Une vie sociale et active pour les personnes atteintes de démence : l’exemple de Machida
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Un banc en bambou construit en une heure
Machida, 430 000 habitants. Pourtant située au sud de la préfecture de Tokyo. la zone résidentielle de la ville est marquée par un relief vallonné, avec de vastes étendues boisées. Un matin de la mi-février, une vingtaine de riverains sont rassemblés dans une bambouseraie de la ville. Un grand nombre d’entre eux sont atteints de démence légère. Réunis autour du feu, les langues vont bon train. La cheffe du groupe, Matsumoto Ayako, directrice représentante du Club amical de la démence, ou « D-Friends Machida », annonce le programme de la journée. Aujourd’hui, ils fabriqueront des bancs en bois.

Matsumoto Ayako, à droite, aide à couper des tiges de bambou d’une vingtaine de mètres de haut, février 2025.
Tout le monde est en place. Munis de scies, les membres du groupe coupent des tiges de bambou qui mesurent une vingtaine de mètres de haut. Certains élaguent les branches et coupent les troncs à la longueur des bancs. D’autres enfoncent les morceaux de bois deux par deux dans le sol, tandis que d’autres encore ajustent les longueurs de bambou entre les morceau de bois et les attachent avec des cordes. L’atmosphère est joyeuse. On entend des petits mots d’encouragement ou encore des conseils amicaux : « Attention, tu coupes trop court ! » Et voilà, en à peine une heure, ils ont fabriqué deux bancs, bien confortables.

Travail d’équipe pour enfoncer les tiges de bambou dans le sol
Une fois les bancs achevés, le groupe partage un bol de nouilles udon bien mérité. Là encore, l’atmosphère est joviale. « Je me demande s’il y a un endroit près d’ici où l’on vend du riz importé bon marché » dit l’un d’entre eux. Les membres de l’équipe ont contribué à la création d’un endroit qui accueillera des événements tout au long de l’année. Deux mois plus tard, en avril, les bancs seront utilisés pour un concert dans la bambouseraie. Mais ce n’est pas tout, des projets sont en cours pour l’organisation d’un événement de dégustation de sômen en été. Les convives pourront alors se régaler de nouilles bien fraîches.
Les activités se déroulent dans la forêt, chaque jeudi. Facile à se souvenir et facile à intégrer à son emploi du temps de la semaine. À les voir travailler ensemble, bavarder ensemble, normalement, il est difficile à croire qu’ils souffrent de démence.

Les bancs en bambou ont servi de sièges pour un concert en avril 2025. (© Takahashi Yûji)
Vivre avec la démence pendant dix-sept ans
Okamoto Kanji, 84 ans, ou Oka-chan, pour tous ses amis ici. Il se rend dans une structure qui l’accueille presque tous les jours. Mais ce groupe lui offre bien plus : la possibilité d’interagir avec d’autres personnes. « Tout est tellement différent ici. Ici, il y a les montagnes. Je peux faire ce que j’aime et manger un bol de udon », dit-il le sourire aux lèvres et les yeux qui pétillent.

Okamoto Kanji prend la pose (photo de mai 2025).
« Les membres du groupe n’espèrent pas être traités différemment parce qu’ils sont atteints de démence. Ils interagissent entre eux et trouvent du courage dans cette proximité », explique-t-il encore.
Okamoto Kanji était graphiste et produisait du matériel publicitaire pour une grande entreprise. Mais en 2008, il a été diagnostiqué de démence. « Tout le monde perd un peu la tête à la longue. Si nous prenons tout cela trop au sérieux et que nous ne nous battons pas, alors c’est la maladie qui l’emporte. Je me dis que je n’ai pas changé, que je suis toujours la même personne. »
Il y a parfois des malentendus, et il lui arrive aussi d’oublier certaines choses, mais cette façon de parler reflète sa détermination et son aura positive dément son âge. Dix-sept ans après, sa joie de vivre, il la doit à son tempérament, au groupe, et à l’ouverture d’esprit de sa famille, qui lui donne la liberté de vivre sa vie comme il le souhaite.

