De Hiroshima et Nagasaki, 75 ans après le bombardement atomique

La « pluie noire » de Hiroshima : les victimes enfin reconnues officiellement 75 ans après

Société Politique Catastrophe

Après le largage de la bombe atomique sur Hiroshima, il y a 75 ans, une fumée comprenant des substances radioactives s’est élevée et mélangée aux gouttes d’eau dans l’air avant de retomber en une pluie noire. Les personnes exposées à cette pluie ont été affectés dans leur santé à long terme et nombre d’entre elles se battent afin d’être reconnues comme victimes officielles de la bombe. Une décision historique en leur faveur est tombée le 29 juillet 2020.

Les survivants de la bombe atomique de Hiroshima, appelés hibakusha, bénéficient d’une aide nationale : le carnet de santé de hibakusha qu’ils reçoivent leur donne droit à des soins et des examens. Selon le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, 136 682 personnes étaient détenteurs de ce carnet au 31 mars 2020, c’est-à-dire environ un tiers de leur nombre en 1980, année où il était le plus élevé, avec 372 000 personnes. Leur âge moyen est de 83,3 ans.

Néanmoins, 75 ans après la bombe, il y a des gens à qui le statut de hibakusha n’a pas été reconnu jusqu’au 29 juillet dernier. Ils  n’avaient pas pu obtenir le carnet de santé parce qu’ils se trouvaient à des endroits situés à l’extérieur du périmètre défini par le gouvernement comme celui à l’intérieur duquel la pluie noire était tombée.

un mur qui conserve des traces de la pluie noire (Mémorial de la paix de Hiroshima)
Un mur qui conserve des traces de la pluie noire (Mémorial de la paix de Hiroshima)

Impossible d’oublier les taches noires sur la chemise de son petit frère

Yuki est un village agricole qui se trouve dans les collines à 19 kilomètres à vol d’oiseau au nord-ouest de l’hypocentre de la bombe. Âgé aujourd’hui de 80 ans, Honke Minoru, en avait cinq en 1945. Au moment où la bombe est tombée, il se trouvait dans la véranda de sa maison avec sa mère et son petit frère.

« Il y a eu un éclair éblouissant, et un énorme bruit, comme celui d’un éboulement. Un nuage couleur de cendre est monté de la montagne devant la maison, il a fait soudain sombre, puis des choses qui ressemblait à des bouts de papier brûlé se sont mises à tomber du ciel. Deux adultes du voisinage ont dit qu’il avait dû se passer quelque chose à Hiroshima et nous ont interdit de toucher à ce qui tombait. Selon eux, c’était peut-être du poison. »

Honke Minoru témoigne de la pluie noire. Il avait cinq ans en 1945.
Honke Minoru témoigne de la pluie noire. Il avait cinq ans en 1945. (Photo : Dôune Hiroko)

Honke Minoru était alors en train de  jouer avec son petit frère, mais lorsque le ciel est devenu noir et que la pluie s’est mise à tomber, les deux enfants sont rentrés dans la maison. Il a regardé son frère et a remarqué des taches noires sur sa chemise.

« Je ne l’ai jamais oublié. J’ai été mouillé par cette pluie, j’ai bu l’eau du torrent dans laquelle elle est tombée, et nous nous sommes nourris des légumes arrosés avec cette eau. Quand j’étais enfant, je saignais souvent du nez, et quand j’allais me laver la figure, parfois mon nez continuait à saigner. Malgré ces faits, pourquoi le gouvernement a-t-il mal défini le périmètre, après des enquêtes insuffisantes ? Je n’arrive pas à le comprendre. »

Jusqu’où est tombée la pluie noire ?

En 1976, le gouvernement a divisé la zone arrosée par la pluie noire en zone de forte pluie et zone de faible pluie, et seule la première a été désignée comme « zone spéciale pour les examens de santé ». Dans celle-ci, les habitants bénéficiaient gratuitement, comme les hibakusha, d’examens de santé, de détection des cancers et de visites médicales détaillées. Lorsque certaines maladies spécifiques, certains cancers, leucémies, ou cataractes, étaient décelées, les patients recevaient un carnet de santé de hibakusha. Mais la zone de faible pluie n’était pas concernée. Cette délimitation était basée sur l’enquête de terrain menée immédiatement après la bombe par un technicien à l’observatoire météorologique du district de Hiroshima, Uda Michitaka, ce qui fait qu’on parlait de la « zone pluvieuse Uda ».

Carte des précipitations de l'observatoire météorologique du district de Hiroshima (source : musée de météorologie de Ebayama, ville de Hiroshima)
Carte des précipitations de l’observatoire météorologique du district de Hiroshima (photo fournie par le musée de météorologie de Ebayama, ville de Hiroshima)

Immédiatement après, les habitants de la zone de faible pluie ont protesté, et il y a eu un mouvement demandant la révision du processus de délimitation. Certains villages étaient divisés entre zone de forte pluie et zone de faible pluie.

