La modernité de l’esthétique traditionnelle

Recréer une statue bouddhique vieille de 13 siècles : un procédé minutieux à l’image des artistes d’autrefois

Art Culture

Une équipe composée d’étudiants et de techniciens japonais, chinois et taïwanais s’est attelée à la tâche de redonner vie à une statue bouddhique vieille de 13 siècles en créant une nouvelle version parée de tout l’éclat des couleurs originelles. Le projet est une grande réussite en partie grâce à l’étonnante conservation des statues bouddhiques au Japon.

Des objets bouddhiques enterrés en Chine et un art transmis au Japon

Le bouddhisme, arrivé en Chine par les régions occidentales de ce pays, y a connu, selon les dynasties au pouvoir, des phases de grande popularité et de persécution à grande échelle. La dernière vague de répression orchestrée du bouddhisme remonte à la Révolution culturelle de 1966-1976. Mais au cours des dernières décennies, à mesure que les progrès économiques fulgurants de la Chine alimentaient un développement urbain d’ampleur nationale, un grand nombre de biens culturels bouddhiques ont été exhumés en parfaite condition, grâce à la protection que leur avait fournie la terre dans laquelle ils reposaient.

En ce qui concerne les peintures murales enfouies dans les déserts de Chine, par exemple à Dunhuang, le Japon dispose des procédés et des experts nécessaires à leur restauration, grâce aux efforts de Hirayama Ikuo, le défunt président de l’Université des arts de Tokyo. Mais dans les domaines de la recherche sur les techniques artistiques classiques et les méthodes de restauration du patrimoine culturel sculpté, les carences flagrantes de la Chine en termes d’expérience et d’experts sont devenues problématiques.

Le Japon a une histoire différente. Situé aux confins de l’Asie de l’Est, le pays a transformé, et dans le même temps préservé et transmis aux générations successives, une culture qui arrivait d’outre-mer sur son rivage. Cette œuvre de conservation et de restauration a traversé les âges, perpétuée sans interruption par les artisans japonais.

Shigematsu Yûshi, sculpteur sur argile et diplômé du programme doctoral 2019 de l’Université des arts de Tokyo (© Kojima Hisanori)
Shigematsu Yûshi, sculpteur sur argile et diplômé du programme doctoral 2019 de l’Université des arts de Tokyo (© Kojima Hisanori)

Au Japon, la séparation, entérinée par une ordonnance prise la première année de l’ère Meiji (1868), entre le culte shintô et le bouddhisme importé a soulevé une tempête d’hostilité au bouddhisme. En imposant officiellement leur séparation, cet arrêté mettait un terme à plus d’un millénaire de syncrétisme entre les deux croyances. Mais le tout nouveau gouvernement de Meiji n’avait pas l’intention d’abolir le bouddhisme.

Au bout de trois ans, l’ordonnance a fait l’objet d’une révision, suivie de la mise en place d’une politique de protection des biens culturels bouddhiques du pays, définis comme une partie intégrante de l’identité japonaise. Grâce à cet épisode de son histoire, le Japon regorge aujourd’hui d’objets artisanaux hérités de pratiquement toutes les époques qui ont jalonné les 1 500 ans et plus écoulés depuis l’arrivée du bouddhisme dans ce pays. Et le Japon a hérité des technologies et des techniques propres à ces objets d’art. En ce sens, le Japon est un précieux réservoir de ces trésors. L’École des beaux arts de Tokyo a été conçue et créée en 1887 par Okakura Kakuzô pour former des gens à la maîtrise de ces techniques au sein du système éducatif modernisé du Japon. L’École est entre-temps devenue la Faculté des beaux-arts de l’Université des arts de Tokyo, à laquelle appartient notre équipe.

Le modelage de l’argile au VIIIe siècle

Environ 90 % des sculptures bouddhiques arrivées au Japon à partir du VIe siècle sont en bois. Mais à l’ère Tenpyô (729-749), la production de statues en bois s’est pratiquement tarie et les statues en bronze doré, en laque séchée et en argile sont devenues la norme. Ce changement s’explique par la volonté de la cour impériale de mettre fin à l’influence de la péninsule coréenne et de transplanter la culture de la Chine des Tang dans l’Archipel sous une forme plus directe. Les procédés employés pour la fabrication des statues en laque séchée et des statues en argile étaient les plus populaires et les plus admirés en Chine méridionale sous la dynastie des Tang (618-907).

