La crise de l’enseignement supérieur japonais : des chargés de cours réduits à l’état de travailleurs pauvres

Éducation Société

Au Japon, de nombreux diplômés titulaires d’un doctorat enseignent à temps partiel dans les universités sans pouvoir envisager d’accéder à un poste fixe ou un salaire décent. Certains vivent dans la pauvreté alors qu’ils sont couverts de diplômes. L’épidémie de coronavirus a révélé au grand jour les conditions de vie difficiles qui leur sont imposées et les problèmes structurels profonds de l’enseignement supérieur japonais.

Avec la crise sanitaire du Covid-19, la précarité du statut des travailleurs japonais indépendants, à la tâche, et en CDD est devenue de plus en plus flagrante. Leur nombre s’est d’ailleurs considérablement accru depuis vingt-cinq ans. Parmi eux, il y a les milliers de chargés de cours (hijôkin kôshi) de l’université, très mal rémunérés en dépit de leurs diplômes de troisième cycle. Les syndicats des chargés de cours ont effectué une étude sur cette catégorie de travailleurs défavorisés qui a mis en lumière la grande fragilité de l’enseignement supérieur japonais.

Une situation de plus en plus précaire

Les universités japonaises, en particulier celles qui sont privées, font largement appel aux services de chargés de cours. Malheureusement, les données dont on dispose à leur sujet ne permettent pas de se faire une idée précise de la situation.

« Le problème des chargés de cours, on en parle depuis les années 1990. Mais il est bien difficile à cerner dans toute sa réalité », affirme Haba Kumiko, professeur émérite de l’Université Aoyama Gakuin de Tokyo et présidente de l’Association japonaise pour l’amélioration du statut des femmes chercheurs scientifiques (JAICOWS). « Le ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie (MEXT) n’a même pas de statistiques officielles sur cette catégorie de travailleurs, ce qui complique considérablement les recherches. » Il existe par ailleurs des différences de rémunération entre les universités d’État et privées ainsi qu’en fonction des disciplines, du sexe et de l’âge des chargés de cours. « Les choses sont particulièrement complexes », ajoute Haba Kumiko.

De janvier à mars 2018, l’association JAICOWS a mené une enquête sur les vacataires en collaboration avec les syndicats des chargés de cours. La Loi sur les contrats de travail remaniée en 2012 était entrée en application cinq ans auparavant, en avril 2013. Elle avait de toute évidence pour objectif de rassurer « les travailleurs en CDD qui craignaient que leur contrat ne soit pas renouvelé », précise Haba Kumiko. « Elle interdit en effet la non-reconduction d’un contrat sans motif valable et demande aux employeurs de proposer un emploi à durée intederminée à tous les travailleurs en CDD ayant cinq ans de présence à leur actif. Pour éviter de tomber sous le coup de cette dernière clause et d’avoir à offrir un CDI à leurs chargés de cours, un grand nombre d’universités d’État et privées ont commencé à refuser de renouveler les contrats de la plupart d’entre eux. »

En mars 2021, l’association JAICOWS a publié un rapport intitulé « Les chargés de cours d’aujourd’hui ! » (Hijôkin kôshi wa ima !) où figurent notamment les résultats de l’enquête de 2018.

Bardés de diplômes, les enseignants restent sous-payés

62 % des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête de l’association JAICOWS étaient âgées de 40 ans ou plus. La majorité d’entre elles ont déclaré que leur principale source de revenu était leur poste d’enseignant, et une bonne moitié — 59,1 % chez les hommes et 55,6 % chez les femmes – que le montant de leur revenu annuel s’élevait à 1,5 million de yens (environ 11 500 euros) voire moins. À peine 10 % gagnaient 3 millions de yens (environ 23 000 euros) ou plus par an, ce qui classe clairement les chargés de cours dans la catégorie socio-professionnelle des travailleurs pauvres. 72 % avaient par ailleurs un poste dans deux établissements ou plus. Les trois-quarts assuraient au moins trois séances d’une heure et demie à deux heures par semaine. Un calendrier pour le moins chargé quand on sait le temps qu’il faut pour préparer les cours, corriger des copies d’examen et faire des rapports.