Le hameau où vit M. Honke constitue un exemple caractéristique. La rivière Minochi coule juste devant son domicile. Les habitants vivant au sud de celle-ci sont dans la zone de forte pluie, tandis que la rive nord où habite M. Honke a été désignée comme zone de faible pluie. Parmi les enfants qui étaient partis au travail obligatoire le 6 août, certains rentrés à pied sur la berge sud ont reçu le carnet de santé de hibakusha, tandis que d’autres parmi ceux revenus par la rive nord ne l’ont pas reçu, nous explique-t-il.

Alors que la zone de forte pluie est celle à gauche de la rivière, la rive d'en face, sur laquelle se trouve la maison de M. Honke, a été désignée comme zone de faible pluie.
Alors que la zone de forte pluie est celle à gauche de la rivière, la rive d’en face, sur laquelle se trouve la maison de M. Honke, a été désignée comme zone de faible pluie. (Photo : Dôune Hiroko)

M. Honke est critique. « Ma mère a perdu la vue, parce qu’elle a eu la cataracte et le glaucome, et elle est morte d’un cancer de la vésicule biliaire. J’ai moi-même été opéré de la cataracte à trois reprises, et j’ai le glaucome. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je sois inquiet des conséquences de la bombe sur mon organisme. Beaucoup de gens ont raconté que la pluie noire était tombée ici, mais le gouvernement n’y est jamais venu enquêter. »

De nouvelles enquêtes précieuses sur la pluie noire

Il y a eu depuis 1976 plusieurs périodes pendant lesquelles une révision du système semblait possible. À la fin des années 1980, Masuda Yoshinobu, un ancien directeur général de l’Institut de recherche météorologique, a réalisé une nouvelle enquête de terrain. Il a ensuite publié les résultats de ses recherches qui concluaient que la pluie noire avait affecté une zone plus étendue que celle officiellement délimitée. De 2008 à 2010, la ville et la préfecture de Hiroshima ont mené une enquête sur la situation réelle des hibakusha. Elles ont ensuite annoncé, à partir de l’analyse de cette enquête qui portait sur plus de 30 000 personnes, un nouveau périmètre six fois plus vaste que l’existant pour la zone où la pluie noire était tombée.

Elles ont ensuite adressé au gouvernement une demande pour que l’ensemble de la nouvelle zone soit qualifiée pour recevoir de l’aide. Une demande inchangée depuis. .

Carte se trouvant au Mémorial de la Paix de Hioshima. Elle montre les nouvelles délimitations de la pluie noire.
Carte se trouvant au Mémorial de la Paix de Hioshima, sur les délimitations de la pluie noire.

Mais le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales a conclu en 2012 après une délibération rapide de la commission mise en place pour répondre à cette demande que la pluie n’avait pas affecté une zone plus large. Les habitants qui ne se satisfaisaient pas de cette réaction ont lancé en 2015 un recours collectif devant le tribunal de Hiroshima en demandant que leur soit attribué le carnet de santé hibakusha. Cette année-là, 70 ans s’étaient alors écoulés depuis la bombe, et 39 ans depuis la désignation de la zone de forte pluie.

« Moi aussi, j’ai compris que j’étais un irradié »

Takatô Seiji, un homme âgé de 79 ans qui a joué un rôle moteur dans ce recours en justice, vit dans l’arrondissement de Saeki à Hiroshima. Cet ancien enseignant au lycée a commencé à s’occuper de la question quand il a pris sa retraite en 2002, parce qu’une de ses camarades de classe est venue le trouver pour lui demander conseil. Elle avait remarqué que beaucoup de gens de son village mouraient de maladies inexplicables, ou devenaient grabataires. Ensemble, ils se sont mis à aller voir les malades de l’ancien village de Yahata, non loin du domicile de M. Takatô, à environ 9 kilomètres à l’ouest de l’hypocentre de la bombe.

« J’ai été choqué lorsqu’un homme m’a dit de le laisser tranquille, en m’expliquant que sa maladie était incurable et qu’il n’avait pas les moyens d’aller à l’hôpital. Beaucoup de gens que nous sommes allés voir avaient perdu la volonté de vivre. » Cette zone aussi était à la limite de la zone de forte pluie, et il y avait des habitants qui avaient renoncé à se faire soigner parce qu’ils n’avaient pas de carnet de santé de hibakusha. Quand il leur demandait si la pluie noire était tombée, leur réponse était positive.

