Le Covid-19 et la civilisation

L’humble virus : un ami ou un ennemi ?

Société Science

La pandémie de Covid-19 constitue pour le monde entier une crise inédite tandis que, sous nos yeux, un virus, la forme de vie la plus primitive, semble gagner la guerre qu’il a déclarée à la civilisation du XXIe siècle. Un scientifique japonais porte un regard sur la recherche virale et la signification des virus, qui nous éclaire sur le sens de la pandémie pour le genre humain. Alors, le virus est-il notre ami ou notre ennemi ?

Vivre dans un brouillard de virus

Nous vivons enveloppés par un brouillard de virus. Dans ce brouillard se tapit non seulement le SARS-CoV-2, le virus à l’origine de la pandémie de Covid-19 dont le monde souffre depuis trois ans, mais aussi la grippe, la rougeole et bien d’autres agents pathogènes. Les particules qui constituent le brouillard viral sont extrêmement petites : le virion qui provoque le Covid-19 mesure à peine un dix-millième de millimètre.

Une particule aussi minuscule a été en mesure de déclencher une catastrophe d’envergure planétaire qui a posé à l’humanité le plus grand défi qu’elle ait connu depuis la Seconde Guerre mondiale. Les interruptions d’activités et les confinements ont provoqué le chaos social et la stagnation économique, tandis que les gouvernements se livraient à de futils tâtonnements et s’avéraient incapables de trouver une solution efficace. Au Japon comme partout dans le monde, le fossé de la pauvreté s’est élargi, et le taux de sous-alimentation a bondi dans les pays en développement. La crise a pris une telle ampleur que les Jeux olympiques qui devaient se tenir à Tokyo en 2020 ont été remis à plus tard.

C’est certes à sa sophistication sociale que l’espèce humaine doit d’avoir conquis la planète sur laquelle elle vit, mais c’est cette même organisation de la société qui a permis la diffusion du Covid-19 et généré chez nous l’angoisse de perdre le lien avec elle qui est nécessaire au ralentissement de la progagation de la maladie. Une civilisation censément protégée par la médecine moderne s’est avérée incapable de faire quoi que ce soit pour se défendre contre ce virus microscopique.

Il y a désormais quelque 50 000 ans que l’émergence de nouveaux virus est un problème pour l’humanité. Pour bien comprendre cela, nous devons commence par expliquer l’importance des virus pour le genre humain.

Il existe des quantités phénoménales de virus dans tous les recoins du monde. On en trouve dans des grottes profondément enfouies sous le sol, dans le permafrost, dans des sources chaudes dont la température peut dépasser 100° C., dans les déserts, les montagnes, les fosses océaniques et même dans les tuyaux à l’intérieur des réacteurs nucléaires. En fait, il est plus difficile de trouver un endroit qui ne contienne pas de virus.

Demandons-nous maintenant pourquoi les scientifiques parlent d’un « brouillard » viral. Ils estiment que chaque mètre cube d’atmosphère contient environ 8 millions de particules virales. Compte tenu du volume d’une pièce de taille moyenne d’un appartement japonais, cela veut dire que le nombre de particules virales flottant dans cet espace sera d’environ 200 millions.

Un gramme de sol contient un milliard de particules, et un centimètre cube d’eau de mer environ un million. On estime que la masse totale des virus contenus dans les océans du monde est équivalente à celle de 75 millions de baleines bleues. La journaliste scientifique Katherine J. Wu, titulaire d’un doctorat de microbiologie de l’Université Harvard, évalue le nombre total des particules virales présentes sur terre à approximativement 3 x 1031 — un chiffre qu’on peut écrire avec un 3 suivi de 31 zéros. Autrement dit, le nombre total des particules virales présentes sur terre dépasse de loin celui des grains de sable, ou celui des étoiles dans le ciel.

Notre corps est plein de virus

Les virus vivent dans les animaux, les moisissures, les bactéries... en fait dans tous les types d’organismes. On pensait jadis que les virus eux-mêmes constituaient la seule exception à cette norme d’hébergement, et ce jusqu’en 2008, année où des scientifiques ont analysé une amibe provenant d’un réservoir d’eau d’un bâtiment de bureaux de Paris, et découvert un virus vivant à l’intérieur d’un autre virus. Ce virus a été baptisé « virus Spoutnik », du nom du satellite soviétique. La liste dressée par le Comité international de taxonomie des virus mentionne 9 110 spécimens recensés, et les séquences génétiques d’environ 2 400 d’entre eux ont été publiées en ligne. Sachant que toutes les formes de vie hébergent différents virus, il se peut que le total des variétés de virus existant sur notre planète excède largement les 10 millions.

