La société japonaise en état d’individuation : adieu les classes d’âge ?

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À chaque génération, son label. Au Japon, on parle souvent de « baby-boomers » (nés après 1947), de la génération de « la bulle » (nés après 1965), des jeunes de « la période glaciaire de l’emploi» (nés après 1971), ou de la « génération Z » aujourd’hui, en délimitant des groupes en fonction des dates de naissance. Mais ces derniers temps, les frontières semblent s’estomper, il devient difficile d’isoler les traits permettant de qualifier des groupes d’âge et d’identifier des valeurs communes.

Difficile de savoir qui pense quoi

Pendant la période de la bulle, on disait que la classe moyenne japonaise comptait 100 millions de personnes et on imaginait un vaste groupe homogène et financièrement aisé, mais la réalité est un peu plus complexe. À l’époque, des « lignes de fracture » claires permettaient de délimiter les groupes sociaux, il y avait les modernes ou traditionalistes, la classe des agriculteurs, des ouvriers, des indépendants et celle des cols blancs ayant fait des études universitaires. Dans cette société régnait une forme d’inégalité des chances entre hommes et femmes et un climat de post-Guerre froide d’où conservateurs et progressistes s’opposaient idéologiquement. Alors, une large classe moyenne oui, mais composite et dont chaque groupe s’inscrivait dans un cadre clairement défini.

Un demi-siècle plus tard, les enquêtes en sociologie quantitative dégagent certes doucement et sûrement les grandes tendances de la société japonaise, mais par rapport aux décennies précédentes, il est devenu difficile d’anticiper qui pense quoi.

Dans le cadre de notre projet de recherche (projet SSP), nous compilons les résultats d’enquêtes de société menées tout au long du XXe siècle et reposons les mêmes questions afin de voir si la conscience de classe évolue au fil du temps. Les thèmes abordés sont le sentiment d’appartenance, le degré de satisfaction, la prise de conscience des inégalités, le conservatisme, la question de l’égalité des sexes, les attentes envers le système éducatif, l’incertitude quant aux perspectives d’avenir, la confiance en autrui, l’importance accordée au travail et à la vie de famille, la vie associative, la conscience politique ou bien encore le niveau de consommation.

Le sentiment d’appartenance à une classe sociale dépend du sexe et de l’âge, mais aussi de traits sociaux comme le niveau d’éducation, la profession ou le revenu, la composition du foyer ou la zone de résidence. Pour déterminer l’état d’esprit d’individus occupant une position donnée dans le tissu social, nous nous appuyons sur la grille d’analyse de Karl Marx qui, au XIXe siècle, a posé que la conscience sociale des individus (leur ressenti) est fonction de leur implication dans l’activité industrielle et économique (position objective dans la structure sociale).

Cependant, depuis le début du XXIe siècle, la force prédictive de ce modèle analytique semble s’essouffler, il devient ardu d’articuler les ressentis individuels aux positions sociales. Les façons de penser sont beaucoup moins contrastées et moins fonction des professions, du niveau de revenu ou de l’âge des sondés. Ni la composition du foyer, ni le lieu de résidence, le réseau amical, le niveau scolaire, ni même la vie associative ne semblent être des facteurs décisifs de nos jours. Dans d’autres pays, l’appartenance ethnique, la religion et le lieu de résidence restent des marqueurs déterminants, mais au Japon ils semblent beaucoup moins forger et déterminer les identités sociales.

L’« alignement » des classes sociales

Des études montrent que pour certaines générations les tendances se chevauchent. Le Hakuhodo Institute of Life and Living a analysé les résultats des enquêtes menées depuis 1992 portant sur les modes de vie au quotidien et a conclu que dans la société japonaise de 2023, les frontières entre les groupes d’âge vont s’estompant, les classes d’âge sont en voie d’alignement (shôreika). On relève deux caractéristiques.

Tout d’abord, les 20-60 ans, qui constituent le cœur battant de la société ont moins l’impression d’appartenir à un groupe d’âge. Les sondages d’opinion et des études de marché, divisent généralement la population en baby-boomers (dankai, nés après 1947), génération « perdue » (rosujene, nés après 1971), natifs de la période glaciaire de l’emploi (shûshoku hyôga-ki, nés après 1971) et « tranquilles » (yutori, nés après 1987), mais cette segmentation reste confuse et son bien-fondé tend à s’estomper.

Cela ne signifie pas par ailleurs que la société dans son ensemble soit plus uniforme ou homogène, il faut plutôt considérer qu’à l’intérieur de chaque groupe d’âge se mélangent des individus ayant leur propre façon de penser. L’hétérogénéité est patente au sein des groupes, les conceptions sont diverses, les points communs plus difficiles à identifier. Ce changement n’est pas perceptible au regard des seules données statistiques donnant les grandes tendances, les moyennes et les variances. Les transformations sont souterraines, difficile désormais de relier conscience de classe et position sociale.

Ce décrochage est devenu patent il y a quelques années à la suite du renouvellement progressif des groupes d’âge en activité. En effet, les baby-boomers et les seniors qui constituaient le cœur du corpus jusqu’à il y a environ 20 ans ont progressivement quitté la population active. À leur place, les jeunes générations nées au XXIe siècle ont fait leur entrée sur le marché du travail et dans la société.

