Les femmes SDF, ou les invisibles de la société japonaise

Société

Au Japon, avec la crise sanitaire, les femmes sont plus nombreuses à se présenter aux distributions de repas pour les personnes en grande difficulté. Certaines d’entre elles sont aussi à risque de perdre leur logement car elles n’ont plus de travail et ne peuvent plus payer leur loyer. Maruyama Satomi, maîtresse de conférence à la faculté de lettres de l’Université de Kyoto, qui a longtemps étudié la question des femmes sans-abri sur le terrain, nous parle de la pauvreté cachée des femmes, dont la réalité est difficile à appréhender.

Maruyama Satomi MARUYAMA Satomi

Maîtresse de conférence à la faculté de lettres de l’université de Kyoto. Née en 1976, elle obtient son doctorat en 2007. Ella a publié en septembre 2021 « Vivre comme femme sans-abri : une sociologie de la pauvreté et de l’exclusion » (Josei Homeless toshite ikiru – hinkon to haijo no shakaigaku), qui est la version revue et augmentée de l’ouvrage du même titre paru en 2013.

La découverte de Kamagasaki

C’est dans les années 1990, marquées par la dépression consécutive à l’éclatement de la bulle économique, que le problème des SDF est devenu visible au Japon.

À cette époque, un nombre croissant de journaliers vivaient dans la rue parce qu’ils ne trouvaient plus de travail et n’arrivaient plus à payer leur chambre dans les hôtels bon marché des quartiers où ils se regroupaient traditionnellement, comme Kamagasaki à Osaka, San’ya à Tokyo ou Kotobuki-chō à Yokohama. Avec l’aggravation de la crise économique, les SDF ont fait leur apparition dans d’autres quartiers de ces grandes villes.

Maruyama Satomi a commencé à s’intéresser aux sans-abri à l’été de sa troisième année d’études, lorsqu’elle a commencé à fréquenter le quartier de Kamagaski pour participer comme bénévole aux distribution de repas, dans l’idée de faire de cette question le sujet de son mémoire de fin d’études. En 1999, il y avait, dit-elle, environ 30 000 sans-abri au Japon, et ils vivaient essentiellement à Tokyo et Osaka.

« Le désordre et l’animation de Kamagasaki m’attirait. J’aimais mon travail de bénévole et les discussions que j’avais avec les autres participants, et c’est ce qui m’a décidé à continuer mes études dans le but de poursuivre une carrière universitaire. »

Elle en était à la phase finale de la rédaction de son mémoire lorsqu’elle a été victime de harcèlement de la part d’un journalier. La peur d’être attaquée qu’elle a alors ressentie lui a donné la conviction que les femmes qui vivaient dans ce quartier devaient connaître ce genre de tourments. Rares étaient celles qui se présentaient aux distributions de repas, et leur présence était presque invisible. Comment vivaient-elles dans cet environnement quasi-exclusivement masculin ? Elle a alors décidé de leur poser directement la question.

Des femmes SDF invisibles

Les recherches sur les SDF, tant en sociologie qu’en politique sociale, partaient du postulat qu’il s’agissait d’hommes. Mais qu’en est-il des femmes ? Maruyama Satomi a décidé d’aborder la question du genre dans ces quartiers et au sein de cette population.

Afin de mener ses investigations, elle a travaillé dans un établissement d’aide sociale du quartier de San’ya à Tokyo tout en continuant ses activités de bénévole à Osaka, passant fréquemment d’une ville à l’autre. « Pendant la première année que j’ai passée ainsi, j’hésitais à utiliser ces femmes comme instrument de mes recherches, et je n’arrivais pas à aller leur poser des questions pour pouvoir écrire à leur sujet. » Mais à partir du moment où elle s’est adressée à une personne qu’elle voyait souvent et que celle-ci a immédiatement accepté, elle a réussi à le faire avec d’autres, consacrant beaucoup de temps à ces entretiens.

À cette époque, elle se rendait aussi souvent dans les parcs où se regroupaient les tentes en bâches de chantier des SDF. « J’estime qu’environ 250 personnes vivaient alors ainsi dans des parcs de Tokyo, dont une dizaine de femmes. »

Un campement dans un parc de Tokyo en 2005 (photo fournie par Maruyama Satomi)
Un campement dans un parc de Tokyo en 2005 (photo fournie par Maruyama Satomi)

Après avoir établi des liens avec quatre de ces femmes, elle a partagé pendant une semaine la vie sous tente de l’une d’elles, « Tamako ». Cette femme de 36 ans, atteinte d’un léger handicap intellectuel, était alors la plus jeune de celles du campement où elle vivait avec son mari depuis environ 18 mois.

