Forger une nouvelle alliance anglo-japonaise

De monarque à monarque : l’évolution des relations royales entre le Japon et le Royaume-Uni

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Les liens profonds entre la famille impériale japonaise et la famille royale anglaise remontent à près de 150 ans. Si les deux nations ont bénéficié de liens étroits jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, qui en a fait des ennemis, les membres des deux familles ont joué un rôle clé pour apaiser les sentiments anti-japonais au Royaume-Uni après la fin du conflit. Nous parlons ici de cette relation privilégiée, dont notamment les enseignements précieux du monarque anglais envers l’empereur japonais.

Les archives britanniques soulignent l’amitié royale avec le Japon

Depuis son départ de l’Union européenne, le Royaume-Uni a mis un accent sans précédent sur ses relations avec le Japon. En septembre 2021, un groupe aéronaval britannique, mené par le tout dernier porte-avions de la marine britannique, HMS Queen Elizabeth, a fait escale au Japon pour se joindre à des exercices militaires communs avec l’armée américaine et les Forces japonaises d’autodéfense. L’une des raisons de ce nouveau rapprochement ? Sans doute la volonté de montrer à la Chine une coopération renforcée pour contrer ses désirs hégémoniques, mais pas que. Il ne faudrait surtout pas oublier non plus le rôle des liens royaux entre le Japon et le Royaume-Uni, tous les deux des nations insulaires gouvernés par des monarchies constitutionnelles

Cela fait près de 150 ans que de solides relations existent entre la famille impériale japonaise avec la famille royale anglaise. Des documents sauvegardés aux archives royales de Windsor font preuve de cette amitié spéciale : on y trouve des documents du secrétaire privé du roi Georges VI, y compris des télégrammes envoyés en 1940-41 à l’empereur Hirohito, pour le féliciter des 2 600 ans de la dynastie impériale japonaise, et du mariage du prince Takahito de Mikasa, ainsi que des condoléances suite au décès de la tante de l’empereur, la princesse Tsune. Les réponses télégraphiques de Hirohito à Georges VI sont aussi visibles, confirmant les liens étroits entre les deux monarques.

Parmi les nouvelles vitrines aux archives royales, on peut y voir :

  • Le brouillon d’un télégramme du roi Georges VI à l’empereur Hirohito, le félicitant des 2 600 ans de la lignée impériale, datant du 11 février 1940, et la réponse de l’empereur Hirohito, datant du 12 février 1940.
  • Le brouillon d’un télégramme du roi Georges VI à l’empereur Hirohito, présentant ses condoléances suite au décès de son altesse impériale, Masako, sixième fille de l’empereur Meiji, et la femme du prince Takeda Tsunehisa, datant du 9 mars 1940, ainsi que les remerciements de l’empereur le 11 mars 1940.
  • Le brouillon d’un télégramme félicitant l’empereur du mariage de Takahito de Mikasa, le 9 mars 1940, et la réponse de l’empereur le même jour.

Notons que le télégramme de félicitations pour le mariage du prince Takahito de Mikasa a été envoyé à peine deux mois avant l’attaque de Pearl Harbor par le Japon et le début de la campagne en Malaisie, qui ont déclenché la Guerre du Pacifique. La royauté des deux pays a maintenu des relations cordiales jusqu’à quelques semaines avant que le conflit mondial ne les rende ennemis...

Brouillon du télégramme de félicitations du roi Georges VI à l’occasion du mariage du prince Takahito de Mikasa, le 22 octobre 1941 (Royal Archives/© Her Majesty Queen Elizabeth II 2021)
Brouillon du télégramme de félicitations du roi Georges VI à l’occasion du mariage du prince Takahito de Mikasa, le 22 octobre 1941 (Royal Archives/© Her Majesty Queen Elizabeth II 2021)

Georges V : « Pour moi, c’était un deuxième père »

Le lien entre la famille royale britannique et la famille impériale japonaise date de 1869 et la visite au Japon du prince Alfred, le deuxième fils de la reine Victoria. Excepté une période pendant la guerre, les membres de la famille impériale japonaise ont pris exemple sur la famille royale britannique depuis.

Cette amitié a connu son apogée pendant le règne de l’empereur Hirohito. En 1921, encore prince héritier, il a été le premier membre de la famille impériale à visiter le Royaume-Uni. Il a quitté Yokohama le 3 mars à bord du navire de guerre Katori, construit en Grande Bretagne, et visité cinq pays européens. Le voyage a duré six mois. Sa première escale, et la plus longue, s’est faite au Royaume-Uni. Ce n’était que trois ans après la fin de la Première Guerre mondiale, et il s’est aussi arrêté à Malte (qui était sous la juridiction du Royaume-Uni) pour se recueillir sur les tombes des marins japonais tués en Méditerranée lors d’une attaque allemande.

