L’actualité de l’industrie japonaise du jeu vidéo

Un troisième OS mobile derrière Google et Apple ?

Économie Culture

KLab, startup de développement de jeux sur Smartphone a vu sa croissance suivre celle de ce secteur. Nous avons rencontré Sanada Tetsuya, son P.-D.G., pour lui demander quelle était sa vision des prochains changements structurels en vue au Japon et mondialement dans l’industrie du jeu vidéo.

Sanada Tetsuya SANADA Tetsuya

P.-D.G. de la startup web KLab. Il crée sa première société, une agence de voyage, à 19 ans, alors qu’il est encore étudiant. Co-fondateur de Cybird en 1998, où il occupe les fonctions de vice-président exécutif et directeur de la technologie. En 2000, il fonde KLab, qui est à ce moment-là le pôle de développement technologique en logiciels pour téléphones portables de Cyborg. En 2009, KLab pénètre le marché du jeu sur réseaux sociaux et crée un bon nombre de produits qui connaîtront un grand succès. En 2011, la société est cotée sur le marché Mothers de la Bourse de Tokyo, puis sur le premier marché en 2012. Les premiers jeux en ligne pour le marché du Smartphone mondial sont lancés, aux Philippines, États-Unis, Singapour et Chine continentale.

La chute des jeux sur console, un phénomène limité au Japon

——Que pensez-vous des fluctuations qui agitent le marché du jeu sur console ? Alors que Nintendo et Sony avaient conquis ce marché, elles semblent aujourd’hui entrées en décadence face à la tendance qui va vers les jeux portables.

SANADA TETSUYA  En effet, les fabricants de consoles japonaises, à commencer par Nintendo, sont dans une mauvaise passe. Néanmoins, le phénomène est limité au Japon. Actuellement, la PS4 a franchi les 20 millions d’unités vendues dans le monde, ce qui représente la plus rapide croissance en ventes cumulées pour une console de jeu vidéo, dépassant de loin la PS3 qui était déjà un succès phénoménal en Europe et aux États-Unis. Sur le marché domestique japonais, les consoles de jeu sont en effet en perte de vitesse depuis quelques années, aussi bien le matériel que les logiciels, avec un chiffre d’affaires dans les 400 milliards de yens. D’un autre côté, aux États-Unis et en Europe, le marché du jeu sur consoles est en pleine expansion, la situation est que les tendances font le grand écart entre le Japon d’une part, les États-Unis et l’Europe d’autre part.

En Asie, le cas de figure est différent. Pour commencer avec la Chine et la Corée du Sud, le jeu vidéo sur console n’existait pas, et face au piratage et aux règlements du COCOM (comité de contrôle des exportations vers les pays communistes), pendant longtemps il a été impossible d’envisager des exportations vers la Chine. En l’absence de machines dédiées aux jeux vidéo, le marché en Corée du Sud et en Chine s’est développé comme marché du jeu sur PC, qui a créé un engouement pour les internet cafés. Tout le monde y jouait. Une culture de jeu en ligne très particulière a été développée et pris forme dans ces deux pays.

——Quelles sont les raisons qui ont provoqué la décadence du jeu vidéo sur console au Japon, et la suprématie du jeu portable ?

SANADA  En Occident, on compare souvent jeux sur console et jeux sur smartphones à partir de l’exemple de l’évolution de la télévision et du cinéma. La culture du cinéma était importante quand la télévision est apparue. Certains disaient que le cinéma tomberait en décadence. Pourtant, le cinéma a réussi sa différenciation avec la télévision par l’émergence d’une politique de grosses productions, qui ont atteint des sommets de plusieurs centaines de millions de dollars. Actuellement, la même logique est en œuvre dans le jeu vidéo. En Occident, des éditeurs comme l’américain Take-Two Interactive ou le français Ubisoft disposent de budgets de développement de centaines de millions de dollars, avec des graphismes haute-définition impossibles à reproduire sur un petit écran de portable.

Maintenant, quand on compare les coûts de production au Japon et aux États-Unis pour les jeux sur console, la disparité est comparable à celle entre les films japonais et les superproductions hollywoodiennes.