M. Takatô a entrepris de créer le « groupe pour la pluie noire de Saeki » afin de parvenir à l’élargissement de l’aide. Une centaine de personnes sont venues à l’assemblée de création, et il explique qu’il a alors réalisé à quel point étaient nombreuses les personnes inquiètes des répercussions de la pluie noire.

Takatô Seiji (photo de Ishii Masato)
Takatô Seiji tente de venir en aide aux habitants touchés par la pluie noire. (Photo de Ishii Masato)

Lui-même avait quatre ans au moment de la bombe. Il se trouvait chez lui, une maison juste à l’ouest de la zone de forte pluie, dans le quartier de Kannon du même arrondissement. Il se souvient de l’éclair, du grondement sourd, du ciel rouge au-dessus de la ville, et de l’obscurité qui avait suivi. Il ajoute qu’en toute honnêteté il ne se souvient guère de ce qui est arrivé ensuite.

Dans son témoignage au tribunal, il a déclaré ceci : « J’ai fait une enquête de voisinage parce que je voulais savoir dans quel environnement je m’étais trouvé au moment de la bombe. Une femme qui était alors âgée de 14 ans m’a dit qu’elle était en train de revenir de l’école, que tout était devenu sombre, et qu’elle avait ensuite brossé de son uniforme les cendres, la poussière et les saletés qui tombaient du ciel. Lorsque je l’ai entendue, j’ai pris conscience que moi aussi j’avais ingéré des substances radioactives avec ces cendres et ces saletés. »

Enfant, il était de constitution fragile, et il a été opéré parce que ses glandes lymphatiques étaient enflées. Par la suite, il n’a plus été malade, et il a pu mener sa carrière d’enseignant jusqu’à la retraite. Il dit que cela l’a souvent conduit à se demander s’il était juste qu’il soit à la tête du mouvement alors qu’il ne se souvenait même pas de la pluie noire.

En 2019, on lui a diagnostiqué de l’hypertension, et il a été hospitalisé pendant deux semaines suite à un léger AVC. Cette année, il a dû être ré-hospitalisé parce que son pouls était irrégulier. La maladie cardiaque hypertensive fait partie des maladies à propos desquelles on ne peut exclure l’influence de la radioactivité selon la loi de protection des hibakusha. Il dit que cela lui a fait comprendre que lui aussi faisait partie de ce groupe. Dorénavant, chaque jour compte pour lui, parce qu’il voudrait vivre jusqu’à la conclusion du procès.

Le procès de la pluie noire et une décision historique

Le procès de la pluie noire a débuté en 2015. Il y a eu 22 plaidoyers, et les débats se sont clos en janvier 2020. Le principal point litigieux portait sur la question de savoir si la zone de protection définie par le gouvernement était appropriée.

Takemori Masayasu, l’avocat à la tête du groupe d’avocats des plaignants, explique : « Il n’y a aucune raison de limiter la zone de protection à la zone de forte pluie, et les enquêtes faites pour le rapport Uda qui sont à l’origine de la démarcation mise en place par le gouvernement étaient physiquement et temporellement limitées. Dans la confusion qui a suivi la bombe, il n’y a pas eu d’enquêtes dans les zones plus éloignées où se trouvaient les plaignants. »

Il ajoute : « Si l’on réfléchit à l’intention de la loi de protection aux hibakusha, il ne fait aucun doute que les plaignants devraient être protégés. Les victimes de la pluie noire étaient dans une situation où il est indéniable qu’ils ont subi l’influence de la radioactivité de la bombe, de quelque manière que l’on envisage la question. »

Quatre des 88 plaignants originaux sont décédés dans l’intervalle, et ils ne sont aujourd’hui plus que 84. Parmi eux, 9 personnes le font en tant que descendants de victimes, et trois personnes sont décédées après la clôture des débats. Ce qui revient à dire que des 88 plaignants qu’il y avait au départ, 16 sont morts dans les quatre années qui se sont écoulées depuis le début du procès. Le plaignant le plus âgé a 96 ans (il en avait 21 au moment des faits), et le plus jeune 75 ans (il était âgé de quatre mois). Il y a déjà eu de nombreux procès administratifs à ce sujet depuis la fin de la guerre, mais Takemori Masayasu estime que celui-ci a sans doute valeur de corpus (compilation).

Le procès de la pluie noire s’est conclu par une décision historique le 29 juillet en faveur des plaignants. Le président du tribunal de Hiroshima, Takashima Yoshiyuki, a ordonné au gouvernement de les inclure officiellement comme hibakusha et de les faire bénéficier des mêmes soins de santé que les survivants de la bombe déjà reconnus. Une grande bataille vient de prendre fin.

(Reportage et texte de Ishii Masato, de Nippon.com. Photo de titre : le groupe des plaignants célèbrant leur victoire après le procès de la pluie noire, le 29 juillet 2020. Jiji Press)

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