La reconstruction après le séisme : le bilan de quatre années

Je suis Fukushima

Société

Les gens ont trop facilement tendance à attribuer les problèmes qui affectent Fukushima depuis mars 2011 à un ensemble de circonstances purement locales. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que quelques uns des problèmes les plus sérieux de la préfecture prennent leur source dans des phénomènes qui concernent la nation tout entière. Il ne saurait y avoir de réponse efficace à ces problèmes tant qu’on ne les abordera pas dans une perspective nationale.

Les exagérations à propos de l’« exode des populations » de Fukushima

Le profond malentendu qui continue de régner sur ce qui se passe à Fukushima fait obstacle au retour à la normale, malgré tous les efforts consentis en ce sens. Plus de quatre ans après le grand tremblement de terre de l’est du Japon et la catastrophe qu’il a provoquée à la centrale nucléaire, ce malentendu reste l’un des plus graves problèmes de la préfecture.

Emblématique des fantasmes sur Fukushima est l’idée qu’il s’y est produit un exode massif des populations. Au cours des quatre dernières années, j’ai fait plus de 200 exposés, et je commence presque toujours par la question suivante : « Quel pourcentage des gens qui vivaient à Fukushima avant la catastrophe habite aujourd’hui hors de la préfecture ? » Les réponses qu’on me donne sont toujours à deux chiffres : 10%, 40 %, jusqu’à 60  %.

Mais le chiffre correcte est 2,5 % au plus. Avant la catastrophe, Fukushima comptait un peu plus de 1,9 millions d’habitants et, l’an dernier, environ 40 000 d’entre eux continuaient de vivre en dehors de la préfecture. Les exagérations dont témoignent les réponses citées plus haut reflètent des erreurs de jugement très répandues. Révélateurs à cet égard sont les résultats d’une enquête effectuée en mars 2014 par Sekiya Naoya, professeur agrégé à l’Université de Tokyo.

M. Sekiya, qui a effectué son enquête sur Internet, a reçu près de 1 800 réponses. Son enquête consistait en une double question : les personnes interrogées pensaient-elles qu’un exode se poursuivait à Fukushima ? Et, pour celles qui répondaient par l’affirmative, quel pourcentage de la population estimaient-elles avoir quitté la préfecture ? Sur l’ensemble des personnes ayant répondu au questionnaire, 1 365 disaient croire qu’un exode était effectivement en cours. Et la moyenne des pourcentages de perte de population proposés était de 24,38 %.

On voit donc que les trois quarts des personnes ayant répondu à l’enquête de M. Sekiya pensaient que la population s’était massivement retirée de Fukushima et que ce flux se poursuivait. Quant à l’ampleur de cet exode, elle était estimée en moyenne à environ un quart de la population, soit dix fois plus que le chiffre réel.

Une curieuse vulnérabilité aux idées fausses

J’ai écrit mon livre Hajimete no Fukushima-gaku (Un abécédaire des études sur Fukushima [Tokyo, Eastpress, 2015]) dans l’intention de contribuer à combler l’abîme qui s’est creusé entre les images que les gens se font de Fukushima et la situation réelle de la préfecture. Ce livre, dont la publication coïncide avec le quatrième anniversaire du grand tremblement de terre de l’est du Japon, propose un vaste éventail de données statistiques, provenant de sources autorisées, ainsi que des interviews d’habitants de la préfecture.

Dans Hajimete no Fukushima-gaku, je souligne qu’il est important de faire la distinction entre les questions qui sont spécifiques à Fukushima et celles qui se posent dans la totalité ou la grande majorité des préfectures du Japon. Certes, Fukushima a plus que sa part de problèmes sérieux qui lui appartiennent en propre, et qui sont largement dus à la catastrophe survenue à la centrale nucléaire et à la persistance de la radioactivité – personnes déplacées, contamination du sol et plaintes en justice déposées contre l’opérateur de la centrale et l’État. Mais la préfecture est aussi aux prises avec d’autres problèmes épineux, relevant de la démographie, de l’emploi, de l’éducation et de la santé, qu’on retrouve sur tout le territoire du Japon.

