Le Japon, le pays où le temps s’est arrêté en matière de droit familial

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Certains préjugés patriarcaux d’une époque révolue continuent d’imprégner le code civil du Japon, ce qui fait de ce pays un cas à part dans divers domaines du droit familial tels que la garde des enfants suite à un divorce ou le mariage entre personnes du même sexe. Le spécialiste du droit familial Ninomiya Shûhei critique ici la lenteur des avancées du Japon et ses récents reculs, en dénonçant notamment les fortes pressions exercées par les conservateurs du parti au pouvoir en vue de bloquer les réformes.

L’ombre du système patriarcal de l’ère Meiji (1868-1912) continue de planer sur la société japonaise, alors qu’un groupe conservateur au sein du Parti libéral-démocrate (PLD) au pouvoir s’efforce de bloquer des réformes aussi sensées que la garde partagée des enfants, l’usage de noms de famille distincts après le mariage et les unions entre personnes du même sexe, tant et si bien que le Japon est en train de devenir une anomalie en matière de droit familial.

Des interventions politiques de la onzième heure

Le rapport intérimaire de la sous-commission du Droit familial du Conseil législatif du ministère de la Justice, qui devait être publié à la fin du mois d’août dernier, était censé recommander l’adoption d’un dispositif de garde partagée instaurant le principe d’un partage des droits et des responsabilités en matière d’éducation des enfants entre les parents divorcés. Mais la publication du rapport a été reportée, compte tenu des fortes objections formulées par un groupe de politiciens du PLD qui lui reprochaient de ne pas refléter tout l’éventail des opinions présentes au sein du parti. Le gouvernement a certes promis de proposer un texte de loi révisant les sections concernées du Code civil à l’issue d’une période de consultation du public, mais le bon déroulement de la réforme demeure incertain.

En attendant, le Japon reste le seul pays au monde où les couples mariés sont tenus par la loi d’adopter le même nom de famillle. Le premier projet de loi rédigé par le gouvernement en vue d’autoriser l’usage de noms de famille distincts remonte à 1996. Depuis lors, non seulement la réforme piétine mais encore elle recule.

Soumis à une intense pression par un PLD profondément divisé, le gouvernement a révisé le Cinquième Plan de base pour l’égalité des genres, publié en décembre 2020. La version remaniée faisait l’impasse sur l’engagement à ouvrir un débat sur l’introduction d’un « dispositif optionnel de double nom » et contenait un passage ajouté sur la nécessité d’aller de l’avant « en ayant conscience de l’histoire du système de partage des noms de famille, qui fait intégralement partie du droit familial, et de prendre toute la mesure de l’impact sur les enfants et de la préservation de leurs intérêts. »

Outre cela, un sondage d’opinion mené par le gouvernement sur le droit familial a fait l’objet d’importantes altérations, probablement suite à des pressions exercées par des politiciens conservateurs cherchant à influencer les résultats. Dans la version 2021 de ce sondage (publiée en mars 2022 par le Bureau du cabinet), une nouvelle question a été introduite juste avant la question à choix multiples demandant aux personnes interrogées leurs points de vue sur l’usage de noms de famille distincts. La nouvelle question leur demandait de sélectionner parmi plusieurs impacts négatifs celui que l’usage de noms de famille distincts risquait d’avoir sur un enfant. Au nombre des choix proposés figurait « entraver la saine maturation de l’enfant par une perte de l’identité et de l’unité familiales ». Cette manipulation a eu l’effet escompté. Le taux de réponses favorables à l’usage optionnel de noms de famille distincts a enregistré une chute record pour tomber à 28,9 % en 2021 après avoir culminé à 42,5 % dans l’enquête précédente, menée en 2017.

C’est ainsi qu’une minorité conservatrice a interféré de façon arbitraire dans des propisitions, projets, et sondages d’opinion officiels qui entraient en conflit avec sa propre position. C’est une des principales raisons qui expliquent pourquoi le droit familial et la société japonaise elle-même sont en train de devenir des anachronismes de plus en plus isolés dans le monde d’aujourd’hui.

