Réfléchir au système social japonais

Contrer l'avancée de la pauvreté et la disparité des revenus

Économie Culture

Le nombre de personnes bénéficiant de l’aide sociale atteint aujourd’hui un niveau sans précédent au Japon. Quelles mesures peut-on envisager afin d'enrayer l'avancée de la pauvreté et la disparité des revenus que montrent les données ?

Favoriser la croissance ou la redistribution ?

2,17 millions de personnes bénéficiaient en décembre 2014 (derniers chiffres disponibles) de l’aide sociale. Ce chiffre est le plus élevé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Environ 40 % des ménages bénéficiaires sont constitués de personnes âgées, mais une analyse attentive du taux de croissance montre que la proportion de bénéficiaires jeunes augmente rapidement. La pauvreté constitue au Japon un problème de plus en plus sérieux.

En matière de politique économique, la question de savoir s’il faut privilégier une politique de redistribution des revenus ou accorder la priorité à la croissance économique est toujours au cœur des débats. L’opinion publique oscille en permanence entre les deux options, en fonction de la situation sociale et de la santé de l’économie.

L’attention accordée par les médias entre 2007 et 2008 aux cas de personnes âgées mortes de faim car elles ne bénéficiaient plus de l’aide sociale, ou à l’apparition au centre de Tokyo, dans le parc de Hibiya, d’un village de tentes où s’étaient installées des personnes ayant simultanément perdu emploi et logement suite à la crise de 2008, a conduit les Japonais à prendre conscience des progrès de la pauvreté et des inégalités de revenus et à exprimer un soutien plus fort à une politique de redistribution des revenus.

Aujourd’hui, les médias soulignent l’augmentation du nombre de bénéficiaires de l’aide sociale et de fraudes à celle-ci, et le soutien pour une politique de redistribution diminue. Contrairement au Parti démocrate au pouvoir de 2009 à 2012, qui y était favorable, le gouvernement actuel, formé par le Parti libéral-démocrate et son allié le parti Nouveau Komeitô, fait de la croissance économique sa priorité.

Le Japon numéro un pour la baisse des bas revenus

Dans la première décennie du nouveau siècle, les gouvernements de Koizumi Junichirô et d’Abe Shinzô, lors de son premier passage au pouvoir, ont adopté une politique fondée sur la théorie du trickle-down, le ruissellement, selon laquelle la richesse ruisselle jusqu’aux plus pauvres lorsque les riches deviennent plus riches, grâce à des mesures comme la dérégulation du marché de l’emploi.

L’effet de cette politique sur les ménages les plus pauvres n’a cependant pas été suffisamment démontré. L’évolution des inégalités de revenus dans les pays avancés est devenu un thème important sur le plan international depuis les deux ou trois dernières décennies. Le rapport de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) intitulé Toujours plus d’inégalités : pourquoi les écarts de revenus se creusent porte sur cette question et présente les tendances par pays de l’évolution des revenus réels des 10 % les plus riches et des 10 % les moins riches, en termes de ménages et de niveau de prix pour la période allant du milieu des années 1980 à la fin de la première décennie du XXIe siècle.

Les pays où, comme en France, le taux de croissance des revenus les plus bas a été supérieur à celui des plus hauts, constituent une exception ; l’inverse est vrai dans la plupart des cas avec une forte progression de l’inégalité et un taux de croissance des revenus les plus hauts de loin supérieur à celui des revenus les plus bas. Celui des revenus réels des personnes aux revenus les plus faibles a cependant légèrement progressé, sauf au Japon, où elles ont vu leur revenus réels diminuer en moyenne de 0,5 % par an. Cela établit qu’au Japon les revenus des plus pauvres ont décru significativement.

La part des 5 % les plus riches en forte progression

Nous allons maintenant nous intéresser de plus près aux tendances des disparités et de la pauvreté au Japon. Il faut pour cela associer plusieurs indices.

Il s’agit tout d’abord de la valeur médiane et de la valeur moyenne des revenus. Selon l’enquête sur les bases de la vie de la nation de 2013 du ministère de la Santé, du travail et des affaires sociales, le revenu moyen des ménages était en 2012 de 5,37 millions de yens, tandis que le revenu médian se situait à 4,32 millions de yens.

