Réorganiser l’hôpital public au Japon : motivations et inquiétudes

Politique Santé

Une liste publiée par le ministère de la Santé, où plus de 400 hôpitaux publics du Japon sont ciblés par un projet de réorganisation ou de regroupement, a suscité une forte opposition. Un spécialiste japonais, diplômé de l’École française des hautes études en santé publique, nous explique les motivations derrière ce programme de grande importance, mais aussi les inquiétudes des petits établissements des régions provinciales dépeuplées.

Pourquoi vouloir réduire le nombre de lits d’hôpitaux ?

La réévaluation et la réorganisation des fonctions des hôpitaux japonais fait actuellement l’objet d’un débat. En septembre 2019, le ministère de la Santé a publié une liste des établissements où la demande de procédures médicales avancées avait baissé, alors que la plupart des hôpitaux visés affirment être en capacité de prendre en charge le traitement du cancer, la médecine d’urgence, la médecine périnatale, la chirurgie et d’autre soins aux patients en phase aiguë.

Derrière cet élan en faveur d’une nouvelle appréciation se profilent des préoccupations à propos de la viabilité du régime d’assurance maladie. L’État consacre un tiers de son budget aux dépenses de sécurité sociale, et un tiers de ce montant est dédié aux soins de santé. Le gouvernement, qui souhaite rétablir sans tarder l’équilibre de sa balance primaire, a placé la réduction des dépenses de santé tout en haut de sa liste des priorités. La voie qu’il a choisie pour optimiser les dépenses privilégie la réduction du nombre des lits d’hôpitaux et l’affectation prioritaire de certains hôpitaux aux soins gériatriques.

En ce qui concerne le nombre de lits d’hôpitaux pour mille habitants, les statistiques sanitaires de l’Organisation de coopération et de développement économiques pour l’année 2019 donnent les chiffres suivants : Japon 13,1, Allemagne 8,0, France 6,0, Italie 3,2, États-Unis 2,8 et Grande-Bretagne 2,5. Ces chiffres montrent clairement que, au prorata de la population, le Japon a davantage de lits d’hôpitaux que les autres pays à niveau de développement similaire. (Il est intéressant de noter que des pays comme le Japon, la Corée du Sud et l’Allemagne, où le nombre de lits par habitants est comparativement plus élevé, affichent des taux plus bas de décès dus au coronavirus. Le lien entre ce facteur et le taux de mortalité n’est pas clair, et il faudra pousser plus loin les recherches pour examiner ce problème dans la perspective de la gestion des crises.)

Au Japon, où le vieillissement de la population atteint des proportions considérables, il y a désormais convergence entre les soins de santé et l’aide sociale. D’où le besoin d’équipements aptes à fournir des soins après phase aiguë et à long terme axés sur la réadaptation des patients et visant à les aider à rester autonomes dans leur vie quotidienne. Il se trouve toutefois que, pendant les années de croissance économique rapide de l’après-guerre, les hôpitaux, principalement conçus pour répondre aux besoins de soins en phase aiguë, prenaient en charge un grand nombre de patients souffrant de traumas, de lésions du système circulatoire ou cérébro-vasculaire, ou de cancers. C’est en partie pour cette raison que tant d’hôpitaux continuent jusqu’aujourd’hui de prodiguer des soins en phase aiguë.

Mettre les fonctions de l’hôpital en phase avec les besoins de la communauté

En vue d’optimiser les dépenses de sécurité sociale, le gouvernement a pris des mesures au cas par cas visant systématiquement à réduire le nombre de lits d’hôpitaux et à promouvoir la spécialisation et la coordination des établissements. Le secteur des services de santé est régi par la Loi sur les soins de santé, promulguée en 1948 et révisée pour la première fois en 1985 pour y introduire le concept des niveaux de soins tels qu’ils existent dans des pays comme la France. Dans ces pays, le soin primaire relève en général des municipalités, le soin secondaire des groupes de communes et le soin tertiaire des préfectures, chacun de ces étages étant considéré comme un niveau à part entière. Les réformes mises en place par les autorités se sont traduites par une baisse du nombre de lits d’hôpitaux dans les établissements du second niveau, qui sont en règle générale en mesure de prendre pleinement en charge les soins d’urgence et les besoins médicaux de routine, et ces hôpitaux ne sont plus autorisés à dépasser le nombre de lits qui leur a été affecté.