Le stéréotype qui prévaut en ce qui concerne Fukushima se focalise sur les problèmes qui lui sont spécifiques. L’image de la préfecture qui a émergé après la catastrophe de mars 2011 est celle de champion de la souffrance de masse. La tragédie qui l’a frappé a capturé dans le monde entier l’attention de gens qui, jusque-là, n’avaient jamais entendu parler d’elle, et cette attention s’est focalisée étroitement sur les retombées – y compris au sens littéral du terme – des catastrophes.

L’aspect sensationnel a pris le dessus dans les images de la préfecture, à l’exclusion de questions plus triviales mais tout aussi importantes, si ce n’est davantage. Dans ce mode de perception, la priorité a été accordée :

- au spectacle simpliste des victimes qui pleuraient et hurlaient de colère, de préférence à la complexité subtile des victimes qui se battaient tranquillement pour retrouver un semblant de normalité,

- au rare produit agricole dans lequel des niveaux d’irradiation supérieurs à la limite autorisée par la loi ont été détectés, de préférence à l’immense majorité des produits répondant aux normes mondiales les plus rigoureuses concernant la contamination radioactive,

- aux cas peu fréquents d’affectation frauduleuse de fonds de secours, de préférence à l’affectation généralement juste et efficace de ces fonds et

- aux rarissimes occurrences de conflit entre personnes déplacées et membres des collectivités locales sur les sites d’évacuation, de préférence à l’harmonie et aux initiatives constructives observées sur la majorité des sites.

La focalisation sur le sensationnel est une réaction naturelle chez les êtres humains, et elle peut contribuer à soulager la détresse. L’attention portée aux gens qui sont dans le besoin peut inciter à tendre une main secourable. Mais la dernière chose que puisse souhaiter ou dont puisse avoir besoin quiconque a subi une calamité ou une perte est d’être vu de façon persistante comme un « autre », victime d’une tragédie. J’ai parlé de la façon dont les Japonais eux-mêmes ont une perception du déclin de la population de Fukushima dix fois supérieure à la réalité ; les perceptions qu’on s’en fait à l’étranger sont sans doute encore plus éloignées de la réalité. Si nous voulons comprendre ce qui se passe à Fukushima, nous devons nous forger une nouvelle appréhension des problèmes à la lumière de données objectives.

Le déclin de la population vu comme un reflet de la démographie japonaise

Le malentendu à propos du déclin de la population de Fukushima consécutif à la catastrophe survenue à la centrale nucléaire comporte trois aspects qui méritent qu’on s’y attarde. Le premier concerne les évacués contraints par les circonstances de rester en dehors de la préfecture. Nombre de ces personnes déplacées n’ont pas été en mesure de trouver un emploi stable ou un logement permanent. Pour certaines d’entre elles, la diaspora a généré un sentiment d’isolement sans espoir. Le soutien de l’État n’a pas été à la hauteur, en partie parce que ces déplacés, dont le nombre était relativement réduit, n’ont pas été considérés comme une priorité majeure. Et l’assistance fournie par les organisations à but non lucratif diminue de jour en jour.

Le second point concerne les résidents qui sont restés sur place. Rappelons que c’est le cas de plus de 97 % des gens qui vivaient dans la préfecture à l’époque du grand tremblement de terre de l’est du Japon. Dans le débat sur Fukushima après le séisme, l’évacuation a occupé une place disproportionnée. De nombreux évacués continuent bien entendu de vivre sur des sites à l’intérieur de la préfecture, tout comme d’autres ont trouvé refuge ailleurs sur le territoire japonais. Mais l’histoire de Fukushima est avant tout celle de gens qui poursuivent ou reconstruisent leurs vies dans leurs logements et leurs quartiers d’origine. Les difficultés qu’ils rencontrent au quotidien devraient être au cœur de nos préoccupations lorsque nous nous penchons sur les problèmes de Fukushima.

Le troisième aspect relève de la démographie. Le vieillissement rapide de l’ensemble de la population japonaise n’est pas nouveau et il s’accélère d’année en année. Fukushima s’inscrit dans cette tendance globale. L’exode des populations associé aux événements de mars 2011 n’est qu’un petit sursaut de cette tendance à long terme. Le graphique ci-dessous en apporte une éclatante démonstration.