Le corps humain regorge lui aussi de virus. En fait, une équipe de chercheurs de l’Université de Californie à San Diego, menée par David Pride, a estimé que le nombre des virus vivant dans le corps humain dépassait les 380 000 milliards — un nombre dix fois supérieur à celui des cellules du corps. La majorité de ces virus appartiennent à la catégorie de ce qu’on appelle les bactériophages : des virus qui infectent les plus de 40 000 milliards de bactéries vivant dans nos bouches, nos intestins, nos organes reproducteurs et notre peau. Ces virus interviennent dans la régulation de la flore intestinale, qu’ils empêchent de proliférer excessivement. Mais pratiquement aucune des fonctions assumées par les autres virus présents dans le corps n’est connue à ce jour.

Une confirmation supplémentaire du fait que le corps humain est un « terrain fertile » pour les virus nous est offerte par le constat que, lorsqu’on parle à voix haute pendant une minute, plus de 1 000 minuscules particules d’aérosol contenant des virus sont diffusées dans l’air, où elles restent en suspens pendant au moins huit minutes. La majorité de ces particules sont certes inoffensives pour l’homme, mais, si un virus pathogène s’infiltrait dans le mélange, il pourrait contaminer de nouveaux hôtes, avec les risques de nouvelle pandémie qui en résulteraient.

Une équipe de chercheurs de l’Université de Tokyo menée par Satô Kei a été la première à réaliser une étude exhaustive des virus vivant dans un corps humain en bonne santé. Les chercheurs ont dénombré 27 types de tissu, dont le sang, le cerveau, le cœur, le gros intestin, les poumons, le foie et les mucles, qui hébergent 39 différents types de virus. Ils ont trouvé huit virus différents dans le cerveau et neuf dans le cœur. Parmi les spécimens détectés figuraient des virus pathogènes tels que l’herpès et l’hépatite C, ainsi que des virus bénéfiques qui renforcent l’immunité de l’hôte ou activent les gènes. Ces recherches n’en étant qu’au premier stade, on a tout lieu d’espérer qu’elles déboucheront sur de nouvelles avancées.

Un virus est-il animé ou inanimé ?

La question de savoir si les virus sont vivants restent un objet de débat. Dans les années 1930, lorsque l’invention du microscope électronique a permis la première observation visuelle d’un virus, la plupart des observateurs pensaient que les virus étaient des organismes vivants. Cela s’explique par le fait qu’on savait déjà que les virus étaient à l’origine de diverses maladies. Mais au milieu des années 1930, quand des virus ont été extraits de matières organiques sous forme cristalline, bien des chercheurs ont commencé à remettre en question cette idée. Les virus, qui se comportaient tantôt comme des organismes vivants et tantôt comme des objets inanimés, défiaient le sens commun.

Le débat pour savoir si les virus sont vivants ou inanimés est toujours d’actualité. Selon sa définition livresque, la vie recquiert la présence de cellules, d’un métabolisme et d’une aptitude à la reproduction, mais la grande quantité de variétés et les multiples exceptions observées au sein des nombreuses formes de vie connues dans le monde ont incité les chercheurs actifs dans les domaines de la physique et de la chimie à entrer eux aussi dans le débat, dont le contenu est devenu encore plus compliqué. Mon opinion vaut ce qu’elle vaut, mais je pense quant à moi que les virus sont vivants.

En fait, il m’est arrivé de demander non sans malice à un ami chercheur résolument convaincu que les virus sont inanimés si le fait qu’on met sur le marché un désinfectant destiné à tuer le coronavirus signifie que ce produit « tue » véritablement un objet inanimé, question qui l’a apparemment laissé perplexe. Autrement dit, le débat ne se réduit pas à voir les choses en noir et blanc. Je pense qu’il faut revoir la définition des organismes vivants, mais sachant que la liste des définitions des organismes vivants en propose déjà 300, il se peut que nous devions commencer par définir ce qu’est une définition.

Le placenta, formé grâce aux virus

Le statut de présages de terribles maladies infectieuses attribué aux virus peut certes leur conférer un caractère problématique, mais on trouve de plus en plus de preuves qu’ils sont indispensables aux systèmes biologiques et à l’écosystème. À titre d’exemple, lorsque nous sommes infectés par un virus, celui-ci envahit nos gènes et y insère sa propre information génétique. À travers ce processus, notre génome (l’intégralité de l’information génétique contenue dans notre ADN) a été réécrit par les virus, qui ont ainsi joué un rôle majeur dans notre évolution. On estime qu’environ 8% du génome humain résulte d’insertions virales.