Le concept dépassé d’« illégitimité »

Indéniablement, il n’y a pas eu que des initiatives rétrogrades. Portons le regard sur la réforme du Code civil qui a rapproché le droit familial japonais des normes des Nations unies et de l’Occident en matière de droits de l’homme, et notamment l’amendement d’une clause niant l’égalité des droits de succession pour les « enfants illégitimes » ou ceux nés en dehors des liens du mariage.

Le Code civil de Meiji stipulait qu’un enfant illégitime se verrait attribuer une part de succession égale à la moitié de celle d’un enfant légitime, et cette clause a été préservée lors de la révision du code survenue en décembre 1947. L’idée était de protéger et d’encourager l’institution du mariage. Pendant de nombreuses années, les Nations unies ont demandé au Japon de remédier à cette injustice, en soutenant qu’elle constituait une violation de la Convention relative aux droits de l’enfant et autres traités sur les droits de l’homme.

En septembre 2013, le Grand tribunal de la Cour suprême du Japon a décrété que la discrimination à l’encontre des enfants nés en dehors des liens du mariage en ce qui concernait la répartition de l’héritage violait la garantie constitutionnelle d’égalité au regard du droit, et déclaré : « Il n’est pas acceptable d’imposer des désavantages à un enfant sous le prétexte que sa mère et son père n’étaient pas mariés, une circonstance que l’enfant ne peut ni choisir ni corriger. Tout enfant mérite le respect en tant qu’individu et la garantie de ses droits ». En décembre 2013, la clause discriminatoire a été abolie, et l’égalité des droits de succession enfin reconnue.

La distinction entre enfants « légitimes » et « illégitimes » n’en persiste pas moins dans la formule standard d’enregistrement des naissances au Japon, où tout le monde est tenu d’entrer dans l’une ou l’autre catégorie. Ce fait témoigne de la continuité, au sein de la société japonaise, d’une différentiation entre les enfants enracinée dans le respect de l’institution légale du mariage.

Au Japon, le mariage, la naissance et l’éducation des enfants restent inextricablement liés. Le pourcentage des enfants nés en dehors des liens du mariage ne dépassait pas 2,3 % en 2019, contre 40 à 50 % dans l’ensemble de l’Union européenne. En France, le chiffre atteignait 59,7 %, en précisant que dans la plupart des cas les parents avaient contracté une union connue sous le nom de « pacte civil de solidarité », ou PACS. L’Europe est parvenue à éliminer la distinction entre naissance légitime et illégitime et à instaurer l’égalité de droit entre les enfants en tranchant le lien entre mariage traditionnel et protection de l’enfant. Ceci nous amène à la question de la garde conjointe.

La question de la garde conjointe

Au Japon, les parents se voient attribuer la garde conjointe de chacun de leurs enfants tant qu’ils sont mariés. Mais s’ils divorcent, un seul d’entre eux peut bénéficier de la garde. Le Japon est l’un des rares pays au monde dotés d’un tel système de garde monoparentale.

La Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée en 1989 par l’assemblée générale de l’ONU, stipule que tous les enfants ont le droit d’être pris en charge par leurs parents et que ceux-ci partagent la responsabilité de l’éducation et du bon développement de leurs enfants, sans que le statut matrimonial des parents entre en jeu. Conformément à cette convention, les pays européens et les États-Unis se sont convertis dans les années 1990 à un système dans lequel la garde conjointe était la règle après un divorce, et la garde monoparentale n’était accordée qu’exceptionnellement, par exemple dans les cas de maltraitance. La garde conjointe est aussi une option en Corée du Sud, en Chine et à Taïwan.