À l’époque, le roi Georges V, le grand-père de la reine Elizabeth II, avait 55 ans, et le prince héritier en avait 20. Le monarque anglais a ressenti une affection paternelle envers le jeune prince, et l’a accueilli chaleureusement, l’invitant à monter dans son propre carrosse lors du défilé de bienvenue. C’est grâce à cette famille royale moderne que le prince héritier Hirohito a connu l’importance des liens familiaux qui symbolisent la connexion avec le peuple. Durant un séjour à la villa impériale de Nasu en 1979, l’empereur a évoqué que « ce que j’ai appris du roi Georges V au sujet de la nature d’une monarchie constitutionnelle m’a marqué pour la vie ».

Murao Kiyokazu, ancien journaliste du Yomiuri Shimbun, a écrit dans un texte intitulé « le mariage du prince héritier » (Kôtaishi no kekkon) que lors d’une conférence de presse pour fêter ses 60 ans, en 1961, l’empereur Hirohito a évoqué que son séjour au Royaume Uni avait été le moment le plus agréable de sa vie. « Je suis allé au Royaume-Uni à l’âge de 20 ans. J’ai passé trois jours à Buckingham Palace, chez le roi Georges V, et il m’a appris, aux côtés du prince de Galles, le futur Roi Edouard VIII, comment devenir un souverain constitutionnel… Pour moi, c’était un deuxième père ». Hirohito a ressenti cette affinité avec la famille royale britannique toute sa vie.

Selon « Histoire encyclopédique de la famille royale britannique » (Eikoku ōshitsu shijiten), le roi Georges V « est resté un conseiller respecté du gouvernement japonais et a conservé sa réputation de monarque constitutionnel, ce qui est rare dans l’histoire contemporaine ». Son statut lui permettait en effet un contact direct avec le pouvoir japonais, et il jouait un rôle actif dans la politique. C’est le roi Georges V qui a appris au prince héritier Hirohito, lors de son séjour, les principes d’une monarchie constitutionnelle qui fait du souverain un symbole, mais qui lui donne aussi la possibilité d’intervenir dans la politique par le biais d’un droit de mise en garde, et l’empereur a invoqué ce droit.

L’empereur japonais se met à vivre et réfléchir « à l’anglaise »

Ce séjour a aussi grandement influencé le mode de vie de la famille impériale. À partir de 1923, peu de temps après le voyage du prince héritier au Royaume Uni, ce dernier s’est mis à commander ses costumes chez les tailleurs réputés de Saville Row, à Londres, passant du costume traditionnel japonais aux tenues formelles occidentales. Il préférait aussi manger des œufs avec du jambon et des toasts le matin, « à l’anglaise », plutôt que la soupe miso et du riz, « à la japonaise », et il a intégré des flocons d’avoine, ainsi que de la salade coleslaw sans sauce avec toasts après la guerre.

Il a aussi aboli le système de concubinage, une pratique qui avait été mise en place pour assurer le nombre d’héritiers mâles, au profit du mariage impérial monogame. Son raisonnement pour l’introduction de la monogamie dans l’ancienne ligne ininterrompue de la famille impériale se fondait apparemment sur ce qu’il avait appris au sein de la famille royale britannique lors de son séjour, au sujet des liens familiaux et des relations avec le peuple. Il a même abandonné le futon pour dormir dans un lit à l’occidental. Les enfants de la famille restaient désormais avec leurs parents plutôt que d’être confiés à plein temps à un personnel spécialisé. C’est ainsi qu’aux yeux du peuple japonais, la famille impériale japonaise est apparue comme une famille « presque comme tout le monde ».

Le Japon et le Royaume Uni ont conclu une alliance militaire en 1902, ayant la Russie comme ennemi commun, et la victoire nippone dans la guerre russo-japonaise en 1904-1905 a bénéficié de l’aide du Royaume-Uni. Mais les États-Unis toutefois, au fur et à mesure que grandissait leur inquiétude autour de la montée en puissance de l’Archipel nippon, ont commencé à se méfier de cette alliance et ont fait pression sur le Royaume-Uni pour qu’il la brise. Ainsi, lors de la création de la Ligue des Nations, le Royaume-Uni s’est opposé à la demande du Japon que la convention condamne la discrimination raciale, ce qui a fait naître une certaine méfiance du Japon envers le Royaume-Uni. Peu de temps après son retour au Japon, le prince héritier Hirohito est devenu régent en novembre 1921, et le mois suivant, les deux gouvernements ont pris la décision lors d’une conférence à Washington de mettre fin à l’alliance nippo-anglaise. Deux décennies plus tard, les deux pays se confrontaient au sein d’un conflit meurtrier.

