La diplomatie japonaise et les droits de l’homme, une question toujours d’actualité dans les relations avec les pays d’Asie

Histoire

Tian’anmen en Chine en 1989, l’affaire Kim Dae-jung ou encore la dictature indonésienne... Nous revenons sur la manière dont la diplomatie japonaise a réagi dans l’après-guerre aux questions liées aux droits de l’homme en Asie, et sur ce qu’elle est devenue aujourd’hui.

Les droits de l’homme dans l’immédiat après-guerre

Comment le terme « droits de l’homme » était-il utilisé dans le Japon de l’après-guerre ? Lorsqu’on consulte les bases de données de la presse japonaise, on le trouve pour la première fois dans un article du 15 août 1945, date de la fin de la guerre, annonçant l’acceptation par le Japon de la déclaration de Potsdam. On peut lire ceci à propos du pays après la capitulation : « Il faudra établir le respect de la liberté de pensée et de religion ainsi que des droits fondamentaux de l’homme » (Asahi Shimbun du 15 août 1945).

Le terme est ensuite utilisé dans des articles qui rejettent l’oppression avant et pendant la guerre, comme celui du même journal, en date du 7 octobre de la même année, qui parle « des empreintes sanglantes de la Tokkô (la Haute Police spéciale, équivalent japonais de la Gestapo), des violations de la culture et des droits de l’homme, de la torture qui supprime la parole », puis dans des éditoriaux similaires. Citons celui du Mainichi Shinbun du 14 octobre 1945, intitulé « Les Droits de l’homme des épouses » : « Il faut démocratiser partout au Japon, mais comment se fait-il que l’on n’entende aucune critique de la pensée féodale qui règne toujours dans les foyers ? » On y perçoit alors l’état d’esprit de l’immédiat après-guerre.

Sur le plan international, la troisième assemblée générale de l’ONU adopte en décembre 1948 la Déclaration universelle des Droits de l’homme. Plus tard, des pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme furent élaborés afin de donner force obligatoire à la Déclaration. Le Japon ratifia en 1979 le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et le Pacte international relatif aux droits civiques et politiques, avec certaines réserves, notamment sur le droit de grève des fonctionnaires.

L’Asie du « modèle de développement » et le Japon

D’autre part, du point de vue des droits de l’homme, la diplomatie japonaise a été mise en question dans ses relations avec les pays d’Asie pendant la Guerre froide. Les cas de l’Indonésie et de la République de Corée sont représentatifs à cet égard — la première à partir de la prise du pouvoir par Soeharto en Indonésie au milieu des années soixante, et la deuxième à partir de la prise du pouvoir par le général Park dans les années soixante-dix —, parce que les deux pays illustrent le « modèle de développement » qui s’est créé en Asie sous la Guerre froide, et qui alliait le développement économique « impulsé par le haut » à l’anticommunisme de Soeharto et de Park.

Dans le cas de l’Indonésie, le président Soekarno qui avait proclamé l’indépendance du pays en 1945, et qui était vu comme le « père de la nation », s’est rapidement radicalisé au milieu des années 1960. Il plaidait pour un axe Beijing-Jakarta, c’est-à-dire la solidarité avec la Chine, et il a retiré son pays de l’Organisation des Nations unies, dirigée selon lui par les grandes puissances établies. Le Japon, qui avait mis en place des relations étroites avec Soekarno autour de la question de l’indemnisation des dommages de guerre, a essayé de le faire revenir à une ligne plus modérée, en se servant notamment de Dewi Soekarno, une Japonaise qui était la troisième épouse du président.

Mais après une tentative de coup d’État à l’automne 1965 et l’affaire du « mouvement du 30 septembre », le régime Soekarno a commencé à s’effondrer et le général Soeharto qui avait fait échouer le coup d’État a de fait pris le pouvoir. Pendant cette transition ont eu lieu des massacres de personnes liées au Parti communiste indonésien, un des plus grands des pays non-alignés avec trois millions de membres et 8,5 millions de sympathisants. L’armée a soutenu les attaques contre les partisans du communisme menées par les classes conservatrices qui s’opposaient de longue date à la réforme agraire, et cela a abouti à ce que la CIA a qualifié dans un rapport comme « un des plus grands massacres du vingtième siècle », faisant selon les chiffres de l’armée indonésienne elle-même, six cent mille morts.

Les documents internes au ministère japonais des Affaires étrangères en font état, avec des rapports dans lesquels on peut lire ce genre de choses : « On rapporte que ce village assiégé par les milices anti-communistes a subi d’abord des fusillades de l’armée, puis des civils ont mis le feu et tué des habitants, au point qu’il a été entièrement détruit et qu’il y aurait eu au total 7 000 morts et blessés. »

Le gouvernement japonais n’a cependant jamais officiellement réagi à ses massacres, mais, solidairement avec les États-Unis, il a commencé à soutenir l’armée de terre dirigée par Soeharto, quand il a jugé le moment opportun. Soeharto a rompu avec la ligne Soekarno et s’est rapproché des États-Unis et du Japon, participant en 1967 à la création de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est).

