement de nouvelles initiatives grâce à la synthèse entre l’ancien et le nouveau. Le modèle de renouveau régional incarné par Ama offre bien des suggestions précieuses pour les autres collectivités du Japon qui se trouvent confrontées à des défis similaires.

(D’après un original en japonais paru le 11 décembre 2014. Photos sans mention de la source : avec l’aimable autorisation de la mairie d’Ama)

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