Le plus grand problème que pose la garde monoparentale est qu’elle a tendance à entraîner une rupture des relations entre l’enfant et le parent démuni de garde. Au Japon, la mère obtient dans la quasi-totalité des cas la garde unilatérale de tous ses enfants. Dans une enquête menée en 2016 par le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, seuls 29,8 % des foyers sous la tutelle d’une mère célibataire ont déclaré l’existence d’un contact entre l’enfant et le père. Le soutien du père à l’enfant ne persistait que dans 24,3 % des cas.

L’une des fonctions du droit consiste à définir les normes comportementales. L’introduction d’une clause appelant à la garde conjointe après le divorce pose un fondement juridique dans divers domaines, dont la pérennité des contacts entre les enfants et les parents vivant séparément et la répartition des dépenses liées à la prise en charge des enfants, ainsi que la continuité de la consultation entre les parents — en prenant en compte les souhaits de l’enfant — sur les grandes decisions concernant la scolarité, les soins de santé de l’enfant et autres questions vitales, de façon à ce que ce mode de prise de décisions devienne la norme dans notre société.

La prise de décisions conjointe dans laquelle les deux parents participent sur un pied d’égalité constitue un principe fondamental de la garde conjointe. Certains opposants à cette formule invoquent leur inquiétude à l’idée qu’elle rende les mères célibataires et leurs enfants vulnérables à la malveillance d’un ex-époux. Il faut bien reconnaître que les mérites de la garde conjointe sont annulés dans les cas de violence domestique ou de maltraitance des enfants, ou lorsque le processus de séparation ou de divorce alimente une méfiance ou une aliénation irréversible. C’est pour cette raison que les procédures de divorce par consentement mutuel — qui représentent environ 90 % des divorces au Japon — doivent intégrer des mécanismes de soutien et de sécurité. Au nombre de ces mécanismes doivent figurer des cours obligatoires de partage des responsabilités parentales, des propositions de conseil en cas d’instablité mentale et l’offre d’un arbitrage par un tribunal familial en cas de différent irréconciliable, ainsi qu’un outil permettant de déceler les violences conjugales et de décider de la garde monoparentale si elle s’avère nécessaire à la sécurité de l’enfant. Nous devons mettre en place la structure sociale et juridique propice à la normalisation de la garde conjointe tout en adoptant un modèle de famille et de relation parent-enfant centré sur l’enfant.

Même avec de telles réformes, toutefois, le droit familial japonais restera désespérément en retard sur son époque jusqu’à ce qu’il autorise les couples à garder des noms de famille distints après le mariage et reconnaisse les mariages entre personnes du même sexe.

Le droit de choisir son propre nom

Au Japon, un mariage est officiellement reconnu après son enregistrement dans le livret de famille, ou koseki, de l’un des partenaires (en règle générale l’homme). Au titre de l’article 750 du Code civil, l’un des partenaires (en règle générale la femme) doit prendre le nom de famille de l’autre. Si cette exigence n’est pas satisfaite, la mairie qui a la garde du koseki rejette la demande d’enregistrement du mariage.

En 2020, 95,3 % des couples mariés japonais utilisaient le nom de famille du mari. L’exigence faite aux couples mariés de choisir un seul nom de famille a pour effet de transmettre de génération en génération le nom de la lignée masculine, et de nourrir par la même occasion un état d’esprit patriarcal. La clause du même nom de famille entrave la liberté des citoyens de se marier et sape le principe de l’égalité des droits dans le mariage.

La Cour suprême a décidé que cette clause du Code civil est constitutionnelle. Mais elle a aussi affirmé (dans un contexte différent) qu’une personne a le droit d’être connue et désignée sous son propre nom. Dans une décision du 16 février 1988, le Grand tribunal a déclaré : « Le nom d’une personne [...] est le fondement de son respect en tant qu’individu et le symbole de sa personnalité. Le droit de choisir son propre nom fait partie des droits moraux des individus » (décision du troisième tribunal d’instances, cas n° 1311 de l’année 1988). Forcer quelqu’un a changer de nom de famille contre sa volonté constitue une violation de ses doits moraux et de sa dignité personnelle.