Dans l’ungen saishiki (coloration par couches), une couleur est appliquée en couches multiples de différentes intensités. Ces applications successives sont utilisées de préférence au simple passage d’une couleur intense sur un fond blanc. Ici, un artiste est en train d’appliquer la couche de bleu très clair. (© Kojima Hisanori)
Dans l’ungen saishiki (coloration par couches), une couleur est appliquée en couches multiples de différentes intensités. Ces applications successives sont utilisées de préférence au simple passage d’une couleur intense sur un fond blanc. Ici, un artiste est en train d’appliquer la couche de bleu très clair. (© Kojima Hisanori)

La laque est un produit de la culture du bassin du fleuve Yang-Tsé, une zone caractérisée par l’entrelacement des réseaux fluviaux et des forêts qui recouvrent une grande partie de la Chine méridionale. Le modelage à l’argile utilise les mêmes techniques sculpturales que la fabrication des murs en terre glaise. Pour faire une statue en argile, on érige une baguette en bois autour de laquelle on enroule de la paille, puis on ajoute une couche médiane de terre brute, et enfin la couche de terre fine qui servira à achever la sculpture. La terre collante, riche en matière organique, convient bien pour cette technique. Comme ce genre de terre provient des rizières, la sculpture qui lui est associée entretient un lien étroit avec la culture rizicole du Jiangnan (une région du sud du fleuve Yang-Tsé).

Une fois achevé le modelage, on y applique une couche de plâtre ou de laque pour imperméabiliser l’argile. Après quoi on dissout des pigments minéraux dans de la colle pour obtenir les couleurs brillantes qu’on applique sur la statue. Contrairement à la sculpture occidentale, où le bronze vient se substituer à la terre, l’argile modelée constitue la version finale des statues classiques sozô. Mais au Japon, vu l’abondance des pluies et la fréquence des séismes, la préservation des statues en argile laisse à désirer quel que soit le nombre des couches imperméables dont elles sont revêtues. C’est pour cette raison que les statues en argile ont connu un déclin rapide au Japon à partir de l’époque de Heian (794-1185), et que le bois s’est massivement substitué à l’argile pour la fabrication des statues bouddhiques.

Statue en argile au premier plan ; à l’arrière plan on voit une recréation de la version originelle en laque séchée. Shigematsu Yûshi a créé ces deux œuvres à partir de données informatiques fournies par Yamada Osamu, un professeur spécifiquement chargé de cette tâche à l’Université des arts de Tokyo. (© Kawamoto Seiya)
Statue en argile au premier plan ; à l’arrière plan on voit une recréation de la version originelle en laque séchée. Shigematsu Yûshi a créé ces deux œuvres à partir de données informatiques fournies par Yamada Osamu, un professeur spécifiquement chargé de cette tâche à l’Université des arts de Tokyo. (© Kawamoto Seiya)

Former des étudiants chinois et taïwanais pour qu’ils protègent les biens culturels

Peu d’étudiants ont accès au cours dont je suis chargé. Leur nombre doit rester inférieur à dix (préparant une maîtrise ou un doctorat), et cinq d’entre eux sont des étrangers, venus de Chine et de Taïwan. Il y a aussi plusieurs Chinois parmi les membres du personnel technique.