Cela signifie sans doute que finalement, pour le Japon, ces massacres de grande ampleur qui ont éliminé tous les partisans du communisme constituaient une tragédie « acceptable ». Si les massacres commis par les partisans de Pol Pot au Cambodge sont très connus, ces massacres dans l’Indonésie qui se lançait dans son développement ne sont que très rarement mentionnés aujourd’hui au Japon.

Abattre le communisme ou respecter les droits de l’homme ?

Tournons-nous maintenant vers la République de Corée. Au Japon aussi, la répression des droits de l’homme sous la dictature du général Park Chung-hee qui avait pris le pouvoir par un coup d’État a été critiquée. L’enlèvement en pleine journée dans un hôtel de Tokyo de Kim Dae-jung, dirigeant influent d’un parti d’opposition coréen, battu par le général Park lors d’élections présidentielles en Corée, par les services de renseignements sud-coréens en août 1973, était un acte d’une grande brutalité. Si le gouvernement japonais a vigoureusement protesté contre cette atteinte à sa souveraineté, il a ensuite opté pour une résolution politique de l’affaire en fermant les yeux sur cette atteinte.

J’ai eu l’occasion de parler de l’ambiance au sein du Parti libéral-démocrate (PLD) à l’époque avec Yamazaki Taku, un homme politique qui en a notamment été vice-président. Un élu du PLD, appartenant à la faction Seifûkai, à la droite du parti, aurait déclaré ce jour-là : « Kim Dae-jung se trouve actuellement dans un bateau sur la mer du Japon. Il sera bientôt jeté à l’eau et fera le régal des requins. C’est un communiste, donc un ennemi pour nous, les libéraux. Que les requins le dévorent est tout naturel. » Yamazaki a alors levé la main pour prendre la parole : « Si quelqu’un agresse physiquement une personne en train de faire une allocution politique dans la rue, qu’elle soit communiste ou autre chose, un vrai partisan de la démocratie libérale la défendra au prix de sa vie. C’est une abomination que dire que c’est une bonne chose qu’un communiste soit livré aux requins. » Et il a ajouté qu’il a alors démissionné de cette faction. (Cet incident est raconté dans un article du numéro de février 2019 de la revue Chûo Kōron, intitulé « Les armes que doit avoir un chef de gouvernement en période de troubles ».)

Fallait-il accorder plus d’importance à « l’éthique de la Guerre froide » qui voulait éradiquer le communisme, ou au principe de respect des droits de l’homme ? Le gouvernement japonais a dans la plupart des cas choisi la première option, celle de la politique américaine pendant la Guerre froide, qui soutenait partout dans le monde des dictatures militaires réprimant les droits de l’homme au nom de la lutte contre le communisme.

« Le sens asiatique des valeurs »

La région a ensuite connu une croissance économique rapide, qualifiée de miracle de l’Asie orientale, et dans la deuxième moitié des années 1980, l’ensemble de l’Asie de l’Est attirait l’attention comme un centre de croissance économique de niveau mondial. Cela a conduit certains à parler du « sens asiatique des valeurs », notamment le premier ministre malaisien Mahathir qui expliquait que si l’Asie avait connu un tel développement, c’était grâce aux valeurs asiatiques plaçant l’accent sur l’harmonie du groupe, familles ou entreprises, contrairement à l’Occident où prédomine l’intérêt individuel.

Au Japon, aussi, certains étaient d’accord avec cette thèse, mais c’était sans doute liée d’une part aux intenses pressions exercées par les États-Unis pour que le Japon ouvre ses marchés, suite aux frictions commerciales entre les deux pays, et à la lassitude engendrée par la théorie de la « différence japonaise », selon laquelle le Japon, qui avait une apparence capitaliste et démocratique, tout en étant fermé vis-à-vis de l’étranger et où le même parti était toujours au pouvoir, était unique en son genre.

Au moment de l’intervention de l’armée chinoise sur la place Tian’anmen en 1989, la réprobation l’a emporté en Europe et aux États-Unis, où l’on accusait les autorités chinoises d’avoir réprimé les droits de l’homme, mais au Japon il y a eu beaucoup de discussions au sein du monde politique et de l’opinion sur deux questions, la première de savoir si le Japon, en raison de son passé guerrier en Chine, pouvait critiquer cette répression, et la seconde, s’il ne fallait pas accorder avant toute chose la priorité à la stabilité de la Chine.