Aujourd’hui, une Japonaise est autorisée à avoir son nom de jeune fille imprimé entre parenthèses après son nom « enregistré » (consécutif au mariage) sur sa carte My Number d’identification fiscale, son passeport ou son permis de conduire. Mais les non-Japonais trouvent ces pièces d’identité difficiles à déchiffrer. Outre cela, le nom de famille enregistré sur le livret de famille reste le même que celui utilisé à des fins fiscales ou d’assurance sociale, pour les comptes bancaires, les cartes de crédit, les billets d’avion, les abonnements au téléphone portable, l’enregistrement des entreprises et de la tutelle des adultes.

Dans les commentaires publics recueillis pendant la rédaction du Cinquième Plan de base pour l’égalité des genres, Les opinions suivantes étaient assez représentatives de celles formulées par les femmes âgées d’une vingtaine d’années.

« Je veux que le nom que je considère comme le mien soit mon vrai nom, et pas seulement mon nom de jeune fille hérité de mes parents. »

« En ce moment, je pense au mariage, mais je suis déchirée parce que je ne peux pas accepter de devoir changer de nom de famille. Je pense que le système actuel pose un problème dans la mesure où, si ni l’un ni l’autre partenaire ne veut changer de nom de famille, l’un des deux doit se sacrifier. »

Le Japon est désormais de seul pays qui impose officellement aux couples mariés de prendre le même nom de famille (hors couples internationaux). Cette loi est un vestige d’une époque révolue où le mari était le seul pourvoyeur et le chef du foyer. Elle est mal adaptée à une société favorable à l’égalité des genres, dans laquelle le partage des dépenses et de la responsabilité de l’éducation des enfants entre les deux conjoints est devenu la norme.

Le mariage homosexuel au Japon

Le 18 mars 2021, le tribunal de district de Sapporo a déclaré que le Code civil et le droit familial, qui n’autorisent pas le mariage entre personnes du même sexe, violent la garantie constitutionnelle d’égalité devant la loi (voir article lié). Dans sa décision, la juge a déclaré que l’orientation sexuelle, au même titre que le genre ou la race, est quelque chose qu’on ne peut pas choisir ou modifier à sa guise, et que les homosexuels ont donc droit aux mêmes prérogatives juridiques que les hétérosexuels.

Le Japon est désormais le seul pays du Groupe des sept qui n’autorise pas les persones du même genre à se marier. Le mariage entre personnes du même sexe a été reconnu dans 33 pays et territoires du monde, depuis les Pays-Bas (avril 2001) jusqu’à Cuba (septembre 2022). En 2019, Taïwan a été le premier pays d’Asie à le légaliser. L’institution du mariage n’a pas pour vocation la reproduction et l’éducation des enfants ; elle a pour fonction de fournir une protection à des partenaires engagés pour la vie. La reconnaissance du mariage entre personnes du même sexe fait intégralement partie du processus de libération des gens tant de la coercition qu’ils subissent sous prétexte de reproduction que de la division du travail fondée sur le genre.

Indéniablement, les gens qui veulent épouser une personne du même sexe constituent une minorité au Japon — au même titre, en vérité, que les femmes qui souhaitent garder leur propre nom de famille après le mariage. C’est pourquoi ils sont tellement sensibles aux contradictions et aux inégalités des systèmes sociaux du Japon. Une société viable pour les minorités est une société viable pour tous en vertu de sa reconnaissance de la diversité, de sa tolérance et de sa capacité d’inclusion. Il est temps d’amender le droit familial japonais avec cet idéal en tête.

(Photo de titre : couples manifestant pour réclamer le maintien légal du droit à des noms de famille distincts après le mariage en marche vers la Cour suprême de Tokyo le 23 juin 2021. Jiji)

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