« La tente faisait à peu près 8 mètres carrés. J’accompagnais Tamako aux distributions de repas, ou bien nous achetions des légumes au supermarché et faisions la cuisine sur un réchaud à gaz. »

Vivre dans la rue signifie risquer en permanence d’être harcelé ou agressé. Les femmes SDF sont en outre victimes de violences et de harcèlements sexuels de la part des hommes SDF, qui sont bien plus nombreux. Vivre avec un homme est pour elles, comme c’était le cas de « Tamako », une tactique pour se protéger. Certaines SDF célibataires avaient l’habitude de dormir aux côtés d’un SDF masculin spécifique.

Entre 2002 et 2008, elle a pu parler à 33 femmes, dont la moyenne d’âge était 59 ans. La plupart avaient été mariées. Elles étaient devenues SDF parce que leur mari était devenu chômeur, ou qu’elles avaient perdu leur emploi après le décès de leur mari ou compagnon, ou encore après avoir rompu avec leur famille en raison de violences de la part de leur mari ou de leur fils. La majorité d’entre elles avaient exercé des emplois peu rémunérateurs, agents de nettoyage à temps partiel, employées de bar, ou collectrices d’objets au rebut. Enfin, elles n’étaient pas SDF de manière permanente, car elles étaient parfois hébergées dans des établissements réservés aux femmes ou chez des amis et connaissances.

La tente où Maruyama Satomi a passé une semaine (photo fournie par Maruyama Satomi).
La tente où Maruyama Satomi a passé une semaine (photo fournie par Maruyama Satomi).

Au Japon, la définition officielle du terme sans-abri est la suivante : « personnes qui vivent au quotidien avec pour lieu de résidence les parcs urbains, le bord des rivières et des routes, les gares et les autres installations ». La première enquête nationale menée en 2003 par le ministère de la Santé, du travail et des affaires sociales, sur la base d’un comptage de rues, recensait 25 296 personnes sans-abri, dont seulement 3 % de femmes.

Mais si l’on élargissait la définition pour inclure les « personnes n’ayant pas de domicile fixe », les femmes seraient sans doute plus nombreuses. Maruyama Satomi fait une distinction entre les personnes sans domicile fixe, qui comprennent celles logées temporairement dans des hébergements sociaux, et les sans-abri qui sont des personnes vivant exclusivement dans la rue.

Les personnes restées dans la rue

Le nombre de sans-abri a décru graduellement, pour descendre à 9 576 en 2012, 60 % de moins que lors du premier comptage. Les mesures de soutien à cette population mises en place par les autorités expliquent cette diminution.

En 2002, la Loi sur les mesures spéciales relatives au soutien à l’autonomie des personnes sans domicile fixe (loi de soutien à l’autonomie des SDF) a été adoptée. Elle comprenait l’offre aux SDF d’accès à l’emploi, de formation professionnelle ou encore d’hébergements. Sa durée de validité qui était fixée à l’origine à 10 ans, a été prolongée de cinq ans en 2012, puis de 10 ans en 2017. En 2015 a été promulguée la loi de soutien à l’autonomie des personnes tombées dans la pauvreté, dont l’objectif était d’élargir ces mesures aux personnes à risque de se retrouver sans abri.

Un autre facteur est le fait qu’il est aujourd’hui plus facile qu’autrefois d’obtenir, même lorsqu’on est en âge de gagner sa vie, l’aide sociale garantissant le minimum vital. « Lorsque j’ai commencé mes enquêtes, le simple fait de ne pas avoir de domicile fixe suffisait à ne pas être admis dans les bureaux de l’aide sociale. Ces derniers temps, la perception qu’il ne faut pas agir ainsi s’est répandue jusqu’à un certain degré, et je pense que le nombre de gens qui obtiennent cette aide sociale juste avant de devenir sans-abri ou qui choisissent d’en sortir après avoir brièvement vécu ainsi est en augmentation. »

D’un autre côté, les personnes qui continuent à être sans-abri pour une raison ou une autre vieillissent et connaissent des situations très difficiles.

« Ces dernières années, il est devenu difficile de camper dans les parcs ou au bord des rivières, et la proportion de sans-abris qui dorment dehors sans tente augmente. Comparée à l’époque où il était possible de camper, leur vie est bien plus pénible. Lorsque j’ai vécu sous une tente pendant une semaine, j’ai pu disposer d’un réchaud pour cuisiner, et d’un lieu où laisser mes affaires. Il y avait aussi des bénévoles qui offraient par exemple des produits d’hygiène pour les règles. Il est aujourd’hui impossible pour les SDF de vivre dans ces conditions. »

Les femmes SDF qui n’ont pas d’endroit permanent où dormir, tente ou cabane, passent souvent la nuit dans des gares. Pour la chercheuse, cela indique que la vie que ces femmes mènent est rude, car elles doivent sans arrêt chercher un endroit où elles bénéficient d’un minimum de sécurité.

