Réfléchir à la guerre

Le bombardement de Toyama : un survivant transmet à sa descendance et à la jeune génération

Société Histoire

Cette année, cela fait huit décennies que la Seconde Guerre mondiale a pris fin. Satô Susumu, un survivant, n’a de cesse continué à partager la mémoire du bombardement de Toyama, une mission qu’il transmet désormais à sa fille et à sa petite-fille, afin que la conscience des horreurs de la guerre ne s’efface pas dans un monde toujours menacé par celles-ci.

Un homme s’adresse à un groupe de lycéens, d’une voix vacillante.

« Le sort des soldats japonais durant la guerre du Pacifique a été misérable. On compte environ 2,3 millions de morts militaires, mais moins de la moitié sont tombés au combat. Les autres seraient morts de maladie. En incluant les civils, les pertes japonaises dépassent les 3,1 millions. »

Il insiste sur l’ampleur des pertes, avant de reprendre son souffle. « Mais cela ne devrait pas surprendre. Cette guerre, déclenchée par le Japon, a causé entre 15 et 20 millions de morts en Chine et en Asie du Sud-Est. »

L’orateur s’appelle Satô Susumu. Il a 89 ans (en octobre 2024) et vit à Toyama. Survivant du bombardement de la ville pendant la Seconde Guerre mondiale, il participe à des actions visant à transmettre l’expérience vécue et la réalité du conflit aux jeunes générations.

En février 2023, un groupe d’élèves du lycée universitaire de Kanazawa, situé dans la préfecture voisine d’Ishikawa, lui rend visite à son domicile avec leur professeur. Avant d’aborder son propre récit, Satô présente les faits historiques de la guerre du Pacifique et brosse un tableau d’ensemble à partir des documents qu’il a réunis. À l’aide de son ordinateur, il projette des extraits de reportages télévisés, expliquant soigneusement la chronologie de la guerre, en soulignant que c’est le Japon qui en a été l’instigateur.

Satô Susumu (à droite) répond clairement aux questions des élèves du lycée universitaire de Kanazawa, chez lui à Toyama. (© Miyazaki Takahiro)
Satô Susumu (à droite) répond clairement aux questions des élèves du lycée universitaire de Kanazawa, chez lui à Toyama. (© Miyazaki Takahiro)

Entre deux séquences, son ton solennel marque les esprits. « Il ne faut pas oublier que, bien que les Japonais ont été des victimes, nous avons également été des agresseurs lors de cette guerre.»

Le bombardement qui a ravagé Toyama

Satô a commencé ses interventions en 2001. Sollicité par des enfants du quartier qui voulaient entendre son histoire, il a ensuite été invité dans des écoles primaires et des collèges. Cela a débouché sur de nombreuses occasions d’intervention : environ 260 fin 2023. Plus de 20 000 élèves ont donc écouté Satô relater son histoire et exposer les faits de la guerre.

Le bombardement de Toyama a eu lieu peu avant l’aube du 2 août 1945. Pendant deux heures, 182 bombardiers de l’US Air Force ont attaqué la ville, larguant plus de 1 400 tonnes de bombes incendiaires et la réduisant en cendres.

Les ruines calcinées de la rue commerçante Sôgawa, telles que photographiées dans Toyama daikûshû(« Le bombardement de Toyama »). (© Kitanippon Shimbun)
Les ruines calcinées de la rue commerçante Sôgawa, telles que photographiées dans Toyama daikûshû(« Le bombardement de Toyama »). (© Kitanippon Shimbun)

L’histoire japonaise met souvent l’accent sur les raids aériens contre les grandes villes comme Tokyo, mais selon les évaluations de l’armée américaine, près de 99,5 % des bâtiments de Toyama ont été détruits, ce qui en fait l’une des villes les plus gravement touchées. Ce même matin, l’US Air Force avait également bombardé Mito (Ibaraki), Hachiôji (Tokyo) et Nagaoka (Niigata). Le New York Times avait qualifié l’attaque conjointe des quatre villes d’ « assaut aérien le plus puissant jamais mené en une seule opération ».

À l’époque, Toyama était un centre industriel, avec des entreprises comme Nippon Soda et Fujikoshi qui produisaient des produits chimiques et des machines pour l’armée japonaise. Le père de Satô faisait partie d’une fanfare militaire basée à Yokosuka (dans la préfecture de Kanagawa), mais après le début de la guerre, il avait été affecté à l’orchestre de l’usine Fujikoshi, et sa famille relogée à Toyama. Satô n’avait que 10 ans lors du bombardement.

