Le Japon à l’ère des migrations planétaires

Tracer une nouvelle voie pour les travailleurs immigrés au Japon

Société Échanges internationaux Travail

Le Programme technique de formation interne du gouvernement japonais, mis en place il y a trois décennies dans le but ostensible de contribuer au développement international, s’est attiré de vives critiques lui reprochant de faciliter l’eploitation de la main-d'œuvre étrangère. En novembre 2023, un groupe d’experts du gouvernement a proposé ses recommandations pour améliorer le programme, qui apporte son soutien à de nombreuses entreprises et exploitations agricoles situées dans les zones rurales.

En novembre 2023, le groupe d’experts du gouvernement dont je suis membre a remis la version finale de ses recommandations en vue de réformer le Programme technique de formation interne (PTFI), mis en place en 1993. Dans la suite de ce texte, j’explique nos principales recommandations dans le contexte du système international de migration des travailleurs. Sachant que, pour comprendre les questions liées au PTFI et les solutions que nous proposons, il est essentiel de disposer d’une certaine connaissance des mécanismes du système, c’est par là que nous allons commencer.

Le rôle vital des intermédiaires

La distance physique et d’autres facteurs font que les demandeurs d’emploi étrangers et leurs employeurs potentiels se connaissent en général très mal. Qui plus est, les réglementations officielles, les procédures et le code du travail créent des obstacles bureaucratiques que les deux parties doivent surmonter pour entrer en contact. Pour mettre en relation les employés et les travailleurs étrangers et leur apporter un soutien dans cet environnement problématique, nous avons besoin de ceux qu’on appelle les « intermédiaires de migration ». En ce qui concerne le PTFI, les principaux intermédiares sont (1) les opérateurs étrangers connus en tant qu’organismes expéditeurs et (2) les organismes dits de supervision, des entités japonaises à but non lucratif qui accueillent des stagiaires au nom des entreprises affiliées.

Une source importante de controverses à propos du PTFI réside dans le fardeau financier que les organismes expéditeurs font peser sur les stagiaires sous la forme de frais élevés de recrutement. Parce que ces intermédiaires offrent leurs services via le marché, leurs tarifs sont tributaires des lois de l’offre et de la demande, et vu le haut niveau de discrétion dont ils font montre dans l’établissement de leurs tarifs, il est souvent difficile de tracer une ligne de démarcation entre les pratiques légales et illégales. Bref, loin d’être propre au PTFI, le problème des tarifs excessifs est enraciné dans les mécanismes de base de la migration internationale des travailleurs.

Il y a eu de multiples tentatives en vue d’éliminer ces intermédiaires et d’établir des liens directs entre les travailleurs étrangers et les employeurs potentiels, mais aucune n’a rencontré beaucoup de succès. Par exemple, au titre du programme de visas pour des compétences spécifiques institué par le Japon en 2019, le Japon et l’Indonésie ont convenu d’avoir recours à un système de recrutement en ligne (IPKOL), géré par le gouvernement indonésien, pour mettre en adéquation les demandes des chercheurs d’emploi avec celles des employeurs japonais. Mais si l’on en croit l’ambassade d’Indonésie à Tokyo, à la fin du mois d’octobre 2023, pas un seul travailleur indonésien n’avait touvé un emploi via ce dispositif. Cet exemple met en lumière la difficulté que pose l’élimination des agents commerciaux au sein du système international du travail.

Le développement des qualifications en tant que facteur clé des droits des travailleurs

La plupart des violations des droits liées à la main-d'œuvre étrangère se produisent dans le secteur du travail non qualifié. C’est pourquoi les experts pensent que l’amélioration des qualifications est un outil pour la protection des droits des travailleurs étrangers, de concert avec l’application du code du travail et des traités internationaux. Du fait que la migration internationale des travailleurs obéit aux lois de l’économie, un simple renforcement des réglementations et des directives risque de s’avérer insuffisant, dans la mesure où les parties prenantes continueront à trouver des moyens de les contourner.

Les frais élevés de recrutement imposés à de nombreux stagiaires au titre du PTFI peuvent être attribués dans une large mesure aux conditions qui prévalent sur le marché de la main-d'œuvre non qualifiée. Du fait que certains employeurs japonais participant au programme considèrent les candidats stagiaires comme virtuellement interchangeables, les organismes expéditeurs se sentent souvent tenus de courtiser ces clients en leur offrant des frais de représentation somptueux ou des promesses de dessous-de-table visant à gonfler leurs tarifs de recrutement, avec l’augmentation des coûts d’intermédiation qui en résulte. L’idée que les travailleurs non qualifiés du PTFI sont facilement remplaçables est aussi considérée comme un facteur qui contribue à quelques-unes des sérieuses violations des droits (y compris les violences physiques et le non-paiement des salaires) dont certains employeurs japonais se sont rendus coupables.

