Le coup d’État au Myanmar : un revers pour la diplomatie japonaise et un atout pour la Chine

Politique

En arrêtant la Conseillère d’État Aung San Suu Kyi et des représentants élus démocratiquement, l’armée birmane a réduit à néant les résultats de deux élections réussies et dix ans de progrès vers la démocratie. Pourquoi les chefs militaires ont-ils décidé de reprendre aussi brutalement le pouvoir le 1er février 2021 ? Peut-on dire que pour la Chine, ce coup d’État est une occasion en or de réaffirmer son influence sur le Myanmar (la Birmanie) aux dépens du Japon, dont la stratégie a consisté à entretenir soigneusement des liens avec les responsables à la fois civils et militaires du pays ? Dans les lignes qui suivent, un journaliste japonais s’efforce de répondre à ces questions.

Un coup d’État soigneusement préparé

Le 1er février 2021, la communauté internationale a été profondément choquée par les événements qui se sont déroulés dans « le pays aux mille pagodes ». Ce jour-là, les forces armées birmanes (la Tatmadaw) ont interpellé et emprisonné en même temps la Conseillère d’État Aung San Suu Kyi et des ministres de premier plan de son gouvernement, sous prétexte d’une « fraude massive » aux élections du 8 novembre 2020. Elles ont également proclamé l’instauration de l’état d’urgence pour durée d’un an, dissout le parlement et transféré les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire entre les mains de leur commandant en chef, le général Min Aung Hlaing, en s’appuyant sur l’Article 418 de la Constitution.

En annulant les résultats des élections de novembre 2020 et en empêchant l’investiture des nouveaux membres du parlement, la Tatmadaw a fait voler en éclats le fragile processus de démocratisation entamé dix ans plus tôt. Le coup d’État du 1er février semble avoir été soigneusement prémédité. Il n’a fallu en effet qu’un seul jour à l’armée pour bloquer Internet et les communications téléphoniques et s’assurer le contrôle de la radio et de la télévision. Autant de signes annonciateurs d’une longue période de mainmise militaire sur le pays. De nouvelles élections sont prévues d’ici un an mais sous le contrôle de la junte.

Le 8 novembre 2020, plus de 70 % des électeurs inscrits sur les listes électorales se sont rendus aux urnes alors que le Myanmar était en pleine crise sanitaire à cause du Covid-19. Et ils ont donné une victoire écrasante au parti au pouvoir, la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi. À l’occasion de ce scrutin, le LND a en effet remporté plus de 80 % des sièges en lice dans les deux chambres du parlement. L’armée a contesté ces résultats en prétendant qu’il y avait eu des irrégularités portant sur quelque dix millions d’électeurs, soit 1/5e de la population. Ce faisant, elle a bafoué la volonté du peuple birman et contredit les équipes d’observateurs internationaux, y compris japonais, d’après qui les élections du 8 novembre se sont déroulées de façon légitime et équitable.

La réaction singulière de Pékin

Le coup d’État du 1e février pourrait non seulement plonger la Birmanie dans une spirale infernale de manifestations de masse et de répression sanglante mais aussi avoir un impact considérable sur les relations internationales. Le Myanmar a une population de 54 millions d’habitants et des ressources naturelles très abondantes. Qui plus est, il occupe une position géopolitique cruciale en Asie dans la mesure où il a des frontières communes avec la Thaïlande, l’Inde et la Chine. Il peut donc prétendre jouer le rôle d’une puissance régionale de premier plan. Et c’est d’ailleurs pourquoi la rivalité entre le Japon et la Chine, désireux l’un comme l’autre d’accroître leur influence sur place, s’est accentuée.

Si l’armée birmane prolonge et intensifie sa mainmise sur le pouvoir, il faudra surveiller de près l’attitude de la Chine étant donné sa volonté apparente de longue date d’étendre son emprise sur le Myanmar. Si les pays occidentaux ont condamné très rapidement le coup d’État du 1er février, Pékin a préféré adopter une position plus neutre en se déclarant en faveur de « la stabilité politique et sociale et de la résolution des dissensions ».

On doit s’attendre à ce que les pays occidentaux prennent des sanctions contre la junte militaire. D’autant qu’elle s’est déjà attiré les foudres de l’Organisation des Nations unies (ONU) et des ONG internationales en raison de ses agissements dans la crise humanitaire des Rohingyas. Plus le Myanmar restera isolé de la communauté internationale, plus la Chine aura des chances de combler le vide stratégique qui en résultera.

La « nouvelle route de la soie » de la Chine

En 2013, la Chine a adopté une stratégie de développement économique international qu’elle a qualifiée de « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative, BRI) et dans laquelle l’expansion de son influence en Asie du Sud-Est constitue une priorité. À l’heure actuelle, Pékin importe du Moyen Orient la plus grande partie du gaz naturel et du pétrole brut dont il a besoin pour alimenter son économie tentaculaire. L’un des objectifs inavoués du BRI est de mettre en place de nouveaux axes de circulation et de transport afin de limiter l’impact qu’aurait sur la Chine toute interruption de l’artère énergétique vitale qui va de l’océan Indien à la mer de Chine méridionale.

Les autorités birmanes et Pékin envisagent de construire des infrastructures ferroviaires parallèles aux oléoducs et aux gazoducs qui relient déjà l’océan Indien et le sud de la Chine via le port de Kyaukpyu dans l’État d’Arakan (Birmanie occidentale). Le projet controversé du barrage hydroélectrique de Myitsone lancé par la Tatmadaw et la Chine du temps de la junte militaire précédente pourrait quant à lui redémarrer. Cet ouvrage colossal appelé à devenir le plus grand de l’Asie du Sud-Est avec 152 mètres de hauteur et une production annuelle de 29 400 kilowatts/heure devait être construit sur le cours supérieur du fleuve Irrawaddy, dans les montagnes de l’Himalaya. L’Irrawaddy est le cours d’eau le plus important de la Birmanie et l’axe principal de communication du pays. La population locale s’est si fortement opposée à la construction du barrage de Myitsone qu’en 2011, le gouvernement de transition vers la démocratie du président Thein Sein a décidé d’y surseoir. Mais au fil du temps, ce type de projet avec des intérêts communs a fini par tisser des liens profonds entre la Chine et la junte militaire birmane.