Okamoto en plein travail (photo de février 2025)
Bien qu’il ait démissionné de son ancienne entreprise, Okamoto possède son propre studio de design, dont il est le directeur créatif et qui emploie huit personnes. Il se rend à son bureau quasiment tous les jours, après un passage à la structure qui l’accueille la semaine. Sauf le jeudi. Le jeudi en effet, c’est le jour où il retrouve le groupe D-Friends Machida, dans la forêt.
Se soutenir les uns les autres
Les activités du groupe ont commencé en 2018. Matsumoto Ayako, qui est la cheffe du groupe D-Friends Machida, explique que ses patients lui ont souvent confié qu’ils souhaitaient travailler ou du moins avoir une activité physique. Le groupe a ainsi loué un espace dans la forêt, géré par la ville, pour son projet. En sept ans, ils s’y sont retrouvés près de 300 fois.
« Les personnes qui souffrent de démence sont souvent délaissées par la société, mais ici, au contraire, elles peuvent être elles-mêmes. Elles peuvent s’adonner à des activités physiques et garder une certaine dignité, ce qui aide à limiter l’évolution des symptômes de la maladie », explique Matsumoto.
Il est également réconfortant pour eux de trouver du soutien auprès de personnes qui souffrent des mêmes pathologies.
Ils peuvent se faire des connaissances dans des établissements ordinaires, fait remarquer Matsumoto. « Dans les structures qui les accueillent la journée, en tant que patients, le personnel soignant est toujours là pour les soutenir. Ils ne peuvent pas sortir et voir leurs amis comme ils le veulent. Dans les faits, ils ne sont pas maîtres de leurs actions. » De plus, le personnel portant de lourdes responsabilités, il leur arrive parfois de manquer d’empathie vis-à-vis de leurs patients. C’est ce qui a amené le personnel lui-même à les orienter vers le groupe.

Détente après un bon repas tous ensemble (photo de mai 2025)
Les personnes atteintes de démence se posent des questions qu’ils n’oseront pas poser aux membres de leur famille, et ils se sentent souvent seuls contre la maladie. La neuroscientifique Onzô Ayako s’est occupée de sa mère pendant de nombreuses années, après que cette dernière a été diagnostiquée de démence. Selon elle, les patients n’ont pas seulement besoin de gestes du quotidien ou d’une structure qui les accueille la journée, ils ont besoin de bien plus que cela. « Il est important qu’ils se fassent des amis avec qui ils pourront parler de n’importe quel sujet. »
Ne pas être le seul à souffrir
Avoir des amis avec qui partager ses émotions a vraiment sauvé certains membres du groupe qui avaient perdu tout espoir.
Un jour, Suzutomo Tarô (nom d’emprunt) a soudainement perdu la mémoire. Il ne pouvait plus parler et sentait son esprit devenir de plus en plus flou. Le diagnostic est tombé : il était atteint de démence. Du jour au lendemain, il s’est enfermé dans le silence, s’est replié sur lui-même. Mais cela ne reflétait pas ses sentiments réels. Un membre de sa famille l’a une fois entendu marmonner à demi-mot « je veux un ami ». C’est ainsi qu’il a fait appel à Matsumoto Ayako. Il avait entendu parler d’elle et de son groupe.
Matsumoto Ayako servit donc d’intermédiaire pour aider Suzumoto Tarô à se faire des amis, plus précisément, un ami qui a partagé soudainement avec lui le moment où lui aussi s’est senti perdu alors qu’il promenait son chien. Il se souvient avoir appelé sa famille depuis une cabine téléphonique. Entendre cette histoire lui a fait comprendre une chose : « Je n’étais pas le seul à souffrir comme ça. Je suis heureux d’avoir quelqu’un qui comprend ce que je traverse. Si j’étais resté prostré chez moi, les choses n’auraient fait qu’empirer. » Suzumoto est maintenant joyeux. Difficile à croire qu’il s’était renfermé sur lui-même après avoir entendu le diagnostic de son médecin.
Loi et réalité
Heureusement pour Matsumoto Ayako et son groupe D-Friends, leurs activités bénéficient du soutien des collectivités locales. Les autorités de la ville de Machida ont élaboré une politique pour faire face en toute honnêteté à la démence, pathologie qui devrait toucher près de 20 % des personnes âgées d’ici 2040. Mais l’approche collaborative de Machida à l’égard des organisations de base est loin d’être la norme.

Le sommet « Machida D », organisé pour promouvoir la compréhension et sensibiliser la population au problème de la démence. Un grand nombre de personnes viennent y assister chaque année. (Avec l’aimable autorisation du gouvernement municipal de Machida)
Malheureusement, toutes les municipalités ne sont pas aussi bien préparées que celle de Machida. La coopération des personnes en charge du développement des communautés est essentielle. La situation actuelle remet en question l’efficacité de l’administration municipale. Pour Kurita Shun’ichirô, directeur de l’Institut de la santé et de la politique mondiale, « c’est aux autorités d’apprendre en premier lieu ce que veulent réellement les patients atteints de démence ».
En 2024, le gouvernement japonais a promulgué la Loi fondamentale sur la démence afin de permettre à toutes les personnes qui souffrent de cette maladie de « vivre dans la dignité en donnant un sens à leur vie ». Mais Kurita en est convaincu : « L’écart entre les objectifs de la législation et la réalité sont toujours importants. Dans la société en général, pour un grand nombre de personnes, la démence est synonyme d’incapacité. L’accélération du vieillissement de la population nous met au pied du mur. Il faut agir maintenant. »
(Photo de titre : le groupe de D-Friends à pied d’œuvre dans la forêt de Machida, à Tokyo, février 2025. Toutes les photos : Nippon.com, sauf mentions contraires)