Dans ses mains, Satô tient une photo prise par les forces américaines avant l’attaque, montrant la ville éclairée par des fusées. « Voici notre maison, dit-il. C’est douloureux à regarder… Elle est bien visible. »

Dans la nuit du 1er août, il est réveillé par les sirènes. Celles-ci cessent rapidement, et, rassuré, il se recouche dans son futon. Et pourtant, peu après minuit, les bombardiers arrivent, et bientôt, des incendies se propagent dans la ville depuis l’ouest.

Il s’enfuit avec sa mère, ses frères et sœurs dans une rizière proche. Accroupis sous des futons pour se protéger, ils entendent un bruit sourd : les bombes s’écrasent dans la boue. Par chance, la terre humide ralentit leur explosion.

« À ce moment-là, quelqu’un nous a crié de sauter dans la rivière. Sans réfléchir, mon frère et moi avons plongé. Ma sœur s’était fait mal au dos dans la boue, mais ma mère avait réussi à la tirer dans l’eau aussi. Si elles avaient été plus lentes, elles n’auraient pas survécu. J’aurais dû veiller sur elles… Je regrette encore aujourd’hui mon comportement. »

« Je pensais que le Japon était la victime »

La pluie de bombes incendiaires sur Toyama a transformé la ville en brasier. Les flammes se rapprochaient dangereusement de la rivière, là où Satô et sa famille restaient blottis sous leurs futons mouillés, jusqu’à ce que le feu finisse par se résorber.

« Quand le soleil s’est levé, le spectacle était accablant. Tout n’était que ruines fumantes. Notre maison avait brûlé. Il y avait des cadavres partout. J’ai vu les restes de nombreux petits enfants. Peu après, des dizaines de corps se sont échoués dans la ville voisine de Himi. J’ai entendu dire qu’on y avait même retrouvé une jeune mère serrant son nourrisson dans les bras. »

Satô poursuit son récit poignant, décrivant les scènes d’horreur : les corps emportés par la rivière Jinzû jusqu’à la baie de Toyama, avant d’être rejetés sur le littoral de Himi, au sud de la péninsule de Noto.

« Imaginez ce que signifie bombarder une zone densément peuplée. Même en temps de guerre, il existe des règles qui interdisent d’attaquer les civils. Mais le Japon et l’Allemagne ont été les premiers à briser ces règles. Ensuite, le tour des Américains est venu. C’est ça, la guerre. »

Le récit de Satô inscrit le bombardement de Toyama dans le déroulement global du conflit dans le Pacifique. De lui-même, il s’est mis à étudier l’histoire de l’agression japonaise, visitant les anciens champs de bataille d’Okinawa et le mémorial de Pearl Harbor, sur l’île d’Oahu à Hawaï. Il a peu à peu enrichi ses interventions à partir de ces recherches.

Après près d’une heure d’écoute, les élèves partagent timidement leurs impressions.

« Honnêtement, je pensais que le Japon était la victime de la guerre... »

« J’ai le sentiment d’avoir entendu la véritable histoire de ce conflit, celle qu’on ne lit pas dans les manuels scolaires. »

L’écho de l’Ukraine

Deux femmes sont assises à côté de Satô, prenant des notes avec application. Ce sont sa fille, Nishida Akiyo, et sa petite-fille, Nanako, encore adolescente. Elles apprennent auprès de lui afin de pouvoir un jour prendre le relais.

Depuis cinq ans, la santé de Satô décline. Akiyo lui a suggéré d’arrêter ses interventions, ce à quoi il a rétorqué : « C’est ma mission .» Cette phrase a poussé Akiyo à se demander ce qu’elle pouvait faire pour l’aider.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, a pour elle été un véritable déclic.

Un flash info annonçait à la télévision que Kiev, la capitale ukrainienne, avait été bombardée, et que les troupes russes franchissaient la frontière afin de pénétrer dans l’est du pays. À la télévision, les images de décombres réveillèrent en elle le souvenir des récits de guerre de son père. « J’ai senti que je ne pouvais pas rester silencieuse », raconte-t-elle. Elle s’est alors demandé ce qu’elle pouvait bien faire pour transmettre la mémoire de son père.