La Loi sur les soins de santé a fait entre-temps l’objet d’un certain nombre de révisions, et des politiques ont été formulées en ce qui concerne la spécialisation et la coordination des institutions. En 2015, le gouvernement central a collationné les données fournies par tous les hôpitaux du pays sur leurs procédures médicales. C’est en s’appuyant sur les résultats de cette étude que les autorités ont calculé le nombre de lits qu’il convenait de prévoir en 2025 et 2040, dans chaque région et en règle générale pour le niveau secondaire, par blessure ou maladie et selon la fonction des lits. Dans le même temps, ces données ont servi à mettre en place, en vue d’évaluer les fonctions des lits dans chaque hôpital, un dispositif similaire au plan médical régional en vigueur en France — le « Schéma régional d’organisation sanitaire » (SROS).

Lors de l’inventaire des équipements médicaux disponibles région par région, s’est posée la question de la répartition adéquate des tâches entre les hôpitaux publics et privés. Le gouvernement a demandé aux premiers de répertorier les services médicaux qu’ils se proposaient de mettre en place dans leurs collectivités respectives aux dates cibles de 2025 et 2040. C’est sur ces données que le gouvernement s’est appuyé en septembre 2019 pour dresser la liste des hôpitaux publics prenant en charge les soins en phase aiguë dont il jugeait qu’ils devaient réévaluer leurs services. Dans toutes les régions, des commissions ont été chargées de procéder à une analyse similaire portant sur les hôpitaux privés, sans toutefois que les noms de ces établissements soient divulgués.

Cette analyse visait avant tout à inciter les hôpitaux à adapter leur offre de services aux besoins des collectivités. Nombre des hôpitaux publics répertoriés sur la liste du gouvernement sont de petites installations situées dans des zones dépeuplées. Plutôt que de disposer d’équipements de haute technologie destinés au traitement du cancer ou des crise cardiaques, ou d’effectuer des opérations chirurgicales en phase aiguë, il vaudrait mieux que les hôpitaux de ce genre soient réorientés vers les soins aux personnes âgées en phase aiguë et post-aiguë souffrant d’affections multiples et chroniques et traversant des épisodes répétés d’insuffisance cardiaque, de pneumonie ou d’infection urinaire qui couvrent un vaste éventail de besoins sanitaires.

Former des médecins généralistes pour les régions dépeuplées

L’analyse a également mis le doigt sur d’autres problèmes, tels que celui des hôpitaux dont l’offre est limitée en termes de soins en phase aiguë.

Pour prendre un exemple, un hôpital de la liste, où 400 malades sont hospitalisés chaque année, enregistre un très petit nombre d’admissions en urgence de patients atteints d’affections graves ou devant être opérés d’un cancer. En fait, le plus gros de sa clientèle est constitué de personnes âgées souffrant d’hypertension et autres maladies chroniques en tous genres, ou encore d’individus se rétablissant d’une opération effectuée dans un grand hôpital du voisinage.

Pour répondre aux besoins de la collectivité locale, son service des consultations externes, qui bénéficie du soutien d’employés mis à sa disposition par un hôpital universitaire de la même préfecture, propose divers services médicaux, notamment en ophtalmologie et en orthopédie. Seuls une soixantaine de patients par an sont admis, après être arrivés à l’hôpital en ambulance, pour y être soignés d’une pneumonie, d’une insuffisance cardiaque ou de toute autre affection aiguë.

Un simple examen de ses prestations permet de dire qu’un hôpital comme celui-ci n’a pas vraiment de raison d’être, même si la présence de petits hôpitaux publics reste vitale pour la tranquillité d’esprit des habitants des collectivités dépeuplées. Toujours est-il que, si l’on examine les choses dans la double perspective du rapport coût-efficacité et de la qualité des soins médicaux, il est très probable que ces hôpitaux ne devraient pas avoir d’activités dans les traitements de pointe du cancer ou dans la chirurgie. La politique de santé à l’échelle des collectivités doit être davantage axée sur la qualité des soins apportés dans la phase post-aiguë de diverses affections. Compte tenu des contraintes financières qui pèsent sur l’offre de soins de santé, si les collectivités souhaitent bénéficier d’un certain niveau de services médicaux, il conviendrait de mettre davantage l’accent sur les hôpitaux employant beaucoup de généralistes aptes à traiter un vaste éventail d’affections, plutôt que des médecins étroitement spécialisés.

À mesure du vieillissement de la population japonaise et de l’augmentation du nombre des personnes âgées souffrant d’affections chroniques, le besoin de généralistes polyvalents s’accentue. Au Japon toutefois, l’enseignement et la formation médicale s’attachent à produire des spécialistes, et la formation des généralistes suscite peu d’intérêt. Les choses doivent changer à cet égard.