Récemment, même sur Smartphone sont mis en œuvre de gros budgets de 200 à 300 millions de dollars pour développer des jeux en 3D, soit plus que les budgets de films japonais. Mais si l’on excepte des superproductions comme Final Fantasy, les budgets sont à peu près équivalents à ceux des développements de jeux pour console.

En d’autres termes, en Occident prospèrent les jeux à graphisme réaliste et puissant, y compris dans les jeux FPS (jeux de tirs à la première personne). En revanche, au Japon, il n’y a pas eu de différentiation entre les jeux, comparable à celle entre cinéma et télévision. Il est possible que cela soit l’une des causes pour lesquelles le jeu sur Smartphone prend des parts de marché au jeu de console.

Mon hypothèse personnelle est que le jeu vidéo japonais a commencé à prendre la forme d’un écosystème de type « Galapagos », et cela depuis la sortie de Dragon Quest. Pendant que les États-Unis et l’Europe s’appuient sur les jeux en 3D à fort impact, le Japon a pris la voie du RPG (jeu de rôle) en 2D. Avec les Smartphones, il est facile de vivre des aventures avec des amis. Les systèmes de jeux qui ont eu le plus de succès au Japon, combats en groupes, affrontements, se sont très bien adaptés au Smartphone.

Le siège social de KLab, Tokyo. Parmi leurs principales applications pour Smartphones : « Love Live ! School Idol Festival », « Celestial Craft Fleet ». En 2015 sont sortis « Glee Forever » et « BLEACH Brave Souls ».

Qui sera le n°3 après Google et Apple?

——Actuellement, concernant les systèmes d’exploitation (OS) de Smartphones, la situation est oligopolistique avec Apple (iOS) et Google (Android) détenant à eux deux environ 90% du marché. Que pensez-vous de cette situation ?

SANADA  De notre point de vue, en tant que fournisseurs de jeux, la concurrence fonctionne, avec plusieurs plateformes qui coexistent, une gouvernance efficace, la situation est éminemment préférable à l’anarchie. L’utilisateur n’est pas plongé dans la confusion, du point de vue du marketing également, on voit à quel niveau on vendra si on se positionne sur tel ou tel segment, c’est rassurant. Dans l’univers des jeux internet, c’est beaucoup plus risqué, vous trouvez des sites de très basse qualité ou à contenu frauduleux. Il faut vraiment être un habitué pour pouvoir surfer entre les écueils et choisir ses jeux sans risque. Il est toujours préférable de disposer d’un catalogue établi selon des critères sévères de qualité, c’est plus simple pour l’utilisateur.

Inversement, si la situation devenait monopolistique, les relations de freins et contrepoids ne fonctionneraient plus, on aboutirait inévitablement à une situation où il faudrait se conformer à des exigences de royalties et autres conditions. Du point de vue des développeurs de jeux, l’idéal serait une situation à trois acteurs avec chacun 30% du marché.

——Ce troisième OS pour Smartphones, vous l’entrevoyez comment ?

SANADA  La règle est simple : seule une plateforme à intégration verticale peut venir déranger des plateformes à intégration horizontale. Et seule une plateforme horizontale peut s’immiscer dans un monde de plateformes verticales. Prenons un exemple facile à comprendre : à l’époque de « Wintel », toute plateforme informatique était composée d’un OS de Microsoft Windows qui fonctionnait sur un processeur Intel.

Après, c’est Apple, l’intégration verticale. CPU Apple, iOS Apple, machines Apple, la vente de logiciels Apple Store… Une intégration qui a commencé par le bas jusqu’au sommet, c’est la philosophie Apple.

Cette fois, seule une intégration horizontale peut-être en mesure de vaincre contre une intégration verticale. Et là, je crois que ce qui a de fortes chances de se produire porte sur le format que toutes les plateformes exécutent, aussi bien iOS qu’Android, à savoir HTML5. Le HTML5 est supporté par tous les OS, autrement dit, il est intégré horizontalement, et il renversera la verticalité Apple. Je pense que les jeux en HTML5 devraient bientôt voir le jour.