La population de Fukushima a culminé à la fin des années 1990, avant d’amorcer ce que la démographie nous oblige à considérer comme un déclin prolongé. La baisse de la population de Fukushima a enregistré une accélération soudaine après la catastrophe du 11 mars, et le malentendu qui a conduit à multiplier par dix le chiffre réel des pertes de population s’est nourri de ce phénomène, dont l’impact sur la tendance à long terme a pourtant été mineur. La population de Fukushima a continué de décliner en 2012, 2013 et 2014. Mais on notera avec intérêt que le rythme de ce déclin a été plus lent que dans d’autres départements, tels que ceux de Kochi et d’Akita.

La diminution et le vieillissement de la population constituent à l’évidence une question éminemment préoccupante pour la nation japonaise. Tokyo et les autres grandes métropoles attirent depuis longtemps les jeunes des régions rurales, phénomène qui n’a fait qu’aggraver les problèmes de baisse et de vieillissement de la population que connaissent ces préfectures. Le sentiment de crise démographique qui se répand dans le Japon non urbain est clairement exposé dans le livre Chihô shômetsu : Tokyo ikkyoku shûchû ga maneku jinkû kyûgen (Le déclin des régions du Japon : l’effondrement de la population provoqué par sa concentration excessive à Tokyo [Tokyo: Chûô kôron shinsha, 2014]).

On voit donc que le déclin de la population de Fukushima s’insert dans le destin démographique global du Japon. Les problèmes de diminution et de vieillissement de la population observés à Fukushima affectent aussi les autres régions non urbaines du pays. Voilà pourquoi tous les Japonais devraient voir Fukushima non pas comme un spécimen démographique anormal mais comme un membre de la même famille.

Les produits agricoles ne sont pas radioactifs

Les visions erronées de la réalité de Fukushima sont particulièrement déplorables lorsqu’elles concernent la production agricole. Depuis la catastrophe nucléaire de 2011, la sûreté de cette production suscite des inquiétudes persistantes qui sont en fait dénuées de fondement.

Le riz est la culture phare de Fukushima et les chiffres de la production rizicole offrent donc un bon indicateur de la production agricole de la préfecture. Les riziculteurs de Fukushima ont produit 445 kilotonnes de riz en 2010 — la dernière année entière qui a précédé le Grand séisme de l’Est du Japon, le tsunami et la catastrophe nucléaire. Leur production, qui est tombée à 353 kilotonnes en 2011, a péniblement atteint 382 kilotonnes en 2013.

La production rizicole de Fukushima en 2013 a donc diminué de 14,2 % par rapport à l’année d’avant le tremblement de terre. À ce niveau, une baisse soutenue de la production porterait un coup sévère à n’importe quelle activité dans n’importe quel secteur. Force est pourtant de constater que l’agriculture de Fukushima a souffert tout autant des idées fausses que des répercussions directes des catastrophes du mois de mars 2011.

Chaque sac de riz de Fukushima est soumis à un test de radioactivité avant d’être mis sur le marché. Or le nombre de sacs où les inspecteurs ont détecté une radioactivité supérieure au seuil légal de 100 becquerels par kilogramme a été de 71 sacs de 30 kilogrammes en 2012, 28 en 2013 et aucun – zéro – en 2014. Le contrôle rigoureux exercé par les inspecteurs agricoles a également établi qu’il n’y avait pas de présence notable de radioactivité dans les fruits et légumes cultivés à Fukushima.

Dans les districts où la contamination radioactive a été plus sévère, notamment ceux de Futaba et Sôma, la production agricole est toujours au point mort. Mais les chercheurs travaillent à la mise au point de méthodes de culture et autres techniques visant à maintenir les niveaux de césium contenu dans les produits au-dessous des limites légales, et on s’avance petit à petit vers une reprise de la production agricole. Des essais de culture sont en cours jusque dans la ville d’Ôkuma, hôte infortuné de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi.

Le label « cultivé à Fukushima » est un handicap en termes de prix

Alors même que la contamination radioactive continue de susciter des préoccupations et que la production agricole de Fukushima est en train de reprendre, le riz et d’autres produits de la préfecture souffrent d’un handicap en termes de prix. La pénalisation des produits de Fukushima par le marché à la suite de la catastrophe nucléaire n’a fait que se renforcer et les prix ont dégringolé en 2014.