« Il faut désormais aller vers un soutien basé sur une approche différente de ce qui est fait aujourd’hui pour ces personnes qui continuent à vivre dans la rue. »

La pauvreté cachée dans les ménages

« Le plus grand changement intervenu dans les dix et quelques années qui se sont écoulées depuis que j’ai fini mon expérience de terrain est d’une part l’importante baisse globale du nombre de sans-abri, et d’autre part l’intérêt accru de la société pour la pauvreté qui affecte les femmes. Les familles monoparentales dirigées par des femmes, les jeunes femmes qui ne voient d’autre solution que les activités relevant de la prostitution et la pauvreté des femmes âgées isolées sont aujourd’hui perçues comme des questions de société. »

Le thème de recherche actuel de Maruyama Satomi est la pauvreté affectant les femmes dans leur foyer, une pauvreté qu’on ne voit pas parce que les hommes sont les chefs de famille.

« Ces femmes ne peuvent quitter leur foyer même si elles sont victimes de violences car elles ont des contrats précaires, ne travaillent qu’à temps partiel ou pas du tout, et ne s’en sortiraient pas financièrement si elles en partaient. Lorsque l’on envisage la pauvreté sur la base des ménages, celle de ces femmes n’est actuellement pas prise en compte dans la mesure où elles vivent avec leur mari et que celui-ci a des revenus. »

La difficulté d’arriver à un soutien approprié

La dernière enquête du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, qui date de janvier 2021, pendant la crise sanitaire, établit qu’il y a aujourd’hui au Japon 3 824 personnes sans-abri, dont 97 femmes, soit 5,2 %.

« Ne sont pas compris dans ces chiffres les gens qui passent la nuit dans des cafés internet ou des fast-food. D’après les personnes qui participent aux distributions de repas, le nombre de femmes qui y viennent est en augmentation ces six derniers mois. Les femmes célibataires courent un grand risque de se retrouver à la rue “de manière invisible” lorsqu’elles perdent leur emploi. »

On constate par ailleurs une tendance à des périodes de chômage plus longues chez les femmes occupant des emplois précaires ou chez celles qui ne bénéficient pas de renouvellement de leur contrat. Toute la difficulté est de trouver le meilleur soutien à leur offrir. Pour qu’une femme bénéficie des prestations de sécurité sociale, elle doit avoir un certain niveau de revenus ou encore un mari qui occupe un emploi permanent. La progression du travail précaire et la baisse du nombre de mariages font que de nombreuses femmes ne peuvent s’appuyer sur de tels dispositifs.

La seule chose sur laquelle il est possible de compter dans de tels cas est l’aide sociale garantissant le minimum vital, mais nombreuses sont les femmes qui n’ont pas envie de la demander.

« Les femmes ont accès à d’autres aides, par exemple dans le cadre de projets de protection des femmes ou des aides aux familles monoparentales. Mais ces aides sont en grande partie à la discrétion des collectivités locales et des travailleurs sociaux, et beaucoup de femmes n’arrivent pas à avoir accès au soutien le plus adapté. »

Le système lui-même est très problématique. La loi de base pour le système actuel de protection des femmes est celle de 1956 qui a aboli la prostitution. Son objectif original était de punir les femmes et de les remettre dans le droit chemin. Aujourd’hui, cela a été élargi à la protection des femmes confrontées à des problèmes divers comme la pauvreté ou les violences faites aux femmes.

Cette loi est cependant de plus en plus critiquée parce qu’elle ne vise pas à préserver les droits des femmes, et ne répond pas à leurs besoins très diversifiés et complexes. Un groupe de parlementaires appartenant à différents partis cherche actuellement à élaborer une nouvelle « loi de soutien aux femmes ».

Mais même si cette loi devait voir le jour, elle ne conduirait probablement pas à un soutien global tant qu’il n’y aura pas de révision radicale des systèmes d’aides existants, ce qui devra passer par l’amélioration de la solidarité et la prise en compte des dispositifs d’aide fondés sur d’autres lois comme celle sur le minimum vital ou la loi pour la protection des mineurs, et la solidarité entre le public et le privé.

« Je pense que la paupérisation des femmes et leur passage au statut de sans-abri va s’aggraver. Ce qui peut être fait aujourd’hui est d’abord de gérer plus efficacement l’accès au minimum vital. Il faut sans doute aussi étudier la mise en place d’une allocation logement à laquelle auraient accès les personnes à faibles revenus. Il est aussi important de rendre visible la pauvreté cachée des femmes. »

(Texte et reportage d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : Pixta)

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