Lorsqu’ils recrutent des travailleurs pour des emplois plus qualifiés, on peut supposer que le seul critère du choix des employeurs est la compétence, en dehors de toute considération pour les dessous-de-table et autres compensations qui n’ont aucune influence sur le rendement professionnel. Il est donc probable que les frais de recrutement vont diminuer. Pour se procurer du personnel qualifié, on peut même envisager que les employeurs se mettent à percevoir des frais de déménagement, qui allégeraient encore plus le fardeau pesant sur les stagiaires. Dans l’ensemble, le personnel plus qualifié peut s’attendre à être traité avec davantage de respect.

Des directions pour la réforme

Les quatre objectifs suivants ont façonné les délibérations du comité d’experts et les recommandations en matière de réforme :

  1. Concevoir un dispositif visant à l’obtention et au développemnt de ressources humaines tout en ouvrant la voie pour que les ressortissants étrangers puissent faire carrière.
  2. Reconnaître clairement le rôle vital que jouent les instances de supervision et les organismes expéditeurs en tant qu’intermédiaires de migration.
  3. Mettre le dispositif en conformité avec les tendances internationales prévalant en matière de traitement des travailleurs étrangers, notamment via la documentation des compétences acquises au Japon.
  4. Mettre en place une protection multidimensionnelle des droits des travailleurs.

Le premier de ces objectifs est important dans la mesure où il entérine ouvertement le fait que l’objectif principal du dispositif est l’acquisition de ressources humaines, ce qui manifeste ouvertement l’intention du Japon de devenir un acteur à part entière sur le marché international du travail. Tout aussi important, toutefois, est le renouvellement de l’engagement en faveur du développement des compétences. Actuellement, dans le domaine de la migration internationale de la main-d'œuvre, l’attention se focalise en grande partie sur l’acquisition des qualifications dans le pays hôte de façon à encourager le transfert des compétences vers le pays pourvoyeur.

Par exemple, dans le Pacte mondial pour une migration sûre, bien ordonnée et régulière, adopté en 2018 par les Nations Unies, figure l’engagement à « investir dans le développement des qualifications et à faciliter la reconnaissances mutuelle des aptitudes, qualifications et compétences ».

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la Banque mondiale et d’autres instances ont également souligné qu’il est important de renforcer les fonctions de développement et de transfert des compétences des programmes de migration de la main-d'œuvre via des accords mutuels nommés « partenariats de mobilité des compétences » et « partenariats mondiaux de compétences ».

Le déclin des taux de natalité et le vieillissement de la population dans les pays industrialisés ont généré un besoin de main-d'œuvre étrangère à divers niveaux de qualification. Dans la catégorie des « qualifications moyennes », la majorité des pays disposent déjà de programmes d’admission de travailleurs qualifiés et expérimentés prêts à démarrer sur le champ, mais ces programmes ne seront pas adéquats pour répondre à la demande à venir. Une option prometteuse consiste à admettre des travailleurs au niveau de l’entrée (entry-level worker) qui soient susceptibles d’apprendre sur le tas. La décision d’identifier clairement le développement des compétences comme une fonction du programme japonais de migration de la main-d'œuvre est particulièrement pertinente dans ce contexte.

La surveillance et la reconnaissance des compétences

En reconnaissant le rôle indispensable des intermédiaires de migration dans la migration internationale de la main-d'œuvre (le second objectif), le comité a convenu qu’une suveillance plus étroite de ces entités était nécessaire. Le rapport final mentionne la nécessité de renforcer les conditions requises pour les organismes de supervision, mais il ne propose pas grand chose en termes de recommandations concrètes en vue de renforcer la surveillance.

Les lacunes du rapport en termes de directives en ce domaine s’expliquent par le fait que le comité s’est abstenu de relever le défi que pose l’obtention de l’indépendance et de la neutralité dans le fonctionnement des organisations à but non lucratif. Pour garantir la neutralité dans la mise en œuvre de ses fonctions, un organisme de supervision doit être géré de façon indépendante et sans aucun lien avec quelque employeur ou entreprise que ce soit. Il se trouve toutefois que la gestion indépendante et neutre est à bien des égards incompatible avec le statut d’organisation à but non lucratif des organismes de supervision, qui les rend tributaires d’un financement provenant des entreprises membres employant des stagiaires. Les organismes de supervision doivent avoir l’option de se procurer des fonds en s’engageant dans des activités rémunératrices et en réinvestissant les bénéfices non répartis. Le rapport final aurait dû inclure un débat et des recommandations claires à ce sujet.