On forme aujourd’hui davantage de généralistes, mais leur demander de prendre en charge des patients en consultation externe au bout de deux ou trois ans de formation sur place, comme cela se fait couramment en Occident, ne représente pas une solution adéquate pour le Japon. Aux États-Unis et en Europe, ces généralistes jouent un rôle de gardes-barrières, qui consiste à recevoir les patients dans leurs cabinets et à les transférer si nécessaire vers un hôpital voisin. Il est rare que leurs cabinets soient dotés d’un équipement sophistiqué de diagnostic, ou qu’ils prennent en charge l’imagerie ou les tests sanguins, tâches qu’ils délèguent en général à des spécialistes.

Étant donné le nombre de Japonais souffrant de multiples affections simultanées nécessitant des soins globaux, le besoin de soins en phase post-aiguë va en s’accroissant. C’est pourquoi le Japon se doit de former des médecins destinés à exercer dans les hôpitaux pour convalescents ou les établissements de soins aux personnes âgées. La solution consiste à donner une formation de généraliste aux médecins exerçant dans les hôpitaux, et plusieurs organisations hospitalières ont d’ores et déjà adopté cette formule. La publication de la liste officielle des hôpitaux publics doit être prise comme une nouvelle opportunité de relancer le débat sur l’avenir de la formation médicale dans ce pays.

Comprendre les inquiétudes des petits hôpitaux

En publiant la liste des hôpitaux publics aux résultats insatisfaisants, le gouvernement vise aussi à encourager la réorganisation et le regroupement dans ce secteur d’activité. Le Japon compte un nombre considérable de petits hôpitaux, tant publics que privés. Ces petites installations ont l’avantage de pouvoir être facilement modifiées de façon à offrir aux collectivités les services médicaux dont elles ont besoin. Pour l’essentiel, les petits hôpitaux privés se sont convertis à la fourniture de services tels que la réadaptation, les soins aux convalescents ou les soins infirmiers, pour lesquels la demande ne cesse de croître à mesure du vieillissement de la population, et c’est grâce aux ressources locales de ce genre que le système de soins de santé a pu effectuer sans heurt sa transition vers la prise en charge des personnes âgées.

D’un autre côté, la taille réduite peut être problématique. Prenons, par exemple, la réaction à l’épidémie de coronavirus. Si un grand nombre de petits hôpitaux traitent chacun de petits nombres de patients contaminés par le Covid-19 et que beaucoup de membres de leur personnel sanitaire entrent en contact rapproché avec ces patients, il en résulte une augmentation des risques de fermetures dues à l’infection, avec les dommages qui en découlent pour le dispositif de soins à l’échelle de la collectivité tout entière. Les hôpitaux de plus grande taille, en revanche, ont de plus grandes réserves de personnel et peuvent mettre hors circuit une partie de leurs installations, ce qui leur permet d’isoler les patients atteints du Covid-19 tout en continuant à fournir des services médicaux à la collectivité.

La disposition d’un personnel plus nombreux permet aussi aux établissements de plus grande taille de prendre en charge un plus large éventail de procédures. Il ressort de nombreuses études que, plus le nombre des procédures prises en charge augmente, meilleurs sont les résultats obtenus dans le traitement du cancer, des maladies cardiaques et autres affections graves. Au Japon, il arrive qu’un chirurgien qui vient de finir son travail de nuit se rende directement au bloc opératoire. C’est inconcevable en Europe, où une période de repos de 24 heures est obligatoire pour les médecins après un service de nuit. Il ne saurait en outre y avoir de bonne chirurgie sans l’apport complémentaire d’un bataillon de spécialistes tels que les anesthésistes ou les radiologues. Par l’amélioration de la qualité des soins médicaux qu’elle apporte, la concentration des ressources au sein de grands établissements s’avère en fin de compte bénéfique pour le public.

Dans l’après-guerre, le Japon a appliqué une politique sanitaire favorable aux hôpitaux privés. Regrouper ces établissements ne sera pas une tâche aisée. Nombre d’entre eux sont fiers de leur statut de piliers des collectivités où ils sont implantés et de la tranquillité d’esprit qu’ils apportent aux habitants, sans compter qu’ils sont les plus grands employeurs au niveau local. La forte opposition des hôpitaux comme des autorités locales à toute tentative de concentration ou de regroupement est tout à fait compréhensible. Pour soulager les anxiétés de la profession hospitalière comme des collectivités, il appartient aux autorités, tant au niveau central que régional, d’expliquer soigneusement de quelle façon la qualité des services médicaux sera préservée après la restructuration des établissements.

Dans un Japon vieillissant, les hôpitaux doivent être organiquement liés, et j’espère qu’à l’avenir le regroupement se fera, soit sous la houlette des organisations médicales chargées de la promotion des soins de santé dans les collectivités, soit dans le cadre des chaînes d’hôpitaux. Quoi qu’il en soit, il convient que ces changements restent subordonnés au principe directeur de solidarité et à un attachement indéfectible à la cause du bien public.

(Photo de titre : Pixta)

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