Le bilan du gouvernement Suga : récit d’une démission sans échec politique majeur

Politique

Le Premier ministre Suga Yoshihide a été acculé à la démission au bout d’à peine un peu plus d’un an. Bien qu’il souhaitait rester au pouvoir et qu’il n’ait pas commis d’erreur politique que l’on pourrait qualifier de « majeure », comment expliquer sa chute et son taux de soutien très faible durant les derniers mois ?

Suga, un provincial qui écoute les autres parler

Pendant l’année où il a exercé le pouvoir, le Premier ministre Suga Yoshihide n’a pas connu d’échec susceptible d’entraîner sa démission. Pourquoi a-t-il alors renoncé de lui-même a être candidat à sa propre succession immédiatement avant l’élection du nouveau président du Parti libéral-démocrate (PLD), alors qu’il n’avait pas caché son ambition de vouloir y participer peu de temps avant ?

La lutte pour le pouvoir à l’arrière-plan de sa décision a été menée en coulisses, et les machinations, les tromperies, les trahisons, les changements d’alliance qu’elle a vus ne sont pas sans rappeler l’époque Sengoku de l’histoire japonaise (entre le milieu du XVe siècle et la fin du XVIe, marquée par des turbulences sociales, des intrigues et des conflits militaires quasi-permanents). Il faut dire que Suga n’a pas eu une vie facile, ce provincial du nord du pays, débarqué à Tokyo depuis un village de la préfecture d’Akita et travaillant dans une usine de carton quand il était étudiant. Il n’a jamais eu camarades pour l’aider à développer une stratégie politique en lui fournissant des informations ou en élaborant des stratagèmes dans les coulisses du monde politique. On voit parfois en politique des hommes qui arrivent très vite au sommet pour en chuter à une vitesse des fois bien supérieure. Suga en est un exemple.

La plus grande force de Suga qui a débuté en politique en se faisant élir au conseil municipal de la ville de Yokohama et a ensuite gravi tous les échelons jusqu’à occuper le poste de Premier ministre était d'« écouter ». Il écoutait tout le monde. Inlassablement, sans presque jamais dire ce qu’il pensait. Il ne prenait jamais un repas seul, petit-déjeuner, déjeuner ou dîner, il avait toujours un invité qu’il écoutait.

Ce politicien qui ne faisait donc que tendre l’oreille inspirait du malaise à celui qu’il avait invité. Comme il ne posait pas de question, et que l’invité ne comprenait pas ce qu’il pensait, ce dernier commençait à douter, à se demander si son interlocuteur n’était pas en train de le juger, et cela le conduisait à parler de choses délicates qu’il n’aurait pas dû mentionner.

Suga avait en mémoire plus de vingt ans d’informations officieuses. Un cadre du PLD qui le connaît bien dit que son arme la plus redoutable est « sa capacité, qui relève du génie, à prendre ses interlocuteurs en défaut grâce aux informations détaillées qu’il a en sa possession. »

C’est cette méthode qui lui a permis de conseiller à Abe Shinzô de redevenir Premier ministre, et d’être un homme d’influence qui a su garder le poste de secrétaire général du gouvernement pendant les trois mandats consécutifs du deuxième gouvernement Abe, et cela sans appartenir à aucune faction du PLD. Mais si Abe avait Suga, Suga, lui, n’avait personne pour jouer ce rôle à ses côtés. Et il ne s’est absolument pas rendu compte des forces au sein du parti qui cherchaient à le faire tomber.

Une trahison de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô ?

Le calendrier politique imaginé par Suga et ses proches était de dissoudre la Chambre des représentants (la chambre basse du parlement) au début du mois de septembre et de convoquer des élections générales que le PLD remporterait grâce au succès des Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo, ce qui permettrait à Suga d’être reconduit sans vote au poste de président du PLD. Ishiba Shigeru souhaitait sans doute être à nouveau candidat à cette fonction, mais il n’arriverait probablement même pas à rassembler vingt personnes autour de son nom. Kishida Fumio, qui avait largement perdu l’année précédente contre Suga n’existait quasiment plus, et ne se risquerait pas à se lancer dans la course à nouveau. Ni Kôno Tarô, ni Koizumi Shinjirô n’oseraient sans doute se présenter contre lui. Le taux de popularité de Suga était certes très bas, mais il pouvait prévoir d’être reconduit à ce poste sans vote, tant qu’il avait le soutien d’Abe Shinzô, de Nikai Toshihiro (secrétaire général du PLD), et d’Asô Tarô (vice-Premier ministre).

Le 3 mai, lors d’une émission télévisée, Abe avait affirmé qu’il soutiendrait Suga quand on lui avait posé une question sur l’élection du prochain président du PLD. C’est en août que la situation a commencé à évoluer. Ue personne qui est le bras droit d’Abe, que nous appellerons « A », a pris contact avec Kishida Fumio, et lui a proposé secrètement de se présenter à cette élection. Il semblerait que Kishida soit parvenu à la conclusion que si « A » lui avait fait cette proposition, c’est qu’il avait l’accord d’Abe et d’Asô.