Peu après, elle découvre sur Internet un projet mené à Hiroshima, visant à former des personnes à relayer les récits des hibakusha (survivants des bombardements atomiques). Ce programme avait été lancé par la ville en 2012, afin de garantir la transmission intergénérationnelle des témoignages. Au départ, deux types de témoins participaient : les survivants directs et les « passeurs de mémoire ». Depuis 2022, une nouvelle catégorie a vu le jour : les « témoins familiaux », enfants et petits-enfants de hibakusha formés pendant deux ans afin de transmettre leur histoire.

Akiyo s’est alors dit : « C’est ça que je pourrais faire. » Elle en parle à sa fille. La réponse de Nanako est immédiate : « Oui, c’est également ce que je souhaite. » Elle aussi avait été bouleversée par l’invasion russe.

La petite-fille de Satô, Nishida Nanako (au centre), et sa mère Akiyo écoutent attentivement ses souvenirs. (© Miyazaki Takahiro)
La petite-fille de Satô, Nishida Nanako (au centre), et sa mère Akiyo écoutent attentivement ses souvenirs. (© Miyazaki Takahiro)

Les médias montraient alors des enfants réfugiés, en pleurs, hurlant : « Je ne veux pas mourir ». D’autres erraient parmi les ruines.

« En apprenant qu’il existe encore des enfants de mon âge plongés dans la guerre, j’ai trouvé ça insupportable », confie Nanako. « Ne rien faire, c’est comme cautionner cette violence. Je veux faire ma part pour que ceux qui sont morts ou blessés ne soient pas oubliés. »

Des recherches sur les champs de bataille d’Okinawa

Akiyo et sa fille ont alors commencé à accompagner Satô lors de ses conférences, ce qui a constitué pour elles une forme d’apprentissage sur le terrain. En février 2024, tous trois se sont rendus à Okinawa pour visiter d’anciens champs de bataille.

Le voyage avait été suggéré par Satô. « Pour transmettre la mémoire de la guerre, il faut une perspective élargie. Okinawa est le seul endroit du Japon où des combats terrestres ont eu lieu. Je veux que les gens sachent à quel point les chefs militaires japonais du quartier général impérial ont aggravé la destruction en essayant de ralentir l’avancée des troupes américaines. »

Des soldats américains utilisent un lance-flammes pour attaquer des militaires et civils japonais réfugiés dans une grotte pendant la bataille d’Okinawa, le 25 juin 1945. (Archives préfectorales d’Okinawa)
Des soldats américains utilisent un lance-flammes pour attaquer des militaires et civils japonais réfugiés dans une grotte pendant la bataille d’Okinawa, le 25 juin 1945. (Archives préfectorales d’Okinawa)

Ils ont pu visiter le musée mémorial du Tsushima-maru à Naha, consacré au navire qui était en train d’évacuer des centaines d’écoliers d’Okinawa vers Nagasaki lorsqu’il a été coulé par l’armée américaine, causant plus de 1 500 morts. Puis ils se sont rendus au musée de la paix Himeyuri à Itoman, qui retrace les conditions effroyables endurées par les lycéennes mobilisées comme infirmières sur le champ de bataille. Ils ont aussi fait étape aux ruines du château d’Urasoe, théâtre de combats intenses en 1945, avant de longer la base aérienne américaine de Futenma sur la route nationale 58, en direction du nord-est.

Des soldats américains transportent le corps d’un camarade tombé au combat près des ruines du château d’Urasoe, durant la bataille d’Okinawa, le 22 avril 1945. (Archives préfectorales d’Okinawa)
Des soldats américains transportent le corps d’un camarade tombé au combat près des ruines du château d’Urasoe, durant la bataille d’Okinawa, le 22 avril 1945. (Archives préfectorales d’Okinawa)

En milieu de séjour, Satô est tombé malade et a dû être brièvement hospitalisé. De retour à Toyama, en juin 2024, Nishida Akiyo a donné une conférence à sa place, son père n’étant pas encore totalement rétabli. En juillet, Nanako a à son tour pris la parole pour la première fois, face à des élèves d’un centre périscolaire.

« Je savais bien que ce jour viendrait », confie Akiyo. « Je me sens encore peu préparée, et je ne suis pas à la hauteur de mon père. Mais je vais continuer d’apprendre pour que son histoire ne soit jamais oubliée. »

(Recherche et entretiens effectués par Power News. Photo de titre : vue sur Toyama depuis le toit de l’immeuble de la compagnie électrique de Toyama, juste après le bombardement incendiaire. Photo issue de Toyama daikûshû [« Le bombardement de Toyama »]. (© Kitanippon Shimbun)

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