D’après Haba Kumiko, certains vacataires complètent leurs maigres revenus en travaillant tôt le matin ou tard le soir dans des supérettes (konbini). Ce qui leur laisse très peu de temps à consacrer à leurs recherches. « Je pense que leur droit fondamental de mener une vie conforme à la dignité humaine n’est pas respecté. »

Des chargés de cours dans l’impossibilité de faire des recherches

Une grande partie des personnes interrogées ont exprimé leur frustration dans les questions ouvertes de l’enquête. « Mon salaire horaire n’a pratiquement pas augmenté depuis 1990. Donner dix cours ou plus par semaine, c’est quelque chose d’épuisant physiquement ! », a dit un enseignant d’une cinquantaine d’années. Une femme de quarante ans a déclaré quant à elle « J’arrive à m’en sortir grâce à d’autres travaux à temps partiel mais les prêts étudiants et l’assurance santé constituent une part énorme de mon budget et je suis inquiète pour l’avenir. »

Les chargés de cours ne bénéficient pas bien entendu des avantages accordés aux enseignants en poste dans les universités. La plupart de leurs frais ne sont pas remboursés. Qui plus est, ils n’ont qu’un accès limité aux subventions publiques de recherches. Tant et si bien que la majorité d’entre eux passent plus de temps à enseigner qu’un professeur titulaire, bien qu’ils ne touchent qu’une partie de son salaire. De toute évidence, « la situation précaire de ces enseignants est le reflet de la fragilité des universités sur lesquelles reposent les infrastructures du savoir dans notre pays », en conclut Haba Kumiko.

La situation n’a fait qu’empirer avec la généralisation de l’enseignement en ligne provoquée par l’épidémie de coronavirus. D’après les syndicats des chargés de cours, le temps de préparation s’est considérablement allongé et beaucoup d’enseignants ont vu le nombre de leurs cours doubler. Qui plus est, la plupart des chargés de cours ont dû entièrement payer de leur poche la mise à jour de leur système informatique et l’achat de périphériques de type webcam et casque. Et ce, contrairement au personnel titulaire et aux étudiants qui ont eu droit à des subventions destinées à financer le matériel indispensable pour donner ou suivre des cours en ligne.

L’apparition de travailleurs pauvres dans le corps enseignant des universités

À l’origine, les vacations correspondaient à des tâches effectuées par des professeurs en titre en marge de leur activité principale. Cependant à l’heure actuelle, elles constituent un travail à temps complet pour des milliers de titulaires de diplômes du troisième cycle en train de rivaliser pour décrocher un poste de titulaire. On est donc en droit de se demander comment on a pu en arriver là.

Il y a d’abord eu la multiplication des universités et des écoles doctorales à partir des années 1990, alors même que la population des étudiants était déjà en train de diminuer. Le nombre des Japonais de 18 ans a atteint le chiffre record de 2,1 millions en 1992. En 2020, il n’était plus que de 1, 2 million, soit près de la moitié. Dans le même temps, les universités ont proliféré avec la bénédiction du ministère de l’Enseignement, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie (MEXT). En l’espace de dix ans, elles sont passées de 507 (en 1990) à 795 (en 2020). La plupart de ces nouveaux établissements sont privés et ils proposent un ensemble de cursus de troisième cycle conformes à la volonté du gouvernement d’élever le niveau de l’enseignement supérieur japonais.

La baisse des inscriptions a plongé rapidement les universités les plus récentes dans une situation financière précaire. La seule solution qu’elles ont trouvée a été de réduire les coûts de personnel en recourant davantage aux services de chargés de cours mal rémunérés. À l’heure actuelle, ces derniers sont plus nombreux que les titulaires dans la plupart des établissements privés où ils constituent parfois 60 % et plus du corps enseignant.