Lorsque le revenu moyen est significativement supérieur au revenu médian, cela montre que les revenus des ménages aux revenus élevés le tirent vers le haut. Lorsqu’on s’intéresse à l’évolution des revenus des ménages intermédiaires, on remarque que la valeur médiane a diminué en vingt ans de près de 1,2 millions de yens, passant de 5, 55 millions de yens en 2000, à 4,58 millions de yens en 2005, puis à 4,32 millions de yens en 2012, même s’il faut bien sûr tenir compte du vieillissement démographique et de la baisse du nombre des ménages.

Considérons à présent la répartition des revenus en 2012. 19,4 % des revenus dans la tranche la plus basse se situent entre zéro et deux millions de yens. Le revenu de cette tranche est inférieur à la motié du revenu médiane (2,16 millions), valeur qui correspond aussi à la ligne de démarcation de la pauvreté relative, dont nous reparlerons, cela signifie que presque 20 % des ménages sont en-dessous de celle-ci.

Pour ce qui est des revenus les plus élevés, 4,8 % des ménages disposent d’un revenu supérieur à 13 millions de yens, et 11,3 % de revenus supérieurs à 10 millions de yens. La répartition des revenus des ménages au Japon est approximativement 10 % de ménages à revenus élevés, 70 % à revenus intermédiaires (de 2,01 à 9,99 millions de yens), et 20 % à faibles revenus (moins de 2 millions de yens).     

Afin de clarifier la concentration de la tranche à revenus élevés, il faut considérer la part de celle-ci. La banque de données de l’OCDE fournit le pourcentage des revenus totaux (avant impôts) de la tranche de revenus la plus élevée dans chaque pays. Celle des 5 % aux revenus les plus élevés a connu au Japon une croissance rapide depuis le début de la dernière décennie du siècle dernier. Elle est aujourd’hui proche de 25 %, un pourcentage inférieur à l’équivalent aux États-Unis, 35 %, ou au Royaume -Uni, 30 %, mais supérieur à ce qu’il est en France, 21 %, ou en Suède, 17 %.

Taux de pauvreté relative et niveau d’aide sociale

Si la répartition des revenus montre l’étendue des disparités, le taux de pauvreté relative fournit les dimensions de la pauvreté. Le niveau de pauvreté relative est défini comme le pourcentage de personnes ayant « un revenu inférieur à la moitié du revenu médian, ajusté au nombre de ménages ».

Le niveau de revenu minimal établissant le droit à l’aide sociale est une autre indication qui permet de tracer la ligne à partir de laquelle commence la pauvreté. Comme ce niveau varie selon l’âge des personnes qui forment les ménages et l’endroit où ils vivent, une simple comparaison avec le niveau de pauvreté relative ajusté au nombre de personnes est impossible.

Mais on a pu vérifier que les familles au niveau de pauvreté relative coïncident à 86 % avec les familles au niveau de l’aide sociale. Par conséquent, l’évolution du taux de pauvreté relative ressemble à celle du taux de pauvreté inférieur au niveau de l’aide sociale. Le taux de pauvreté total suit une courbe ascendante, particulièrement marquée chez les jeunes ménages. S’il est vrai qu’en général la hausse du taux de pauvreté signifie que le nombre de foyers de personnes âgées à faibles revenus a progressé, on comprend cependant que la démographie n’est pas ici le seul facteur.

Un taux de pauvreté des familles mono-parentales parmi les plus élevés au monde

Intéressons-nous maintenant à la question de la pauvreté par génération. Commençons par la pauvreté et les disparités de revenus affectant les enfants, qui ont tendance à croître lorsque le taux de pauvreté augmente chez les adultes. Au Japon, le taux de pauvreté des enfants est de 16 %. Dans le cas des familles mono-parentales, il atteint 50 %, un des plus élevés au sein des pays avancés. Cette pauvreté a des répercussions sur le niveau d’éducation et la santé des enfants.

