Rendre l’eau de mer potable : une université japonaise et les nanotubes de carbone face à un problème mondial

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Le Fonds des Nations unies pour l’enfance estime que plus de 700 millions de personnes dans le monde sont privées d’accès à l’eau potable, et que la consommation d’eau contaminée tue chaque année 300 000 enfants. À l’heure actuelle, une université japonaise s’est lancée dans des travaux de recherche utilisant la nanotechnologie dans la désalinisation de l’eau de mer et le traitement de l’eau. Sa contribution pourrait être colossale pour l’humanité.

La désalinisation est un problème qui concerne l’humanité tout entière

La garantie d’un accès régulier à l’eau potable constitue le sixième des 17 Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies. La question de l’eau comporte aussi des aspects qui vont au-delà de la santé. Par exemple, un article présenté lors d’une conférence internationale sur la désalinisation montrait que l’accès à l’eau entretient aussi des liens avec l’égalité des sexes et l’égalité des chances dans l’enseignement, du simple fait que nombre de femmes et d’enfants sont contraints de consacrer leur temps à la lourde tâche de la collecte de l’eau, qui prive un grand nombre d’enfants de la possibilité de recevoir un enseignement adéquat. Seuls quelques douzaines de pays dans le monde offrent un accès fiable et direct à une eau du robinet potable, mais l’urgence de la question de l’approvisionnement en eau des ménages tient aussi au vieillissement des infrastructures et à la détérioration des sources d’eau.

Dans le même temps, la communauté internationale se préoccupe davantage de la neutralité carbone. À titre d’effort en ce sens, on peut citer le projet d’accroissement de la végétation et de protection du milieu marin en cours en Arabie Saoudite et dans d’autres pays du Moyen-Orient, où la technologie durable de la désalinisation est vouée aujourd’hui et demain à jouer un rôle essentiel. La désertification, imputable à la fois au réchauffement climatique et à l’augmentation rapide de la consommation d’eau provoquée par la croissance démographique et économique, met en évidence les pressions exercées sur les sources d’eau. La nécessité de renforcer la stabilité des ressources aquatiques via l’amélioration de la technologie de désalinisation de l’eau de mer concerne l’humanité toute entière.

Usine de désalinisation sur la côte ouest de l'Arabie Saoudite (Avec l'aimable autorisation de la Saline Water Conversion Corporation du royaume d'Arabie Saoudite)
Usine de désalinisation sur la côte ouest de l’Arabie Saoudite. (Avec l’aimable autorisation de la Saline Water Conversion Corporation du royaume d’Arabie Saoudite)

La technologie clef : les membranes d’osmose inverse

À l’heure actuelle, la méthode sur laquelle repose la principale technologie de désalinisation est celle de la membrane d’osmose inverse. Elle s’appuie sur les principes fondamentaux de purification à l’aide d’une membrane percée d’innombrables pores microscopiques ne laissant passer que l’eau pour éliminer le sel et d’autres substances de l’eau de mer de façon à obtenir de l’eau douce. Aujourd’hui, ce procédé produit chaque jour quelque 65 millions de tonnes d’eau douce dans le monde, soit l’équivalent de 14 fois l’approvisionnement public en eau de Tokyo, une ville qui compte environ 14 millions d’habitants. Cette eau dessalée sert principalement à l’approvisionnement de la municipalité en eau, qui absorbe environ 60 % de la production, contre 30 % consacré à un usage industriel. La technologie de l’osmose inverse offre à l’évidence une précieuse contribution à l’humanité.

Modules tubulaires de désalinisation installés dans une usine de désalinisation de la côte ouest de l'Arabie Saoudite.  Ils contiennent des membranes d'osmose inverse qui éliminent le sel de l'eau de mer. (Avec l'aimable autorisation de la Saline Water Conversion Corporation du royaume d'Arabie Saoudite)
Modules tubulaires de désalinisation installés dans une usine de désalinisation de la côte ouest de l’Arabie Saoudite. Ils contiennent des membranes d’osmose inverse qui éliminent le sel de l’eau de mer. (Avec l’aimable autorisation de la Saline Water Conversion Corporation du royaume d’Arabie Saoudite)

Les membranes d’osmose inverse dont l’usage s’est répandu dans le monde d’aujourd’hui sont constituées d’un polymère appelé polyamide aromatique réticulé, qui est un nylon d’un poids moléculaire élevé et d’une épaisseur de plusieurs centaines de nanomètres. Elles sont le fruit des nombreuses améliorations dont les membranes d’osmose inverse ont bénéficié depuis leur apparition dans les années 1970. L’osmose inverse, qui offre une source sûre et stable d’eau douce à partir de l’eau de mer, s’est désormais avérée très bénéfique dans le monde entier, mais en cette époque où l’urgence des mesures environnementales durables s’impose à l’échelle planétaire, ce domaine exige un supplément d’innovation technique à partir de la technologie accumulée jusqu’ici.

