Forger une nouvelle alliance anglo-japonaise

Les relations du Japon avec la Grande-Bretagne : des motivations similaires pour un avenir radieux ?

Politique International

Conclue en 1902, l’alliance anglo-japonaise avait permis de renforcer le prestige et la puissance du Japon de l’ère Meiji (1868-1912), tout en contribuant à mettre un frein à l’expansion russe en Extrême-Orient. Un siècle après la dissolution de l’alliance, un expert analyse les forces et les motivations qui ont construit le partenariat bilatéral actuel entre Londres et Tokyo, lequel connaît une évolution rapide, et imagine les perspectives d’une nouvelle entente entre les deux puissances.

Souvenirs de l’amiral Tôgô et de l’alliance nippo-britannique

Le 14 décembre 2017, le ministre japonais des Affaires étrangères, Kôno Tarô, et le ministre de la Défense, Onodera Itsunori, ont rencontré leurs homologues britanniques, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Boris Johnson, et le secrétaire d’État à la Défense, Gavin Williamson, pour la troisième réunion de niveau ministériel « deux plus deux » entre le Japon et le Royaume-Uni, à Greenwich. C’est là où se trouve l’Observatoire royal de la marine mais également le méridien d’origine. Le lieu est donc hautement symbolique, comme l’écrit dans un article du Daily Telegraph paru le lendemain John Hemmings, à l’époque directeur du centre d’études asiatiques de la Henry Jackson Society, basée à Londres. Cet endroit « ne faisait pas seulement référence à l’histoire navale commune des deux pays, mais aussi à leur avenir commun dans ce domaine ».

Pour l’occasion et pour rajouter une couche de symbolisme, la partie britannique a organisé tout spécialement une exposition d’objets navals témoignant de cette histoire entre les deux pays. Ces objets appartenaient initialement à l’amiral William Pakenham (1861-1933), officier de la marine britannique ayant servi en qualité d’attaché à Tokyo et d’observateur militaire pendant la guerre russo-japonaise (1904-1905). Il s’agit de ses journaux intimes datant de 1904 et 1905, ainsi que d’une note manuscrite du maréchal-amiral Tôgô Heihachirô (1848-1934) et d’un portrait de ce dernier, deux gages de son amitié avec le héros naval japonais.

  Portrait de Tôgô Heihachirô et note manuscrite de maréchal-amiral à William Pakenham (avec l'aimable autorisation du National Maritime Museum, à Greenwich)
Portrait de l’amiral Tôgô Heihachirô et l’une de ses notes manuscrites à l’intention de l’amiral William Pakenham (avec l’aimable autorisation du National Maritime Museum, à Greenwich)

Journaux intimes de William Pakenham (avec l'aimable autorisation du National Maritime Museum, à Greenwich)
Journaux intimes de l’amiral William Pakenham (avec l’aimable autorisation du National Maritime Museum, à Greenwich)

Page du journal intime de William Pakenham Y est inscrit le début de la bataille de Tsushima, le 27 mai 1905 (avec l'aimable autorisation du National Maritime Museum, à Greenwich)
Page du journal intime de l’amiral William Pakenham. Il y est inscrit le début de la bataille de Tsushima, le 27 mai 1905 (avec l’aimable autorisation du National Maritime Museum, à Greenwich)

Début janvier 1905, l’amiral Pakenham avait convié l’amiral Tôgô, commandant en chef de la flotte combinée japonaise, à une réception-banquet chez lui à Tokyo, l’occasion pour eux de célébrer la capitulation des Russes à Port-Arthur le 2 janvier de la même année, au terme d’un siège de 150 jours. Dans une note datée du 5 janvier 1905, Tôgô accepte cordialement l’invitation de Pakenham, transmettant les regrets de son épouse de ne pouvoir être des leurs. Il signe la note « H. Tôgô » Il aurait joint ce portrait de lui (qui portera plus tard la mention « Amiral H. Tôgô », écrite de la main de l’amiral Pakenham) en guise de réponse à cette invitation britannique. Pakenham a glissé ces deux précieux documents dans son journal intime, désormais conservés au National Maritime Museum.

Comme l’a expliqué le conservateur du musée Andrew Choong Han Lin aux quatre ministres japonais et secrétaires d’État britanniques réunis à la Maison de la Reine en décembre 2017, la destruction de la flotte de l’Extrême-Orient russe et la chute de Port-Arthur ont été deux éléments décisifs dans l’issue de la guerre russo-japonaise. Restait toutefois la bataille contre la flotte russe de la Baltique, laquelle faisait route depuis deux mois vers l’Extrême-Orient. Pour Andrew Choong Han Lin, l’amiral Tôgô avait une intention précise lorsqu’il a envoyé ce portrait de lui en uniforme naval complet à l’amiral Pakenham ; une façon pour lui exprimer sa détermination à relever le défi à venir et à mettre fin aux ambitions expansionnistes de Saint-Pétersbourg, alors capitale de la Russie, en Extrême-Orient.