Les universités d’État n’ont pas été épargnées par ce phénomène. Depuis 2004, le gouvernement a réduit de plus en plus les « subventions pour frais de fonctionnement » qu’il leur accordait jusque-là et il les a remplacées par un financement compétitif mettant en concurrence les secteurs stratégiques de l’enseignement et de la recherche. De ce fait, ces établissements prestigieux ont dû eux aussi se rabattre sur des vacataires, faute de fonds pour recruter des enseignants à temps plein, en particulier dans les départements les moins privilégiés.

Dans le même temps, la création et le développement des écoles doctorales préconisés par le MEXT a fourni aux universités en difficulté une réserve inépuisable de main-d’œuvre à bas prix. Dans les années 1990, le gouvernement a encouragé les étudiants à poursuivre leurs études par un cursus de troisième cycle, conformément à sa stratégie d’amélioration de la compétitivité du Japon face à l’économie à forte intensité de connaissances qui prévaut à l’heure actuelle dans le monde. Le nombre de programmes de master et de doctorat a augmenté en même temps que celui des étudiants qui en sont sortis diplômés. Mais le gouvernement ne s’est soucié que de la multiplication des diplômés et pas de leur avenir. Cette politique à court terme a abouti à l’apparition au sein des universités d’une catégorie de travailleurs pauvres constituée de chargés de cours sous-payés.

La voie qui mène à la ruine

Dans un autre contexte, ces nombreux diplômés auraient pu faire carrière à l’université ou dans le secteur privé. Mais les firmes japonaises n’aiment guère recruter les détenteurs de diplômes de l’enseignement supérieur. Elles préfèrent de loin embaucher des jeunes à la fin de leurs études secondaires. Depuis quelques temps, le MEXT a tenté de gérer le surplus de docteurs ès sciences en organisant en collaboration avec le patronat des stages en entreprise susceptibles de déboucher sur des emplois dans le secteur privé. Mais il n’a pas fait grand-chose pour les titulaires d’un doctorat en lettres et en sciences humaines.

D’après Matsumura Hinako, docteur en droit et chargée de cours, le problème existait déjà dans les années 1970. « Pourtant, à partir des années 1990, de nouvelles universités privées ont continué à faire leur apparition, l’une après l’autre, la plupart proposant des cursus de troisième cycle dans le secteur des lettres et des sciences sociales. »

En 2019, le journal Asahi Shimbun a publié un article intitulé « Le doctorat ès lettres et sciences humaines ou la voie qui mène à la ruine ». Ce texte était consacré à l’histoire tragique d’une jeune femme titulaire d’un doctorat d’histoire de la pensée japonaise obtenu en 2004 à l’Université du Tôhoku, une des plus réputées de l’Archipel. Après son diplôme, elle a eu droit à une bourse de la Société japonaise pour la promotion des sciences (JSPS) et a publié en 2008 un livre sur le bouddhisme qui lui a valu deux prix prestigieux. Après avoir postulé pour un poste de chercheur dans plus de vingt universités sans jamais réussir à trouver un emploi stable, elle a fini par se marier dans l’espoir de sortir de cette impasse. Mais son mariage a été un échec tant et si bien qu’en 2016, elle s’est suicidée, à l’âge de 43 ans. Et malheureusement son cas n’est pas isolé.

« Un véritable gaspillage en termes de talent et de taxes payées par les contribuables », affirme Matsumura Hinako. « Les chargés de cours devraient au moins gagner suffisamment pour avoir de quoi vivre pendant qu’ils continuent leurs recherches. »

Des syndicats au service des laissés pour compte de l’université

Les syndicats des chargés de cours des universités des régions de Tokyo et d’Osaka ont été fondés au milieu des années 1990. Et ils ont pris fait et cause pour les travailleurs pauvres de l’université. En 2013, le syndicat de la région de Tokyo s’est lancé dans un combat acharné contre l’Université Waseda qui a duré quatre ans. Cette institution on ne peut plus prestigieuse entendait en effet congédier tous ses chargés de cours avant qu’ils ne totalisent plus de cinq ans sur place, ce qui est illégal en vertu de la Loi sur les contrats de travail. Si le syndicat de la région de Tokyo et Waseda ont réussi à trouver un accord favorable aux vacataires, les autres universités ont eu recours à toutes sortes de stratagèmes pour éviter de donner à leurs chargés de cours in statut de CDI.