Malgré tout, les trois petites semaines passées par le prince héritier Hirohito au Royaume-Uni sont restés un moment clé dans les relations entre les deux pays.

1953-2021 : quelques événements majeurs dans l’amélioration des relations nippo-anglaises

Les contacts entre les deux familles royales n’ont repris qu’après la fin de la guerre. Si le peuple britannique était resté très méfiant envers les Japonais, en particulier les anciens soldats faits prisonniers par l’armée nippone, la famille royale britannique et la famille impériale japonaise ont malgré tout réussi à rétablir des relations de meilleure qualité. Nous l’illustrons avec quelques années clés.

En 1953, un an après le départ des forces d’occupation américaine du Japon et le retour de la souveraineté de l’Archipel, le prince héritier Akihito (le fils de Hirohito) a effectué son premier voyage à l’étranger pour le couronnement de la reine Elizabeth II. Il avait appris l’histoire de l’empire britannique par le biais de la biographie du Roi Georges V (écrite par Harold Nicholson) et a été reçu en invité d’honneur par Winston Churchill. Lors d’un déjeuner de bienvenue, qui comptait parmi les invités le propriétaire d’un journal populaire qui avait publié des pamphlets anti-japonais pendant la guerre, la personnalité sans prétention du jeune prince a fait bonne impression, et les relations bilatérales ont commencé à s’améliorer.

En 1971, lors de la première visite de l’empereur Hirohito au Royaume-Uni depuis son séjour en tant que prince héritier 50 ans auparavant, Lord Mountbatten, un membre de la famille royale qui avait été commandant suprême des forces alliées dans le sud-est du pacifique et qui avait perdu des hommes dans le conflit avec le Japon, a refusé d’assister au banquet d’État. La reine Elizabeth II a néanmoins tenter d’apaiser les tensions : « Il est clair que les relations entre nos deux pays n’ont pas toujours été paisibles et amicales, mais c’est précisément ce passé qui devrait souligner notre volonté de ne pas recommencer. » La reine entretient des liens solides avec la famille impériale, et cela va sans dire qu’elle a été accueillie très chaleureusement au Japon lors de sa première visite d’état en 1975.

L’année 1998 a également été cruciale dans l’amélioration des relations nippo-anglaises. C’est à l’occasion d’une visite au Royaume-Uni par l’empereur Akihito que le Premier ministre japonais Hashimoto Ryûtarô a écrit un article dans le journal The Sun afin d’exprimer ses profonds remords et sincères excuses. En réponse, le gouvernement britannique a pris la décision d’offrir des indemnités spéciales aux anciens prisonniers de guerre nippons. Selon David Warren, ancien ambassadeur du Royaume-Uni au Japon, une grande étape vers la réconcialition était alors franchie entre les deux nations.

Cette relation de confiance perdure au XXIe siècle : l’empereur Akihito est retourné au Royaume-Uni en 2012 pour fêter les 60 ans du couronnement de la reine Elizabeth II. Et le souverain actuel Naruhito (le fils d’Akihito), n’est pas en reste. Il avait fait le choix de partir à l’étranger quand il était encore prince héritier. Il a étudié l’histoire du transport fluvial sur la Tamise à l’université d’Oxford où il a vécu dans une résidence universitaire, fréquenté des pubs, et profité d’une vraie vie d’étudiant. (Voir notre article : « Auprès de la Tamise » : récit du séjour d’études à Oxford du prince Naruhito, le futur empereur du Japon)

En 2015, Naruhito, encore prince héritier, et son épouse Masako ont rencontré le prince William lors de sa visite au Japon, et en 2018, leur fille ainée a assisté au cours d’été à Eton College. Cela fait donc trois générations que les familles royales du Japon et du Royaume-Uni entretiennent des relations presque familiales.

Ainsi, l’existence d’une deuxième voie diplomatique, en dehors des relations classiques entre les deux pays, a joué de manière indéniable dans l’établissement de liens solides.

L’année 2021 a marqué le centenaire de l’arrivée du prince héritier Hirohito au Royaume-Uni. Quand la pandémie du Covid-19 s’atténuera, la première visite officielle internationale en couple de l’empereur et de l’impératrice sera la Grande-Bretagne (c’est ce qui était prévu au printemps 2020). Nul doute que ces échanges permettront d’approfondir davantage leurs liens d’amitié.

(Photo de titre : de gauche à droite, le duc d’Édimbourg, la reine mère Elisabeth, l’impératrice Nagako, l’empereur Hirohito et la reine Elisabeth II lors d’un banquet d’État au palais de Buckingham, à Londres, le 5 octobre 1971. Jiji)

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