Quelques mois plus tard, le 27 mai, l’amiral Tôgô mènera la flotte combinée à une victoire écrasante sur la flotte de la Baltique. La bataille de Tsushima mettra définitivement fin à la guerre, et Tôgô sera surnommé « le Nelson de l’Orient ». Risquant sa vie, l’amiral Pakenham assistera lui aussi de près à cette « bataille (navale) du siècle », à bord du cuirassé japonais Asahi.

Un certain nombre d’attachés et d’observateurs militaires ont participé à la guerre russo-japonaise. Mais, au nombre de 33, c’était de Grande-Bretagne qu’ils étaient les plus nombreux, laquelle avait conclu une alliance historique avec le Japon en 1902. La guerre, l’amiral Pakenham, attaché à la Première flotte japonaise, l’a vécue en grande partie à bord du cuirassé Asahi, construit dans un chantier naval britannique en Écosse. Pendant la bataille de Tsushima, l’Asahi, avec Pakenham à bord, était au cœur de l’action. Il s’agissait alors de l’un des quatre cuirassés de la Première division. Dans son journal intime, l’amiral Pakenham fut bref, n’utilisant qu’un seul mot pour faire référence à l’événement : « Bataille ».

Plus d’un siècle après, les deux puissances se rapprochent davantage

112 ans plus tard, lors de la rencontre « deux plus deux », à Greenwich en 2017, il était important pour la partie britannique de partager ces documents rares pour rappeler le caractère spécial de cette relation historique. Au terme de cette rencontre fut décidé un plan triennal de coopération en matière de défense et fut signée une déclaration commune dans laquelle les deux gouvernements « se sont engagés à élever leur partenariat en matière de sécurité mondiale à un « niveau supérieur » et à une coopération étroite entre les deux pays pour maintenir une région « Indo-pacifique libre et ouverte » (une initiative japonaise). Le ministre des Affaires étrangères Kôno Tarô a accueilli chaleureusement le retour de la Grande-Bretagne à « l’est de Suez, » après une absence d’un demi-siècle. Le secrétaire à la Défense Williamson a qualifié le Japon de « l’un des plus proches partenaires de la Grande-Bretagne dans la région Asie-Pacifique ». À l’issue de la rencontre, le ministre de la Défense Onodera s’est rendu à la base navale de Portsmouth, devenant le premier ministre d’État étranger à monter à bord du porte-avions de classe mondiale HMS Queen Elizabeth (il venait d’être officiellement mis en service la semaine précédente). L’idée d’un exercice conjoint avec le porte-avions JS Izumo a alors été évoquée.

Comme l’a déclaré Ian Neary, professeur de sciences politiques à l’université d’Oxford, dans une interview accordée à l’agence de presse Xinhua, « la Grande-Bretagne et le Japon se considèrent comme des alliés, ou des semi-alliés ».

Suite à l’accord signé en 2017, la coopération bilatérale dans le domaine militaire a progressé rapidement. En 2018 et 2019, les frégates de la Royal Navy HMS Sutherland, HMS Argyll et HMS Montrose, toutes trois déployées dans la région pour surveiller les activités commerciales illégales des navires nord-coréens, ont mené des manœuvres conjointes avec les Forces maritimes d’autodéfense nippones dans les eaux au large du sud de l’île principale de Honshû. Il s’agissait des premiers exercices conjoints entre le Japon et la Grande-Bretagne depuis la fin de l’Alliance anglo-japonaise au sortir de la Première Guerre mondiale. Par ailleurs, en octobre 2018, des troupes de l’armée britannique ont été déployées au Japon, l’occasion pour elles de participer à un entraînement avec les Forces terrestres d’autodéfense japonaises. Pour la première fois, des troupes britanniques (des troupes étrangères autres qu’américaines) effectuaient des exercices militaires sur le sol japonais. Des manœuvres navales trilatérales impliquant des avions de patrouille maritime P-8A de la marine américaine ont également eu lieu.

La technologie fait également partie des domaines militaires dans lesquels le Japon et la Grande-Bretagne renforcent leur collaboration. Tokyo et Londres ont développé conjointement un missile air-air, lequel intégrera un système radar développé par le groupe japonais Mitsubishi Electric, dans un missile Meteor de fabrication britannique. Le prototype devrait être terminé en 2022. Ce missile, qui sera monté sur les chasseurs furtifs japonais F-35, sera l’arme la plus sophistiquée de sa catégorie.

La Grande-Bretagne et le Japon ont des besoins de défense similaires

Ce récent rapprochement nippo-britannique en matière de sécurité s’explique par la combinaison de plusieurs facteurs. En premier lieu, les menaces croissantes de la Corée du Nord et de la Chine sur la sécurité dans la région. Selon un rapport de septembre 2020 du département américain de la Défense, la marine chinoise serait maintenant supérieure en taille à celle des États-Unis. Pour Tokyo, la coopération en matière de sécurité avec la Grande-Bretagne permet deux choses : renforcer sa capacité de dissuasion, tout en réduisant sa forte dépendance à l’égard des États-Unis, seul allié officiel de l’Archipel.