Les syndicats continuent à se démener pour que les vacataires soient mieux traités et travaillent dans de meilleures conditions par le biais de conventions collectives. Mais dans la plupart des établissements, les syndiqués sont peu nombreux. « Les jeunes vacataires restent à l’écart par peur de mesures de représailles », témoigne Matsumura Hinako qui a été présidente du syndicat des chargés de cours des universités de la région de Tokyo pendant dix ans. « Ils craignent que leurs candidatures à des postes de titulaire soient systématiquement rejetées ou que l’administration trouve un prétexte pour ne pas renouveler leur contrat au moment de son terme. »

« La plupart des vacataires se syndiquent quand ils atteignent la quarantaine. Jusqu’à 45 ans, ils ont encore des chances d’accéder à un poste de titulaire. Beaucoup se résignent à se tourner vers les syndicats lorsqu’ils réalisent qu’il n’y a plus aucun espoir. »

Les mesures qui s’imposent

Pour Haba Kumiko, dont il a été question plus haut, améliorer le statut de ces chercheurs constituerait un pas important dans la bonne direction. L’assurance d’accéder aux subventions pour la recherche scientifique (Kakenhi) gérées par la Société japonaise pour la promotion des sciences est absolument essentielle. « Le MEXT affirme que les chargés de cours ont droit à ces subventions. Mais dans les faits, ce sont les universités qui ont le dernier mot. La plupart ne prennent pas en considération les dossiers déposés par leurs vacataires sous prétexte qu’elles ne peuvent pas assumer les coûts administratifs que cela implique. »

Le problème le plus grave, c’est celui de la rémunération extrêmement faible des chargés de cours. « Il est proprement scandaleux que des titulaires d’un doctorat gagnent 2 millions de yens (environ 15 300 euros) voire moins par an » insiste Haba Kumiko. « Les universités et le gouvernement devraient les traiter comme une ressource de grande valeur qu’il faut protéger. »

Les universités doivent cependant faire face à des réductions budgétaires bien réelles. « Il ne faut pas s’attendre à ce qu’elles améliorent la situation des chargés de cours aux dépens de leurs enseignants titulaires », continue Haba Kumiko. « Dans le cadre de notre stratégie nationale pour améliorer notre compétitivité au niveau mondial, nous devons mettre en place des mécanismes solides qui permettent d’utiliser le savoir et l’énergie des jeunes chercheurs par le biais d’une collaboration entre le monde universitaire et celui des entreprises. Je pense surtout qu’il est temps que les grands patrons commencent à investir d’une façon proactive dans l’enseignement supérieur une partie des gains qu’ils ont accumulés. »

Par ailleurs, le gouvernement doit donner des subventions à un plus grand nombre d’institutions — publiques ou privées — au lieu de laisser les universités d’État les plus prestigieuses accaparer les financements compétitifs. Faute d’une injection massive de fonds publics et privés dans l’enseignement supérieur et la recherche, le Japon risque de se retrouver à la traîne non seulement des pays industrialisés occidentaux mais aussi de ses voisins de l’Asie de l’Est.

Enfin, en ce qui concerne les chargés de cours, la première chose à faire par le MEXT est une étude approfondie qui permettra d’évaluer précisément la situation des vacataires japonais. « Tant que l’on ne disposera pas de données précises », conclut Matsumura Hinako, « il sera très difficile de mettre le problème à l’ordre du jour de l’agenda politique. »

(Reprtoage et texte d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : Pixta)

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