Bien qu’il ait déclaré, avec un brin de masochisme, avoir entendu dire qu’il était mort politiquement, Kishida a dû juger qu’il n’avait rien à perdre. Il a inclus dans ses promesses électorales pour l’élection au poste du président du PLD la mise en place d’une limite de trois mandats successifs d’un an pour les postes de cadres du parti, à l’exception de celui de président, peut-être parce qu’il avait réfléchi à l’état d’esprit d’Abe et d’Asô ou parce qu’on lui avait dit que c’était ce que les deux hommes souhaitaient. Une telle disposition ferait automatiquement tomber Nikai, secrétaire général du PLD depuis 2016.

Pourquoi le bras droit d’Abe a-t-il proposé à Kishida de se présenter au poste du président du parti ? Pour faire tomber Suga. La raison est évidente. Les factions conservatrices du PLD, ainsi que les dirigeants des grandes entreprises japonaises, notamment dans le domaine de l’automobile, de la sidérurgie et de l’immobilier, se sentaient mises en danger par la promesse de Suga de parvenir à la neutralité carbone d’ici à 2050, et ils ont commencé à penser que Suga, qui voyait les mesures pour les énergies renouvelables comme l’alpha et l’omega de sa politique énergétique, s’opposerait ensuite à l’énergie nucléaire.

Si Kishida était candidat, il pouvait gagner, malgré sa faible popularité, contre Suga qui souffrait d’un très faible taux de soutien au sein de l’opinion publique. Le 26 août, il a annoncé sa candidature, et sa proposition de limiter le nombre de mandats des cadres du parti a été généralement bien reçue. Il se dit que « A », qui a une formation de bureaucrate, aurait contribué à élaborer cette proposition. Penser que Kishida ait pu décider seul d’éliminer Nikai est difficile. Mais si « A » était impliqué, cela signifie qu’il l’a fait avec l’accord d’Abe et d’Asô.

Le monde politique ébranlé par une information douteuse transmise par un quotidien

Lorsque Kishida a annoncé qu’il serait candidat, Suga ne pensait certainement pas renoncer à l’être aussi, et probablement encore moins qu’il pourrait perdre contre lui. Afin d’avoir un coup d’avance, il a eu l’idée d’écarter du poste de secrétaire-général Nikai qui l’avait pourtant soutenu, et de l’offrir à Koizumi Shinjirô (ministre de l’Environnement, fils de l’ancien Premier ministre Koizumi Jun’ichirô). Le 29 août au soir, il a rencontré Nikai. Lorsqu’il lui a expliqué sa volonté de renouveler les instances dirigeantes du parti pour préparer l’avenir, Nikai lui a répondu : « Mais bien sûr, ne te gêne pas. » Suga l’a abreuvé de compliments sur sa stature de politicien. Nikai, quant à lui, était instantanément passé au mode opposant.

Le lendemain, en fin de journée, Suga a pris une chambre dans un hôtel proche de la résidence officielle, afin d’y réfléchir avec ses proches à sa stratégie. Le même soir, à 22 heures 26 exactement, le quotidien Mainichi Shimbun a publié une information bouleversant le monde politique : « le Premier ministre a l’intention de procéder à une dissolution courant septembre ». Au sein du PLD, cette décision a été vivement critiquée car l’idée de dissoudre la Chambre des représentants pour être réélu président du PLD paraissait inacceptable.

Rien ne prouve cependant que Suga ait vraiment envisagé une dissolution et d’organiser des élections générales. On peut d’ailleurs se demander si « A » n’est pas à l’origine de cette fuite destinée à acculer Suga. Le lendemain matin, ce dernier a nié cette information, sans suffire à dissiper les doutes. N’aurait-il pas envisagé cela à un moment ?

Selon d’autres sources, Abe aurait téléphoné à Suga pour lui dire qu’une dissolution était exclue. Suga aurait commis la même erreur que Kaifu Toshiki, le Premier ministre qui dut démissionner sans réussir à dissoudre comme il le souhaitait, se montrant aussi incapable de renouveler les instances dirigeantes du parti que de dissoudre la Chambre des représentants.

Les partisans de la continuité du nucléaire avaient coincé Suga. Amari Akira, un acteur essentiel de la politique énergétique du PLD, a rallié, bien qu’il soit l’un des cadres de la faction Asô, le camp Kishida et non celui de Kôno Tarô. Si l’on observe de près les initiatives de « A » et celles d’Amari, d’Abe et d’Asô, les orientations et les informations coïncident parfaitement.

Ce groupe a aussi réussi à mettre en déroute Kôno, Koizumi, Ishiba et les autres personnes liées à Suga. Suga laisse des résultats appréciables, comme la réalisation de la vaccination à grande échelle contre le Covid-19, la mise en place du Digital-chô (une instance gouvermentale consacrée à la numérisation des services administratufs entre autres), la baisse du prix des abonnements de téléphonie mobile, ou encore l’objectif de parvenir à la neutralité carbone d’ici à 2050. Mais il n’avait pas une bonne présence médiatique, et il n’a pas réussi à dissiper son image de leader faible. Il faut souligner qu’il n’a pas été contraint à la démission par l’opinion publique. Non, il a été renversé par les forces qui ont cherché à le coincer dans une position d’opposant au nucléaire tout en tirant parti de sa faible popularité. Le nucléaire va probablement ressusciter.

(Photo de titre : Suga Yoshihide serre la main de Kishida Fumio, le nouveau président du PLD, sur l’estrade de l’assemblée générale des parlementaires du PLD)

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