Déjà avant l’accord de 2017, le Premier ministre japonais de l’époque, Abe Shinzô, avait assoupli les contraintes liées à la Constitution du pays, qui entravaient la coopération militaire japonaise, notamment les exportations et importations d’armes et la participation à l’autodéfense collective. « En ce qui concerne la défense collective, le Japon peut désormais venir en aide à son allié, ce qui n’était pas possible auparavant », synthétise Ian Neary.

Pour la Grande-Bretagne, qui multiplie les initiatives pour renforcer les liens économiques avec la région Indo-pacifique depuis le Brexit en 2016, la défense des voies maritimes de la région est devenue une priorité de la plus haute importance. Bien sûr, l’Union européenne a elle aussi un intérêt économique à maintenir ces voies ouvertes. Pour John Hemmings, concentrer sa puissance navale sur la défense des routes commerciales européennes de Suez à Singapour et augmenter la part de responsabilité de l’Allemagne en Europe de l’Est serait une bonne stratégie pour Londres.

Plus généralement, John Hemmings cite les propos de Simon Chelton, ancien attaché de défense britannique à Tokyo. « La Grande-Bretagne et le Japon ont des besoins de défense fondamentaux similaires, en tant que nations insulaires entretenant des liens étroits avec les États-Unis dans le domaine de la défense, avec des budgets plus ou moins égaux dans ce domaine, et des besoins également très similaires notamment en équipements maritimes et aériens. »

Le déploiement historique du groupe aéronaval Carrier Strike Group

Le 22 mai 2021, le porte-avions HMS Queen Elizabeth (celui que le ministre de la Défense Onodera avait visité en décembre 2017) est parti de Portsmouth, sa première traversée en tant que fleuron du groupe aéronaval britannique Carrier Strike Group. Déployé pendant 28 semaines, le Carrier Strike Group traversera le canal de Suez et visitera une quarantaine de pays, en route vers la mer de Chine méridionale et les eaux entourant le Japon, notamment les îles Senkaku. Pour le Premier ministre britannique Boris Johnson, il s’agit du « déploiement le plus ambitieux du Royaume-Uni ces vingt dernières années ».

Le 19 janvier 2021, le ministère de la Défense des États-Unis a annoncé que la marine et le corps des Marines américains participeraient à un groupe d’attaque de porte-avions dirigé par le HMS Queen Elizabeth. Des chasseurs furtifs F-35B du Corps des Marines se sont joints au Queen Elizabeth pour le déploiement du groupe dans le Pacifique de l’ouest. L’USS The Sullivans, un destroyer à missiles guidés de système Aegis de la marine, participera également à cette mission. L’objectif de ce groupe aéronaval est de montrer l’étroite coopération régionale qui lie les États-Unis et la Grande-Bretagne, face à une Chine qui s’affirme toujours plus dans le domaine militaire.

Et le déploiement à long terme du Carrier Strike Group britannique dans le Pacifique de l’ouest fera d’une pierre deux coups ; il renforcera la coopération en matière de défense entre la Grande-Bretagne et ses partenaires en Asie, notamment le Japon, allégeant le fardeau des États-Unis, un allié avec lequel la Grande-Bretagne entretient une « relation spéciale » — une faveur que Washington gardera probablement à l’esprit. Mais plus que tout, ces exercices et manœuvres conjoints auxquels participent les forces japonaises, américaines et britanniques renforceront considérablement la capacité de dissuasion et la sécurité nationale du Japon.

En 1971, la Grande-Bretagne retire ses troupes basées dans le golfe Persique et l’océan Indien. Deux ans plus tard, en 1973, elle devient membre de la Communauté économique européenne (CEE), à laquelle succédera l’Union européenne (UE). C’est là qu’elle commence à élaborer une politique étrangère basée sur son appartenance à l’UE et sur ses relations solides avec les États-Unis. En 2016, le peuple britannique a voté par référendum sa sortie du bloc européen. Londres s’est alors empressé de revenir vers l’Asie. Alors que la Grande-Bretagne orchestre son retour à « l’est de Suez », elle est accueillie chaleureusement par le Japon, qui s’imposé comme un partenaire clé dans la région.

L’idée que la grande puissance navale de la Grande-Bretagne retrouve sa superbe dans la région Indo-pacifique, et redevienne de facto un allié du Japon, ravirait certainement le maréchal-amiral Tôgô Heihachirô.

(Photo de titre : de gauche à droite, le secrétaire britannique à la Défense Gavin Williamson, le ministre japonais de la Défense Onodera Itsunori, le ministre japonais des Affaires étrangères Kôno Tarô. et le secrétaire britannique aux Affaires étrangères Boris Johnson examinent des documents historiques relatifs à l’Alliance anglo-japonaise et à la guerre russo-japonaise, lors de la troisième rencontre « deux plus deux » des ministres des Affaires étrangères et de la Défense Japon — Royaume-Uni dans le quartier de Greenwich, à Londres, le 14 décembre 2017. © AFP/Jiji. Les photos de l’article ont été prises par l’auteur lui-même Okabe Noboru ; avec l’aimable autorisation du National Maritime Museum, Greenwich)

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