Cette année-là, tous les riziculteurs japonais ont subi une baisse des prix due à une combinaison de facteurs, dont une diminution de la demande imputable à des changements survenus dans les habitudes alimentaires des Japonais, des excédents de stock et des prévisions de récolte exceptionnelle dans l’est du pays. Mais la chute des prix enregistrée par le riz produit à Fukushima a été particulièrement brutale.

Le niveau de pénalisation du riz de Fukushima varie selon les variétés, les districts de production et les circuits de distribution. Les prix payés aux riziculteurs de Fukushima par Zen-Noh (la Fédération nationale des associations de coopératives agricoles) pour le Koshihikari, une variété de riz de qualité supérieure, offrent un exemple tout à fait représentatif. Zen-Noh achète le riz aux producteurs et l’achemine vers les marchés par des circuits de distribution couvrant l’intégralité du territoire japonais. Les prix payés par cette firme pour la récolte de 2014 étaient inférieurs de 37,8 % à ceux de l’année précédente pour le Koshihikari du district de Hamadôri de Fukushima et de 35,1 % pour le Koshihikari du district de Nakadôri du même département.

Les riziculteurs de Fukushima sont à la merci de forces du marché extérieures à leur département. Environ 53 % de leur production est achetée par des grossistes d’autres départements. Fukushima reste au premier rang des fournisseurs de riz du Kantô (la région qui entoure Tokyo), qui absorbe environ 46 % de sa production rizicole. Or l’indication du département d’origine doit figurer sur l’étiquetage du riz vendu chez les détaillants et bien des consommateurs de Tokyo et d’ailleurs continuent de bouder le riz en provenance de Fukushima. C’est ainsi qu’une portion croissante de la production de Fukushima s’est trouvée confinée aux secteurs de la restauration et des aliments préparés, où les prix sont plus bas.

Une fois que la perception des marques a profondément changé, il est extrêmement difficile de revenir aux prix élevés enregistrés auparavant. Certains producteurs et marchands de riz de Fukushima ont réagi en contournant les circuits traditionnels de commercialisation. Ils ont obtenu un certain succès en s’adressant directement aux consommateurs et en mettant en avant la sûreté et le goût. Mais il s’agit essentiellement d’une stratégie commerciale axée sur une niche, et elle a peu de chance de transformer structurellement le marché.

L’effet négatif de l’ignorance et de l’apathie des consommateurs

Ce sont bien entendu les événements de mars 2011 qui ont déclenché la crise qui continue d’affecter l’agriculture de Fukushima, mais les consommateurs japonais l’ont aggravée, quand bien même inconsciemment, par le biais des mécanismes du marché. Nous avons avalé sans réfléchir des verdicts annonçant allègrement que l’agriculture japonaise n’était plus viable et reléguant nos agriculteurs au rang de pittoresques anachronismes. Nous avons assisté passivement à la signature de l’accord de Partenariat Transpacifique (TPP) et laissé la « réforme agraire » prendre une tournure fatidique. Ce faisant, nous avons propagé une prophétie auto-réalisatrice qui sonnait le glas des produits sains, cultivés chez nous.

Si nous voulons des produits de qualité – sains et délicieux –vendus à des prix raisonnables, nous devons faire en sorte de comprendre les rudiments de la production et de la distribution. Faute d’assumer cette responsabilité fondamentale, nous nous prêtons à une invasion de produits alimentaires douteux.

Fukushima se trouve à l’avant-garde de la recherche des conditions de la survie. L’acceptation honnête de la situation qui règne dans cette préfecture constitue une étape cruciale de l’acceptation de notre avenir en tant que nation. De même que la démographie de Fukushima est un microcosme du Japon tout entier, sa vitalité agricole est un microcosme de la viabilité industrielle, économique et sociale du pays.

Ceux d’entre nous qui professent de prier pour le redressement de Fukushima doivent entreprendre de revoir en toute franchise peurs propres préjugés et idées fausses. La majorité des problèmes auxquels sont confrontés nos compatriotes de cette région se posent à nous tous sur tout le territoire du Japon. Abordons ces problèmes de front dans l’esprit de « Je suis Fukushima ».

(D’après un texte originel en japonais publié le 7 mai 2015. Photo de titre : la riziculture reprend progressivement dans les zones précédemment interdites de Fukushima, alors même que les travaux de décontamination des sols se poursuivent ailleurs dans le département. Jiji Press.)

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