Pourtant, il n’y a pas de distinction claire entre nouvelles et anciennes générations. Vu la composition de la pyramide des âges et le faible taux de natalité du Japon, la taille du groupe des entrants fait que l’impact est diffus. Les données montrent une disparition progressive des modes de pensée traditionnels. Je dirais que le point d’inflexion correspondrait au groupe d’âge dit du « 2e baby-boom », la conscience de classe s’est transformée avec les actifs nés au milieu des années 1970,

Après une diminution constante, la phase des « 30 années perdues »

Pourquoi le changement de génération rendrait-il difficile de savoir qui pense quoi ? Il faut prendre en considération les changements sociaux qui ont eu lieu en arrière-plan, ainsi que leurs effets : dans la seconde moitié du XXe siècle, le Japon de la bulle a connu une période d’embellie constante. Mais après l’éclatement de la bulle, un plateau a été atteint, le point d’inflexion correspond au début de l’ère Heisei qui a ouvert la période dite « des trente années perdues » (1989-2019).

Quelle stratification obtenons-nous ? Dans ce groupe des seniors qui est aujourd’hui en baisse constante, les baby-boomers sont la dernière génération à avoir connu dans son enfance et tout au long de sa scolarité une période où jeunesse était synonyme de richesse, cherté, nouveauté, innovation et démocratie. L’emploi était à vie, la répartition des rôles entre hommes et femmes était claire et le parcours de vie correspondait à un idéal social partagé par toute une société. Même sans l’approuver, les individus avaient conscience d’un cadre et savaient faire partie d’un corps social où ils avaient une place clairement identifiée.

Mais les générations suivantes n’ont plus ces repères. Les jeunes de la génération « perdue » ou de la « génération Z », ont vécu dans la même aisance. Cette douceur de vivre est en train de se faire plus rare mais les écarts étaient plus marqués jadis entre la génération d’avant-guerre, de la guerre, de l’après-guerre et du baby-boom. De nos jours les différences sont moins fortes et plus subtiles, les groupes d’âges suivants partagent un même vécu, un ressenti similaire.

La période de stagnation a donc été assez longue, cette phase a débordé le cadre d’une génération et elle a lié parents et enfants. Mais sur la période, l’ascenseur social est tombé en panne, il aurait été normal que les enfants parviennent à un niveau d’éducation, à des salaires, à un statut professionnel meilleurs que ceux de leurs parents et que leurs conditions de vie surpassent celles de leur aînés, mais le « jeu » de l’ascension sociale s’est grippé. Les jeunes se sont retrouvés poussés hors des cadres sociaux que l’on croyait partagés par tous, la société japonaise se retrouvait aux prises avec une plus grande variabilité interne.

Les jeunes et l’individuation

Pour les baby-boomers et les seniors, les élections nationales sont un jeu de rôle, chacun se rend aux urnes et choisit d’être « conservateur ou progressiste». « Puisque je suis dans ce syndicat ou cette organisation, voilà ce que je pense de la Constitution, voilà ce que la politique internationale doit être», les logiques de classe fonctionnent à plein.

La jeune génération décide tout d’abord de se rendre ou non aux urnes, puis chaque individu choisit pour qui voter sur la base d’un jugement personnel ancré dans l’instant présent. Ils ont la culture générale politique nécessaire, mais ce sont des électeurs flottants et indépendants. Difficile d’anticiper et de dire qui pense quoi.

Pour filer la métaphore, on dirait que les seniors participent à un sport d’équipe - le baseball ou le football - alors que les jeunes jouent solo dans des catégories sportives inconnues de leurs aînés, faisant en individuel du breakdance, du skate ou du surf.

Rassemblés au sein d’une structure sociale commune, les groupes du XXe siècle avaient des contours clairs alors qu’au XXIe siècle, la variation et la diversité sont désormais la norme. Combinées, les données de l’ensemble paraissent discordantes.

Cela ne veut pas dire pour autant que les individus soient déconnectés du cadre social. L’état d’esprit et les modes de penser des individus dépendent encore des synergies sociales. Mais il n’est plus possible de retracer au niveau individuel ce qui serait les grandes lignes d’un schéma social globalisant. L’identité sociale déborde, les grandes catégories « femmes », « seniors », « cols blancs », « citadins », « diplômés » et « familles à hauts revenus » n’opèrent plus ou ne suffisent plus à situer et cerner les acteurs sociaux. Il est donc devenu difficile de parler de société de classe, de société marchant à l’ancienneté ou sur des critères de genre.

On peut dire que les stéréotypes sociaux ne fonctionnent plus pour définir les individus. L’appartenance s’est atomisée, elle diffère d’une personne à l’autre. En sciences sociales, on parle d’individuation de la société. Anthony Giddens dans ses travaux a montré qu’au XXe siècle, l’individu était « encastré » dans la société, alors que dans le monde postmoderne, les acteurs sociaux sont désormais en état d’individuation, désincarcérés de leur place sociale.

Le Japon contemporain est de plus en plus individualisé et ce phénomène est particulièrement sensible chez les jeunes de la « génération perdue » et qui viennent d’entrer sur le marché du travail. Dans une société vieillissante où les différences ideologiques entre groupes d’âge ont tendance à s’estomper, tabler sur des différences de sexe, de classe ou de région manque de bien-fondé. Changer de paradigme. Les critères d’analyse de la société japonaise contemporaine doivent être refondés.

(Photo de titre : Pixta)

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