Cho Hinbun, artiste du <em>nihonga</em> (peinture japonais classique) diplômé de l’Université des arts de Tokyo, fait partie de l’équipe de coloration. On le voit ici en train d’apporter les touches finales à une statue. Son travail l’oblige à prendre des postures bizarres, et il doit faire très attention aux jambes de la statue et autres parties qui risquent d’échapper au regard. (© Kawamoto Seiya)
Cho Hinbun, artiste du nihonga (peinture japonais classique) diplômé de l’Université des arts de Tokyo, fait partie de l’équipe de coloration. On le voit ici en train d’apporter les touches finales à une statue. Son travail l’oblige à prendre des postures bizarres, et il doit faire très attention aux jambes de la statue et autres parties qui risquent d’échapper au regard. (© Kawamoto Seiya)

Comme nous l’avons vu plus haut, à une dynastie chinoise qui défendait le bouddhisme en succédait une autre qui détruisait la statuaire bouddhique de la précédente. Pour compliquer encore les choses, lorsque les régimes qui s’efforçaient de faire fleurir le bouddhisme créaient de nouvelles versions des vieilles statues bouddhiques détruites, ils se conformaient aux goûts de la nouvelle époque. Ce processus historique explique la rareté des endroits où, comme au Japon, des statues bouddhiques de pratiquement toutes les époques ont été préservées.

À partir de la période d’Asuka (593-710), l’histoire de la culture japonaise suit une trajectoire constante, indissociable des civilisations de ses voisins continentaux tant par l’influence qu’elles exercent sur elle que par les bénéfices qu’elle en tire. Cette observation vaut pour la majorité des biens culturels bouddhiques arrivés au Japon via la Chine continentale – où l’essentiel des compétences exigées pour les créer ont malheureusement disparues.

Le feuillage, peint à l’encre sur fond de feuille d’or, est magnifiquement rehaussé par l’application d’une patine sur les zones avoisinantes. (© Kawamoto Seiya)
Le feuillage, peint à l’encre sur fond de feuille d’or, est magnifiquement rehaussé par l’application d’une patine sur les zones avoisinantes. (© Kawamoto Seiya)

Depuis quelques années, la Chine déploie beaucoup d’efforts pour préserver, faire revivre et mettre en valeur son patrimoine culturel dans le cadre d’une politique concertée de constitution d’une identité nationale. Pour rembourser la dette de gratitude que nous avons accumulée depuis 1 300 ans envers la Chine, nous enseignons à des étudiants étrangers les techniques nécessaires à la création d’authentiques statues bouddhiques – notamment le laquage à sec et le modelage de l’argile –, ainsi que les techniques de conservation et de restauration que le Japon tient de son voisin continental. J’attends impatiemment le jour où, dans un futur pas trop lointain, ces étudiants seront en activité aux avant-postes de la protection des biens culturels dans leurs propres pays. J’espère que cela contribuera à la paix et à la stabilité en Asie de l’Est. Il va sans dire que j’attends aussi de grandes choses des étudiants japonais.

© Kawamoto Seiya
© Kawamoto Seiya

Des œuvres d’art au pinacle de la culture de la route de la soie

Emblématique de notre gratitude est notre projet, lancé en 2020, de recréer de toutes pièces une nouvelle version du Shukongôshin, qui se trouve à l’intérieur du Hokke-dô, le plus vieux bâtiment situé dans l’enceinte du temple Tôdai-ji de Nara. Cette statue, sculptée avant la fondation du Tôdai-ji en 728, est une idole en argile qui appartenait au prêtre Rôben Sôjô, le fondateur du Tôdai-ji, qui avait la réputation de faire des miracles. Cette idole est entreposée dans un petit sanctuaire, derrière l’idole principale du Hokke-dô, le Fukûkensaku Kannon (le bodhisattva Avalokitesvara). Les portes de ce sanctuaire ne s’ouvrant qu’une fois par an pour laisser voir la statue, ses couleurs et autres caractéristiques sont bien préservées.

La coloration au service de la préservation des vestiges de la culture de la soie (© Kawamoto Seiya)
La coloration au service de la préservation des vestiges de la culture de la soie (© Kawamoto Seiya)

L’armure et d’autres éléments de la statue laissent à penser que le sculpteur a probablement pris pour modèle un chef militaire iranien-sogdien. Le haut niveau de réalisme et le caractère tridimensionnel du modelage de la ceinture du personnage suggèrent que la statue n’est peut-être pas l’œuvre d’un fabricant de l’époque Tang d’images bouddhiques et d’ornements d’autel (autrement dit d’un Chinois).