Deux jours après que la place Tian'anmen a été vidée par l'armée chinoise, une unité de blindés chinois en faction sur l'avenue Chang'an qui longe d'est en ouest le nord de la place Tian'anmen. Des centaines, voire des milliers de manifestants, auraient été tués le 4 juin, lorsque l'armée a repris la place (6 juin 1989, Beijing AFP/Jiji)
Deux jours après que la place Tian’anmen a été vidée par l’armée chinoise, une unité de blindés chinois en faction sur l’avenue Chang’an qui longe d’est en ouest le nord de la place Tian’anmen. Des centaines, voire des milliers de manifestants, auraient été tués le 4 juin, lorsque l’armée a repris la place (6 juin 1989, Beijing AFP/Jiji)

Le premier « Livre bleu dipomatique », qui date de 1957, énonce les trois principes de la diplomatie japonaise : le rôle central des Nations unies, la participation du Japon au camp du libéralisme, et sa position de pays d’Asie. Les normes universelles fournies par la Déclaration universelle des droits de l’homme, sur lesquelles sont bâties les Nations unies, la réalité de la Guerre froide dans laquelle le Japon se range avec les pays libres, et l’attitude qu’il doit adopter face à l’Asie avec qui il a un passé d’envahisseur et de colonisateur. On peut dire que la diplomatie japonaise de l’après-guerre a essayé de concilier les questions liées aux droits de l’homme tout en veillant à accommoder toutes ses contradictions implicites.

La défiance d’Abe Shinzô pour la démocratie d’après-guerre

Dans l’évolution de la diplomatie japonaise de l’après-guerre, la « diplomatie des valeurs » annoncée par le premier gouvernement Abe (2006-2007) était une nouveauté. Le Japon partage avec les pays avancés de l’Europe et des États-Unis des valeurs comme les droits de l’homme et la démocratie, et les hésitations inhérentes au Japon de l’après-guerre sont absentes de cette vision qui veut les élargir à l’ensemble de l’Asie en créant une sphère de liberté et de prospérité.

La posture du Premier ministre Abe qui mettait l’accent vis-à-vis de l’extérieur sur les droits de l’homme et la démocratie, tout en annonçant sur le plan intérieur la sortie du « régime de l’après-guerre », pouvait paraître contradictoire, mais elle a son origine dans la question de l’enlèvement de citoyens japonais par la Corée du Nord. Bien que des allusions à l’implication de la Corée du Nord dans certains des « disparitions de couples » aient été faites au Japon, ni le gouvernement ni les grands médias ne s’étaient occupés directement des plaintes des familles des personnes enlevées.

Abe, lui, a exprimé le premier son intérêt pour cette question dès sa première élection à la Chambre basse, et la défiance née de son ressenti selon lequel les droits de l’homme des Japonais qui ne cessaient de présenter leurs excuses pour le passé n’étaient pas suffisamment respectés l’a probablement conduit à rejeter la « démocratie de l’après-guerre ».

Le second gouvernement Abe a débuté en décembre 2012 et a duré 7 ans et 8 mois. Perçu par certains en Occident comme un révisionniste, le Premier ministre a aussi été apprécié comme un pilier de l’ordre international libéral à un moment où la politique internationale traversait une phase d’instabilité, notamment avec l’élection du président Trump aux États-Unis.

Le Japon doit aussi renforcer son esprit démocratique chez lui

Le Japon est aujourd’hui dans l’ère post-Abe. Que les Japonais respectent les droits humains et le libéralisme, et qu’ils soulignent leur importance en dehors du Japon a bien sûr du sens. Le rôle du Japon qui montre que ces valeurs sont universelles et non limitées à l’Occident est aussi important. Mais il faut sans doute par ailleurs prêter attention à la tendance de ces dernières années d’aborder uniquement la question des valeurs, y compris les droits de l’homme, dans le contexte de l’opposition à la Chine. Ce pays n’est pas le seul à les réprimer, et il faut éviter que leur négation ailleurs soit prise à la lègère, ce qui risque d’arriver à force de trop souligner les torts chinois en ce domaine.

Le Japon ne doit pas non plus tomber dans une illusion relevant de l’auto-satisfaction selon laquelle il serait parfait sur le plan du respect des droits de l’homme et de la démocratie, en plaçant d’un côté la Chine, pays pratiquant un autoritarisme répressif par rapport aux droits de l’homme, et de l’autre le Japon et les autres pays pratiquant la démocratie. Si le Japon fait continuellement des efforts spontanés pour renforcer sincèrement le respect des droits de l’homme et de la démocratie chez lui, cela ne manquera pas de rendre sa voix plus persuasive quand il s’exprimera à l’extérieur au sujet des droits de l’homme.

(Photo de titre : les époux Soeharto prennent le thé avec le Premier ministre Satô Eisaku dans la résidence privée de celui-ci. Les époux Soeharto sont encadrés par le Premier ministre à droite, et son épouse Hiroko à gauche, le 31 mars 1968, dans l’arrondissement de Setagaya à Tokyo. Jiji)

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