Quelle diplomatie pour le Japon après le départ d’Abe Shinzô et le changement de cap de la Russie ?

Politique International

Avec la démission du Premier ministre Abe Shinzô, les négociations avec la Russie se trouvent mises à rude épreuve, notamment s’agissant de la question des Territoires du Nord, l’une des priorités de la politique diplomatique nippone. Pour Satô Masaru, spécialiste russe et ancien analyste principal au ministère japonais des Affaires étrangères, même si certains partisans de la ligne dure russe s’opposent à la restitution des quatre îles, le Japon devrait maintenir inchangée sa position dans les négociations, basée sur la déclaration conjointe nippo-soviétique de 1956.

Satô Masaru SATŌ Masaru

Né à Tokyo en 1960. Ancien analyste principal au ministère japonais des Affaires étrangères, où ses qualités de spécialiste du renseignement diplomatique ont été hautement appréciées par ses homologues étrangers. Après des études de russe à l’École des langues de l’Armée britannique, il a travaillé à l’ambassade du Japon à Moscou et construit un réseau de canaux d’information au Kremlin. Auteur de divers ouvrages, dont Kokka no wana (Le piège de l’État) et Jikai suru teikoku (L’empire autodestructeur).

Quand Abe Shinzô cherchait l’aide de Donald Trump

— Lors de la conférence de presse où il a annoncé son intention de quitter son poste de chef du gouvernement nippon, le Premier ministre Abe Shinzô a émis des regrets sur l’inertie de la situation concernant deux dossiers en particulier : l’enlèvement de ressortissants japonais par Pyongyang et la restitution des Territoires du Nord, annexés par la Russie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Visiblement, le Japon semble être en perte de vitesse en matière de diplomatie avec la Russie.

SATÔ MASARU La question des Territoires du Nord a toujours revêtu une grande importance pour Abe Shinzô, et ce depuis le début de sa deuxième administration fin 2012. Pour preuve, lorsque Donald Trump a été élu président des États-Unis en novembre 2016, il s’est empressé de se rendre à New York, à dessein, pour rencontrer le nouveau chef d’État à la Trump Tower. Même si l’essentiel de leurs discussions n’a jamais été rendu public, cette visite de courtoisie était parfaitement calculée et avait un objectif : s’assurer le soutien de Donald Trump dans les négociations entre Tokyo et Moscou, à l’approche de sa rencontre au sommet un mois plus tard avec le président russe Vladimir Poutine dans la préfecture de Yamaguchi, son fief électoral.

— Concrètement, qu’attendait-il de la part du président américain Donald Trump ? Sur quelle aide comptait-il ?

S.M. L’aide est d’ordre militaire. Si les négociations diplomatiques avaient progressé et si le Japon et la Russie avaient accepté de signer un traité de paix, cela signifiait que Moscou restituait les îles Habomai et Shikotan au Japon. Et ce que redouterait le plus Vladimir Poutine en pareille situation, ce serait que Tokyo autorise le stationnement de forces militaires américaines, conformément au traité de sécurité entre le Japon et les États-Unis. C’est pourquoi, Abe Shinzô souhaitait aussi ardemment le soutien de Donald Trump. Mais certains, notamment parmi les partisans de la ligne dure en Russie, continuaient à penser que Washington pourrait déployer des forces militaires dans les Territoires du Nord, si bien que Vladimir Poutine est resté campé sur des positions. Abe Shinzô a décidé de se retirer avant d’avoir eu la chance de jouer la carte diplomatique Shinzô-Donald.

La Russie change de cap...

— Abe Shinzô a saisi toutes les occasions possibles pour rencontrer Vladimir Poutine et espérer faire quelques progrès sur la question des Territoires du Nord. Mais dans les faits, il semble que les îles s’éloignent de plus en plus du Japon. Qu’en pensez-vous ?

S.M. On ne peut en effet nier le fait que les relations entre le Japon et la Russie commencent à se refroidir, mais je ne pense pas pour autant que les îles s’éloignent du Japon. Le point de départ des négociations sur les territoires du Nord est, et a toujours été, la déclaration conjointe nippo-soviétique de 1956. Après l’effondrement de l’Union soviétique, conformément à ce texte, Tokyo et Moscou, ont poursuivi les négociations pour conclure un traité de paix. Si un tel traité était conclu, cela signifierait, le moment opportun, la restitution, des îles Habomai et Shikotan au Japon. Mais récemment, le ton des négociations a commencé à changer.

— Que cela signifie-t-il concrètement ?

S.M. Il y a à peine deux ans, Vitaly Shvydko, de l’Institut russe de l’économie mondiale et des relations internationales (IMEMO), un groupe de réflexion affilié à l’Académie des sciences russe, disait s’attendre à un rapprochement entre les deux parties sous la forme d’un compromis. Mais depuis, un projet de loi visant à amender la Constitution pour interdire toute division du territoire national a été présenté à la Douma, le Parlement russe, ce qui change complètement la donne.