Sur le plan de l’éducation, les tranches de revenus des parents entraînent des écarts dans les résultats dans les matières fondamentales et le taux d’accès à l’enseignement supérieur. La relation entre le niveau des élèves et les différences en matière d’accès au supérieur d’une part, et les inégalités de revenus de l’autre, est claire. La pauvreté des enfants entraîne aussi la pauvreté plus tard. Le pourcentage d’enfants de familles pauvres est notamment élevé au sein des établissements pénitentiaires pour les mineurs. De plus, la probabilité qu’un enfant issu d’une famille ayant bénéficié de l’aide sociale continue à la recevoir une fois adulte est élevée. Cette probabilité est aussi élevée dans le cas d’enfants ayant été placés par les services sociaux.

Tournons-nous ensuite vers la pauvreté et les inégalités de revenus de la génération des jeunes travailleurs. L’emploi précaire a augmenté à partir du milieu des années 1990. L’augmentation du nombre de jeunes contraints d’accepter un emploi précaire est une des premières causes de la hausse du taux de pauvreté et de disparité des revenus, ainsi que du recul du nombre des mariages. L’augmentation du nombre de jeunes s’enfermant chez eux (hikikomori) à la suite d’un échec dans leur études ou dans leur vie professionnelle est un autre problème important.

Les principales raisons de la pauvreté et des inégalités de revenus chez les personnes âgées sont une retraite trop basse ou une absence de retraite. Au Japon, les salariés bénéficient d’un régime de retraite, et les non-salariés (personnes ayant travaillé à leur compte, ou n’ayant pas eu d’activités professionnelles, ainsi qu’ayant occupé des emplois précaire) d’un autre. Environ 8,5 millions de personnes âgées bénéficient du second. Elles touchent en moyenne une retraite de 55 000 yens par mois, un niveau considérablement inférieur à celui qualifiant à l’aide sociale.

Enfin, le niveau réel de la retraite de base devrait baisser d’environ 30 % dans les 30 prochaines années en raison du nouveau système de calcul basé sur les données macroéconomiques qui va commencer à partir de l’exercice 2015. Si l’on tient compte de l’importante augmentation prévue du nombre de personnes âgées, il est possible que l’on assiste à une explosion de la pauvreté chez les personnes âgées.

Des mesures pour soutenir les pauvres adaptées à leur génération

Les mesures nécessaires varient suivant les générations. Commençons par les enfants : il faut pour les aider un revenu minimum garanti pour les familles mono-parentales et un soutien à l’emploi, et il est aussi important de fournir une aide financière à l’éducation des enfants de ménages pauvres. Pour les jeunes travailleurs, il faut aider les précaires qui cotisent souvent au régime général de retraite et d’assurance médicale, dont les cotisations constituent pour eux une lourde charge. C’est une des raisons pour lesquelles ils ne les paient pas.

Les mesures de redistribution des revenus nécessaires pour le présent sont d’une part de permettre aux travailleurs précaires de cotiser au régime des salariés (retraite et assurance-santé), et de leur garantir ainsi un accès à une retraite future et aux soins médicaux. Pour que les travailleurs précaires puissent envisager le futur avec optimisme et fonder des familles, il faut leur fournir des aides au logement, des allocations familiales ainsi que des bourses d’études pour leurs enfants. Pour les personnes âgées à faible revenus, il est important d’introduire un revenu minimum garanti qui complète la retraite de base, et d’alléger le reste à charge des soins médicaux et de dépendance.

Il est aussi important de soutenir les personnes en difficulté, quel que soit leur type de ménage. Alors qu’il y a de plus en plus de personnes qui s’enferment chez elles ou souffrent du surendettement après une longue période d’inactivité suite à un échec professionnel (chômage ou reconversion ratée), il n’existe actuellement aucune mesure pour les aider. Ces problèmes ne sauraient être résolus seulement par des prestations financières : il faut prendre des mesures diversifiées comprenant une aide au retour à l’emploi, un soutien psychologique, et une assistance à la gestion pécuniaire. On attend beaucoup du système d’aide aux personnes en difficultés effectif à partir de cet avril, qui constitue un dispositif nouveau offrant un soutien global aux personnes en difficultés.

(D’après un original en japonais du 23 mars 2015. Photo de titre : une manifestation contre le durcissement des conditions pour obtenir une aide sociale, mars 2013. Jiji Photo )

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