La position délicate de Tokyo

En dépit de leurs relations privilégiées avec la Chine, les forces armées birmanes sont toujours bien disposées vis-à-vis du Japon en raison de leur rôle historique dans l’histoire du pays et de leurs accointances avec le régime impérialiste de Tokyo avant la Seconde Guerre mondiale. Sasakawa Yôhei, envoyé spécial du Japon pour la réconciliation nationale du Myanmar, a rencontré leur commandant en chef, le général Min Aung Hlaing, avant le coup d’État du 1er février dernier. Cependant tant que la junte militaire restera au pouvoir, le gouvernement japonais n’aura guère de marge de manœuvre. En effet, les droits de l’homme vont prendre une importance accrue en raison de l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche et de la reprise de la majorité dans les deux chambres du Congrès par le Parti démocrate, à l’issue des dernières élections américaines. L’attitude des pays occidentaux vis-à-vis du Myanmar va donc se durcir. Du coup, la position des Japonais va se compliquer quand ils vont vouloir s’opposer aux tentatives de la Chine d’accroître son influence dans ce pays.

Outre des liens diplomatiques, le Japon a toujours fait en sorte d’apporter une aide très conséquente au Myanmar et ce malgré la diminution globale de la part de son budget consacrée à l’aide publique au développement (APD). En fait, Tokyo est le plus grand pourvoyeur d’APD de la Birmanie. Cette aide sous forme de dons et de prêts en yens à des conditions de faveur s’élève au total à 150 000 millions de yens (1,17 milliard d’euros) par an. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a constamment cherché à intensifier ses relations avec le Myanmar, mais depuis quelques temps cette tactique a pris une tournure géopolitique plus marquée dans la mesure où Tokyo tente de limiter l’influence de la Chine dans la région et d’éviter que les autorités birmanes alignent complètement leur position sur celle de Pékin. La démocratisation du Myanmar occupe par ailleurs une place essentielle dans la stratégie du Japon pour une zone Indo-Pacifique libre et ouverte. Ne serait-ce que pour cette raison, le coup d’État inattendu des forces armées birmanes constitue donc un revers de taille pour la diplomatie régionale nippone.

Aung San Suu Kyi ne s’est pas engagée dans des négociations pourtant essentielles

On ne connaît pas encore exactement les raisons qui ont poussé l’armée birmane à s’emparer brutalement du pouvoir. Mais il semble bien que le coup d’État du 1er février dernier soit directement lié à l’antagonisme très fort qui oppose depuis toujours les militaires à Aung San Suu Kyi et aux membres de son gouvernement. L’antipathie que les uns nourrissent pour les autres s’est aggravée quand la Ligue nationale pour la démocratie a manifesté la volonté de réviser la constitution birmane afin de retirer aux militaires le droit d’occuper de facto un quart des sièges du parlement sans être élus pour autant. Le parti d’Aung San Suu Kyi a également refusé la demande de la Tatmadaw d’organiser de nouvelles élections dans l’État d’Arakan où celles-ci avaient été ajournées lors du scrutin général de novembre 2020 à cause des combats en cours.

À l’heure actuelle, le conflit armé interminable qui oppose les militaires et des groupes ethniques minoritaires de l’État d’Arakan est le problème le plus grave auquel est confronté le Myanmar. Quand la « dame de Rangoon » est arrivée au pouvoir, on espérait que le processus de réconciliation irait de l’avant. Mais il n’en a rien été. Aung San Suu Kyi ne s’est pas du tout engagée dans un dialogue cohérent et constructif avec les insurgés. En fait, les négociations avaient fait davantage de progrès du temps de la junte militaire. Ce qui veut dire que le mécontentement contre le gouvernement d’Aung San Suu Kyi s’est aggravé non seulement chez les minorités ethniques mais aussi dans les rangs de l’armée.

Ceci dit, la victoire écrasante de la Ligue nationale pour la démocratie lors des élections du 8 novembre 2020 a montré que la Conseillère d’État jouit d’un soutien populaire toujours aussi grand. Dans le même temps, le Parti de l’union, de la solidarité et du développement (USDP), très proche des militaires, a perdu un grand nombre de sièges. On comprend donc que son commandant en chef, Min Aung Hlaing, et d’autres hauts responsables de l’armée aient éprouvé le besoin de régler de façon radicale le problème de leur affaiblissement politique, avant même que le parlement ne se réunisse.

La junte militaire a officiellement attribué son intervention à une « fraude massive » à l’occasion des élections. Mais il semble plus probable que la goutte qui a fait déborder le vase soit le ressentiment que les militaires nourrissent à l’égard d’Aung San Suu Kyi. Les rivalités politiques qui divisent le Myanmar ont des racines très profondes et on voit mal comment elles pourraient se résoudre à court terme. Et plus elles persisteront, plus la position du Japon sera difficile et plus la Chine aura de chances d’accroître son influence sur le Myanmar.

(Photo de titre : des Birmans devant l’Université des Nations Unies (UNU) de Shibuya, à Tokyo, le 1er février 2021. Ils sont en train de protester contre l’arrestation de la Conseillère d’État Aung San Suu Kyi par la junte militaire du Myanmar. © Kyodo)

diplomatie politique Chine Birmanie international Myanmar