Vitaly Shvydko a ensuite revu sa position, constatant un changement dans la rhétorique des négociations. C’est-à-dire que, concernant la signature d’un traité de paix stricto sensu, il s’agit de mettre officiellement fin à l’état de guerre entre les deux pays. Ni plus ni moins. Mais l’absence de traité de paix n’a pas empêché Tokyo et Moscou de nouer des relations diplomatiques, et également économiques. Cela ne changera pas, et la signature d’un traité de paix serait bien sûr la bienvenue, mais ce n’est plus qu’une question de forme maintenant.

Les propos de Vitaly Shvydko, diffusés par l’agence de presse d’État russe Spoutnik, sont à prendre avec une certaine retenue, reflétant probablement les opinions de certains responsables du gouvernement de Vladimir Poutine.

Jusqu’à présent, la position de la Russie, dans le cas de la conclusion d’un traité de paix nippo-russe, était de restituer dans un premier temps les îles Habomai et Shikotan au Japon. Les autres îles Kunashiri et Etorofu feraient, elles, l’objet de concessions spéciales de la part de Moscou, prenant en compte les faits historiques et l’opinion publique japonaise. Mais maintenant les choses sont différentes. Moscou a clairement opéré un changement de cap dans les négociations, une situation qui pourrait ne faire que s’exacerber après le départ de Abe Shinzô.

Grosso modo, pour résumer, même si aucun traité de paix n’a été signé, les relations diplomatiques et économiques entre Tokyo et Moscou sont stables et la Russie se satisfait tout à fait de cette situation.

Quelle diplomatie après le départ d’Abe Shinzô ?

— Tout un chacun garde à l’esprit que c’est également la logique que Moscou a employée à l’égard de l’Allemagne de l’après-guerre. Quel est votre sentiment sur cette question ?

S.M. Oui, en effet. Je pense que la Russie accélère les choses et entend utiliser la même tactique pour régler les problèmes de guerre avec le Japon. Avec l’Allemagne, la situation est la même ; à ce jour, aucun traité de paix n’a été signé entre Moscou et Berlin. Mais cela n’affecte pas pour autant leurs relations, et c’est cette même logique qu’utilise la Russie. Toutefois, dans une interview publiée dans le numéro de septembre 2020 du mensuel Bungei Shunjû, Mikhail Galuzin, ambassadeur de la Russie au Japon, a affirmé que la Russie souhaite accélérer les négociations afin de conclure un traité de paix, sur la base de la Déclaration commune nippo-soviétique de 1956, ajoutant que la promesse de la Russie de restituer les îles Habomai et Shikotan était demeurée inchangée. La Russie envoie donc des signaux contradictoires.

— Il est donc clair que la Russie durcit le ton dans les négociations avec le Japon. Pensez-vous que ce soit une bonne chose ?

S.M. Absolument pas. Les problèmes de guerre avec le Japon ne peuvent pas être résolus de la même manière qu’avec l’Allemagne. Avant la guerre, les choses étaient totalement différentes ; il y avait un pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique. Mais cela n’a pas empêché Berlin de violer ce pacte et d’envahir l’Union soviétique. Hitler n’avait qu’une idée en tête, réduire à l’esclavage les peuples slaves, et les Russes n’y faisaient pas exception. Le Japon était certes un partenaire de l’Axe avec l’Allemagne mais ne partageait pas l’idéologie de suprématie raciale des nazis. De son côté, le 9 août 1945, faisant fi du pacte de neutralité nippo-soviétique en vigueur à l’époque, la Russie a également attaqué le Japon. Il doit donc être clair que dans les guerres menées contre l’Allemagne et contre le Japon, le contexte historique était totalement différent.

— Au vu de cette situation difficile, quelle devrait être la diplomatie de l’après-Abe Shinzô selon vous ?

S.M. Je pense que le Japon devrait poursuivre les négociations diplomatiques avec la Russie sur la base de l’article 9 de la Déclaration commune nippo-soviétique de 1956, qui stipule que « l’Union des républiques socialistes soviétiques, désirant répondre aux souhaits du Japon et prenant en considération les intérêts de l’État japonais, accepte de restituer au Japon les îles Habomai et l’île de Shikotan ». Il faut que nous soyons fidèles à nos principes. C’est avec ce point de départ que le Japon devrait continuer à exiger la restitution des Territoires du Nord. Si la Russie ignore le contexte historique jusqu’à présent et essaie d’éviter de conclure un traité de paix, le peuple japonais adoptera une attitude distante vis-à-vis de la Russie. Le nouveau gouvernement devrait être clair avec le Kremlin sur ce point et se refuser à tout compromis facile.

(Photo de titre : le Premier ministre Abe Shinzô et le président russe Vladimir Poutine se serrrent la main à la clôture de la cérémonie d’échanges culturels entre le Japon et la Russie, en juin 2019. Jiji Press)

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