Le premier domaine qui demande des améliorations est celui des coûts. Actuellement, l’élimination de 99,8 % du sel de l’eau de mer en vue de produire de l’eau douce potable exige une pression hydraulique très élevée, de l’ordre de sept mégapascals. L’énorme demande d’électricité ainsi générée porte le coût de la désalinisation à environ 1 dollar la tonne. Les organisations internationales qui œuvrent à la désalinisation s’efforcent de réduire ce coût de moitié en faisant appel à des concepts écologiques et durables.

Nous devons aussi progresser dans nos recherches sur les mesures à prendre pour éviter de détériorer la qualité de l’eau des océans. Le processus de désalinisation produit 1,5 litre de saumure extrêmement concentrée pour chaque litre d’eau douce potable obtenu. Cette saumure contient deux fois plus de sel que l’eau de mer, et des groupes de surveillance ont signalé que l’impact de ces rejets sur les écosystèmes marins, en particulier ceux qui sont fermés, est un problème qui réclame notre attention. Une solution prometteuse consisterait à recycler la saumure sous forme de ressources minérales réutilisables. Les chercheurs se sont mis en quête de façons de recycler des ressources minérales telles que le sel, le lithium et le magnésium extraits de la saumure.

Le rôle majeur de la résilience dans la préservation de l’environnement marin

Une mesure efficace en termes de protection de l’environnement et de réduction des coûts consisterait à augmenter la résilience des membranes. Pour renforcer les membranes d’osmose inverse, il faut tout d’abord réduire le niveau des contaminants qui adhèrent à leur surface. L’eau de mer regorge d’impuretés telles que le plancton, susceptibles d’obstruer les membranes pendant la filtration. L’élimination des substances organiques naturelles comme l’acide alginique produit par les algues ou l’acide humique provenant de la décomposition des matières végétales s’avère particulièrement difficile. Ces contaminants obstruent les chemins de diffusion des membranes au niveau moléculaire, ce qui réduit leur perméabilité à l’eau et leurs taux de désalinisation. Lorsque cela se produit, la circulation ne peut pas être rétablie, même en augmentant la pression hydraulique. Il n’y a pas d’autre solution que de fermer l’usine de désalinisation concernée et d’injecter de l’eau propre dans le dispositif pour le nettoyer, mais ce processus est lui aussi très coûteux.

À l’heure actuelle, les usines traitent chimiquement l’eau de mer avant désalinisation en vue d’éliminer les impuretés dans l’espoir de réduire la formation de bouchons. Bien que les produits chimiques utilisés soient détoxiqués avant leur rejet en mer, la préservation des environnements marins exige que ces rejets soient réduits au minimum. Dans cette optique, le renforcement de la résilience des membranes d’osmose inverse offre de grands espoirs du fait que le besoin de traitement diminue avec l’augmentation de la durabilité — même si les produits chimiques employés ont fait l’objet d’améliorations notables.

Une université japonaise au premier plan de l’innovation

En 2013, l’Université Shinshû a fondé le Centre d’innovation Global Aqua, un organisme de recherche coopérative associant le secteur privé, le secteur public et l’enseignement en vue de répondre à ces besoins. La recherche a notamment été axée sur la mise au point de membranes d’osmose inverse faisant appel à un élément clef de la nanotechnologie moderne, les nanotubes de carbone.

Les nanotubes de carbone sont des fibres creuses, de taille nanométrique, ultrafines, de forme cylindrique, d’atomes de carbones. On peut les obtenir à partir d’hydrocarbures comme le méthane à une température d’environ 1 000 °C via une catalyse des particules de métaux tels que le fer. D’une épaisseur de un 50 000e de cheveu humain, ils sont très légers et bien plus solides que l’acier. Leur stabilité chimique et leur efficacité en termes de transfert de chaleur et d’électricité permettent de les employer comme additifs aux électrodes des batteries au lithium-ion, dont le rendement est ainsi accru. Leur usage est également très répandu comme additifs dans la fabrication des plastiques renforcés avec des fibres de carbone, par exemple pour les raquettes de tennis ou les manches des crosses de golf. Étant donné qu’on peut les produire à partir du biométhane, les nanotubes de carbone sont en outre des matériaux nanotechnologiques respectueux de l’environnement, avec l’hydrogène comme principal sous-produit.

En 2018, l’Université Shinshû a réussi à mettre au point une membrane innovante d’osmose inverse en mélangeant des nanotubes de carbone et du polyamide aromatique réticulé. L’association bien dosée de nanomatériels a chargé positivement la membrane et réduit les irrégularités de surface, si bien que les impuretés, aussi appelées salissures, sont devenues moins susceptibles d’adhérer.