Si cela vous semble difficile à appréhender, essayez de concevoir le virus comme une clé USB et la cellule comme un ordinateur dont le port USB n’a pas la même spécification, si bien qu’il est impossible d’y insérer la clé. Toutefois, après quelques tâtonnements, on parvient à adapter la clé au port USB, suite à quoi l’information qu’elle contient peut être transférée à l’ordinateur. Il arrive que les contenus de la clé écrasent des fichiers et infectent d’autres ordinateurs (un phénomène équivalent à une contamination par un virus informatique).

Le placenta joue un rôle important dans le développement des fœtus à l’intérieur du ventre des mammifères. Des chercheurs ont récemment découvert que le placenta est porteur d’informations génétiques introduites par les virus. Il y a environ 160 millions d’années, lorsqu’un gène infecté par un virus a été introduit dans le corps d’un ancêtre des mammifères, il en a résulté la formation du placenta. Cette découverte, due à Ishino Fumitoshi, de l’Université médicale et dentaire de Tokyo, a fait sensation dans le monde entier. La formation du placenta au cours de l’évolution des mammifères résulte donc de la fusion d’un certain type de virus acquis par infection avec les cellules de son hôte. L’incapacité de ce virus à fonctionner dans certains cas est la raison de l’absence de placenta chez les marsupiaux, endémiques de l’Australie et de l’Amérique du Nord, qui nourrissent leurs fœtus dans une poche externe.

En l’an 2000, on a découvert que le fœtus est protégé par les virus, une révélation qui a révolutionné une fois de plus les attitudes affichées à leur égard. Le fœtus hérite de traits génétiques provenant de ses deux parents. Cependant, le matériel génétique paternel, qui constitue la moitié du génome du fœtus, est considéré par le système immunitaire de la mère comme un corps étranger, ce qui veut dire qu’on pourrait s’attendre à ce que le corps de la mère rejette le fœtus de la même manière qu’il rejetterait un organe transplanté, si bien que le fœtus ne pourrait pas survivre.

Et pourtant, les fœtus arrivent à grandir et à naître. Pendant longtemps, ce fait est resté une grande énigme. La réponse est à chercher dans l’activité virale. Les virus vivant dans le corps humain s’activent pour créer une membrane cellulaire constituée de protéines (ce qu’on appelle le « syncytiotrophoblaste ») qui enveloppe le fœtus. Cette membrane laisse passer les nutriments et l’oxygène nécessaires au développement du fœtus, tout en protégeant ce dernier en faisant barrage aux lymphocytes de la mère, qui tempèrent le rejet des cellules par son système immunitaire.

Nous avons ouvert la porte d’un monde viral gigantesque

Il a été établi que les virus jouent aussi un rôle important dans l’écosystème. Quand les abeilles ouvrières sont infectée par un virus spécifique, elles deviennent agressives et combattent vaillamment leur ennemi naturel, le frelon asiatique. Les virus agissent également sur la « marée rouge » que la prolifération du plancton peut provoquer dans les océans. On sait en outre avec certitude que les virus participent de manière sigificative au cycle du carbone qui génère le réchauffement climatique mondial. Curtis Suttle, un virologue de l’Université de la Colombie-Britannique, a déclaré que, sans les virus, il n’y aurait pas d’êtres humains ni aucune autre forme de vie.

À mesure que l’importance de l’existence des virus devient de plus en plus claire, je suis préoccupé par l’idée que nous avons entrouvert la porte d’un monde viral gigantesque qui existe au sein de notre écosystème, et obtenu un bref aperçu d’une « réserve » de biodiversité génétique que personne n’avait découverte ou visitée jusque-là. Cette réserve pourrait renfermer des informations sur les antigènes, les anticorps et les protéines, voire le secret de l’évolution. Elle pourrait même devenir pour l’humanité une valeur précieuse, qui débouchera sur la mise au point de traitements du cancer et des maladies rares. Je nourris l’espoir que la bataille en cours entre les infections et la civilisation humaine va se clarifier à nos yeux.

(Photo de titre : hôpital de campagne dressé dans une installation sportive du quartier Santo André de Sao Paulo, au Brésil, en mai 2021, alors que le nombre de décès dépassait 435 000. © Mario Tama/Getty Images)

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