Les fonctions d’une plateforme, c’est de regrouper du contenu, une forte attractivité pour les joueurs, et un système de facturation. Les entreprises qui possèdent ces trois fonctions ne sont pas légions. Au Japon, il y a Yahoo!, Rakuten, LINE (filiale japonaise de la société coréenne Naver) et c’est à peu près tout. À ces trois groupes, on peut rajouter les Américains Facebook, Amazon, Pay Pal, qui pourraient changer la donne s’ils se mettent à produire des applications à destination des usagers au format HTML5.

Spécificité du marché chinois

——Quand on regarde l’Asie, le regard se porte sur le marché chinois. Pensez-vous que l’on puisse assister à l’émergence en Chine de « créateurs stars » qui auront du succès au niveau mondial, comme ont fait les Japonais Horii Yûji, le créateur de Dragon Quest ou Miyamoto Shigeru de Super Mario ?

SANADA  Les jeux qui marquent leur époque au point que tout le monde en reprend plus ou moins les règles ne naissent que sous les doigts de créateurs de génie. Ceci dit, je suis dans le développement de jeux, et je pense qu’on est influencé par les expériences que l’on fait dans son enfance. Les jeux dans lesquels vous vous êtes plongé dans votre enfance reviennent comme une influence quand vous-même créez un jeu. C’est la même chose que ce que vous avez mangé en grandissant, cela contribue au physique que vous développez ensuite. Et quand on regarde les jeux sur Smartphone aujourd’hui, on voit qu’on ne « mange » pas la même chose au Japon qu’en Occident ou en Chine, et la différence apparaîtra.

En ce qui concerne les Japonais, nombreux sont ceux qui ont joué à Final Fantasy ou à Dragon Quest dans leur enfance. Et c’est pour ça qu’au Japon de nombreux jeux vendent et sont produits en masse en se faisant une place au milieu des jeux RPG et jeux d’action. En Occident, ce qui a le plus de succès, y compris sur Smartphones, ce sont les jeux de shooting, FPS. Ou alors les jeux basés sur les casinos.

Or, en Chine, ceux qui créent des jeux maintenant n’ont pas grandi avec les consoles mais avec les jeux en ligne. Ils n’ont pas non plus l’expérience de jouer sur les jeux des fabricants occidentaux. Leurs créations sont trop éloignées de nos goût et c’est pourquoi je crois difficile à des créateurs formés aux spécificités du marché chinois d’avoir la moindre chance de se faire une place sur le marché de la création au Japon.

Ceci dit, du fait que le marché chinois à lui seul est plus grand que l’ensemble du marché occidental, une stratégie est quand même nécessaire. Mais comme pour s’adresser à la Chine il faut légèrement changer les règles, dans ma société, dès le niveau du projet concept, nous introduisons et nous misons sur certains éléments spécifiques pour le marché chinois.

Le point fort du Japon : « l’équilibre diététique »

——Que pensez-vous des ressources humaines de l’industrie japonaise du jeu vidéo ?

SANADA  Traditionnellement, le Japon se reposait sur la présence d’un créateur superstar. Mais dans le développement du jeu sur Smartphone, il est plus important de mettre en œuvre une gestion de projet efficiente, qui joue sur un objectif tout en contrôlant le travail d’équipe. Bien entendu, la connaissance approfondie de la technologie reste l’épine dorsale de la production de jeux vidéo.

Les producteurs japonais ont l’expérience des jeux en ligne, ils ont joué à des RPG et jeux d’action sur console, et ils ont aussi l’expérience des jeux occidentaux. Pour reprendre la métaphore gastronomique que j’ai utilisée tout à l’heure, l’équilibre diététique est là. Nous disposons d’un grand vivier de producteurs qui possèdent cet équilibre subtil, c’est le très grand avantage du marché du développement de jeux vidéo japonais.

(D’après une interview recueillie en japonais par Masuzawa Sadamasa le 5 mars 2015.)

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