On dit que les trésors impériaux entreposés dans le Shôsô-in, la maison du trésor du Tôdai-ji, représentent le pinacle des œuvres d’art de la route de la soie. En ce sens, la statue est un spécimen magnifique de sculpture appartenant à la sphère culturelle de la route de la soie, sachant qu’il ne reste sur le continent aucune sculpture qui lui soit comparable.

Les piments minéraux qui n’existent pas au Japon sont fournis par la Chine. (© Kawamoto Seiya)
Les piments minéraux qui n’existent pas au Japon sont fournis par la Chine. (© Kawamoto Seiya)

Aussi bien préservée soit-elle, la statue n’en a pas moins 1 300 ans, si bien que ses couleurs ont perdu une bonne partie de leur éclat et que bien des endroits sont difficiles à reconstituer. Il y a environ dix ans, le Tôdai-ji a demandé à notre laboratoire d’effectuer une étude scientifique détaillée de la statue. Shigematsu Yûshi, qui a passé son doctorat en 2019 en utilisant des données tirées de cette étude, a donné une nouvelle vie à la statue sous la forme d’une merveilleuse réplique en argile. Le personnel de coloration du laboratoire a constitué une équipe spéciale chargée de recréer sur cette version en argile les superbes couleurs de l’original.

La technique utilisée a été l’ungen saishiki, un procédé de coloration par couches qui permet d’obtenir des effets de dégradé sans mélanger les couleurs, un peu comme dans le tissage ou le carrelage. Cette méthode, originaire de l’Iran et de la Turquie, est arrivée au Japon via la route de la soie. Dans les temps anciens, les minéraux et les pigments coûteux, obtenus en broyant des pierres précieuses, étaient des signes de richesse et de pouvoir. Imaginez l’exaltation que cette statue a inspirée à l’empereur Shômu (701-756) et aux autres personnes qui en ont fait l’acquisition dans le cadre de leurs efforts en vue de construire la nation japonaise !

L’expression faciale est un élément essentiel d’une statue. La phase de coloration, qui vient en dernier, est ici particulièrement difficile, en raison du caractère ostensible du visage. Avant d’appliquer la peinture sur la sculpture, Inuma Haruko procède à des essais en peignant différentes expressions sur une surface plate à l’aide de matériaux de référence. (© Kawamoto Seiya)
L’expression faciale est un élément essentiel d’une statue. La phase de coloration, qui vient en dernier, est ici particulièrement difficile, en raison du caractère ostensible du visage. Avant d’appliquer la peinture sur la sculpture, Inuma Haruko procède à des essais en peignant différentes expressions sur une surface plate à l’aide de matériaux de référence. (© Kawamoto Seiya)

Sous la direction d’Inuma Haruko, chargée de cours responsable de la coloration, la statue resplendissante et richement colorée d’un général divin provenant des régions occidentales de la Chine a vu le jour, grâce aux efforts du personnel japonais et des étudiants étrangers. Les membres de l’équipe ont mis en commun leurs compétences pour créer la statue. Ce projet leur a permis de se faire une idée de ce à quoi pouvait ressembler, il y a 1 300 ans, le travail dans un atelier international de statuaire bouddhique de Heijô-kyô (l’actuelle Nara), la capitale du Japon de 710 à 784. À partir du printemps 2021, la statue sera entreposée au Tôdai-ji de Nara.

Deuxième rang à partir de la gauche : le professeur adjoint Kojima Hisanori, le professeur Yabuuchi Satoshi (et auteur du présent article), l’assistante de recherche Yamada Aki et Cho Hinbun ; premier rang à partir de la gauche : la chargée de cours Inuma Haruko, et Shigematsu Yûshi. (© Kawamoto Seiya)
Deuxième rang à partir de la gauche : le professeur adjoint Kojima Hisanori, le professeur Yabuuchi Satoshi (et auteur du présent article), l’assistante de recherche Yamada Aki et Cho Hinbun ; premier rang à partir de la gauche : la chargée de cours Inuma Haruko, et Shigematsu Yûshi. (© Kawamoto Seiya)

(Photo de titre : application de couleurs en vue de préserver les vestiges de la culture de la route de la soie. Photos : Kawamoto Seiya, sauf mention contraire)

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