Les images ci-dessus représentent une membrane conventionnelle d'osmose inverse. On voit en bas la membrane nanocomposite mise au point à l'Université Shinshû, au bout de 48 heures sur l'image de gauche, au bout de 52 heures sur l'image de droite. Les protéines vertes adhèrent à la membrane conventionnelle, mais les petits agrégats de protéines adhérant à la membrane nanocomposite se détachent et ont pratiquement disparu au bout de 52 heures. (© Université Shinshû)
Les images ci-dessus représentent une membrane conventionnelle d’osmose inverse. On voit en bas la membrane nanocomposite mise au point à l’Université Shinshû, au bout de 48 heures sur l’image de gauche, au bout de 52 heures sur l’image de droite. Les protéines vertes adhèrent à la membrane conventionnelle, mais les petits agrégats de protéines adhérant à la membrane nanocomposite se détachent et ont pratiquement disparu au bout de 52 heures. (© Université Shinshû)

Des protéines adhérent à la membrane conventionnelle représentée à gauche (le matériau fibreux de couleur bleue en bas), alors que leur adhésion à la membrane de l'Université Shinshû, représentée à droite, est faible, si bien qu'un simple rinçage suffit à les éliminer. (© Université Shinshû)
Des protéines adhérent à la membrane conventionnelle représentée à gauche (le matériau fibreux de couleur bleue en bas), alors que leur adhésion à la membrane de l’Université Shinshû, représentée à droite, est faible, si bien qu’un simple rinçage suffit à les éliminer. (© Université Shinshû)

L’usage des membranes nanocomposites résistantes aux bouchons et contenant des nanotubes de carbone permettra la mise en œuvre d’une technologie de « désalinisation verte » respectueuse de l’environnement, économe en énergie et en produits chimiques, et donc idéale en cet ère soucieuse de l’environnement.

Module de désalinisation de l'eau de mer fait de membranes nanocomposites. Le passage de l'eau de mer à traves ce module élimine le sel qu'elle contient. (© Université Shinshû)
Module de désalinisation de l’eau de mer fait de membranes nanocomposites. Le passage de l’eau de mer à traves ce module élimine le sel qu’elle contient. (© Université Shinshû)

 La chaîne de production de nanotubes de carbone du Centre international pour la science et l'innovation (CISI) de l'Université Shinshû. (© Université Shinshû)
La chaîne de production de nanotubes de carbone du Centre international pour la science et l’innovation (CISI) de l’Université Shinshû. (© Université Shinshû)

Un processus de désalinisation à long terme

L’université, qui utilise depuis 2020 des membranes nanocomposites pour la désalinisation de l’eau de mer au Water Plaza de Kita-Kyûshû, a vérifié expérimentalement leur efficacité en matière d’élimination des polluants. Ces essais de validation du principe ont montré que les membranes peuvent contribuer à réduire le besoin de traitements chimiques et qu’elles ont une durée de vie supérieure à celle des membranes conventionnelles. Si bien que les membranes nanocomposites pourraient déboucher sur la mise en œuvre d’un processus de désalinisation à long terme, avec la possibilité d’une réduction des coûts de l’ordre de 10 à 15 %. Les installations de pré-traitement, dont les coûts de fonctionnement sont eux aussi élevés, pourraient en outre s’en trouver simplifiées.

L'installation pilote de désalinisation du Water Plaza de Kitakyûshû. L'équipement du conteneur permet de procéder tous les jours à de précieuses expériences, menées pendant plusieurs mois d'affilée, en vue d'évaluer la durabilité des membranes nanocomposites en utilisant de l'eau de mer. (© Université Shinshû)
L’installation pilote de désalinisation du Water Plaza de Kita-Kyûshû. L’équipement du conteneur permet de procéder tous les jours à de précieuses expériences, menées pendant plusieurs mois d’affilée, en vue d’évaluer la durabilité des membranes nanocomposites en utilisant de l’eau de mer. (© Université Shinshû)

En collaboration avec des entreprises et des instituts de recherche actifs dans le secteur de la désalinisation sur toute la surface de la planète, le centre travaille actuellement à la promotion de l’utilisation des membranes nanocomposites dans les installations de désalinisation. Les membranes de l’Université Shinshû peuvent aussi être employées dans le traitement des eaux usées et le recyclage des effluents industriels, mais il reste des progrès à faire en ce domaine, extrêmement prometteur pour les systèmes de recyclage de l’eau, avec tous les bénéfices qui en résulteront tant pour l’environnement que pour la société. Je pense que les membranes nanocomposites mises au point par l’Université Shinshû, qui est à l’avant-garde de la technologie des nanotubes, peuvent apporter une gigantesque contribution à la résolution des problèmes d’eau auxquels le monde va se trouver confronté tout au long de ce siècle.

(Photo de titre : diagramme d’un nanotube de carbone. © Université Shinshû)

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