En ce qui concerne le troisième objectif, il a été décidé que le nouveau programme de formation et d’emploi n’exigerait plus des recrues qu’elles aient une expérience préalable dans leurs emplois au Japon. Au lieu de cela, le gouvernement souhaitait fournir aux stagiaires qui avaient suivi le programme dans son intégralité un document attestant les qualifications qu’ils avaient acquises dans l’Archipel, de façon à leur permettre de faire usage de ces qualifications à leur retour chez eux, et à promouvoir par la même occasion la participation au programme en cours. Cette décision anticipe la proposition de mise en place de dispositifs internationaux de reconnaissance mutuelle des compétences et des qualifications et établit clairement que le gouvernement a l’intention de prendre l’initiative dans ce domaine de la coopération internationale.

La question du transfert d’emplois comporte plusieurs niveaux

Examinons maintenant les questions relatives au quatrième objectif, la protection des droits des stagiaires. Une grande partie des critiques visant le PTFI du point de vue des droits de l’homme tourne autour des règles du programme qui limitent la capacité des stagiaires à changer à leur gré d’employeur. Mais la question du transfert d’emplois comporte plusieurs niveaux, dont chacun doit être traité individuellement.

Le premier niveau est lié à la disposition du système actuel autorisant les transferts en cas de « circonstances exténuantes », telles que les violations des droits de l’homme. Le rapport final des experts élargit le champ des « circonstances exténuantes » et clarifie les types de situation répertoriés.

La principale priorité du comité d’experts à cet égard était d’apporter une assistance aux victimes de violations des droits de l’homme. Chaque année, quelque 9 000 stagiaires du PTFI, soit environ 3 % du total, ne se présentent pas à leur travail. On ne sait pas exactement combien de ces disparitions sont liées à de sérieuses violations des droits de l’homme. Mais dans l’enquête effectuée en 2022 par l’Agence des services de l’immigration auprès des stagiaires, environ 20 % des personnes interrogées ont déclaré que leur salaire était inférieur à ce qu’elles attendaient, et quelque 4,8 % d’entre elles ont mentionné une disparité entre leur salaire réel et les contrats qu’elles avaient signés avant de venir au Japon. Cela semble s’apparenter à des violations des droits de l’homme. La principale recommandation du comité en matière de transferts d’emplois visait à aider les stagiaires à échapper à ce genre d’exploitation indue.

Le second niveau est lié aux transferts de lieux de travail dans des situations où l’employeur originel est contraint de mettre fin à l’accord pour des raisons économiques ou autres. Le gouvernement tient un registre de ces cas et, selon l’Agence des services de l’immigration, environ 80 % des stagiaires qui ont perdu leur emploi originel sans avoir commis eux-mêmes une faute professionnelle ont réussi à trouver du travail chez un autre employeur participant.

Le troisième niveau est l’aptitude à changer d’emploi à son gré, quelque chose que le PTFI dans sa version actuelle ne permet pas. Dans son rapport final, le comité recommande que ce genre de transfert soit autorisé par principe pour les stagiaires qui ont occupé pendant au moins un an l’emploi auquel ils ont été affectés à l’origine et ont acquis un certain niveau de compétence professionnelle et de maîtrise de la langue japonaise. Il recommande également que le nouvel employeur japonais soit tenu de prendre en charge une certaine portion des dépenses initiales des stagiaires qui incombaient à l’employeur original.

On ne peut pas garantir le respect des droits de l’homme dans le contexte de la mobilité de la main-d'œuvre en se contentant de laisser les stagiaires changer d’emploi à leur gré. Il importe de veiller à ce que les sauvegardes fonctionnent à chacun des trois niveaux.

Justifier le minimum d’un an

La recommandation que les stagiaires étrangers soient autorisés à changer d’emploi au bout d’un an a suscité des objections. La crainte est que les travailleurs importés pour remédier à la pénurie de main-d'œuvre dans les régions se laissent attirer par les villes, où les salaires sont plus élevés. Une prolifération des transferts me semble improbable pour les raisons suivantes.

  1. Les employeurs éligibles doivent remplir certaines conditions et payer une partie des dépenses initiales des stagiaires, ce qui a de bonnes chances d’affecter la volonté des patrons d’accepter des stagiaires provenant d’autres entreprises.
  2. L’intérêt des employeurs des zones urbaines pour des travailleurs n’ayant qu’un an de formation risque d’être limité.
  3. Il serait plus sensé pour les employeurs des zones urbaines d’embaucher des travailleurs dotés d’un permis spécifique de travailleur qualifié de catégorie 1, qui autorise les ressortissants étrangers qualifiés à rester jusqu’à cinq ans au Japon pour y exercer l’une des douze activités professionnelles répertoriées. Les ressortissants étrangers sont de plus en plus nombreux à entrer au Japon avec de tels visas après avoir passé les examens appropriés dans leur pays d’origine, et comme les diplômés du PTFI ont droit à ces permis au bout de trois ans, on peut s’attendre à ce que les réserves de ces travailleurs s’accroissent encore.
  4. Les changements d’employeurs peuvent générer une perte de revenu s’il y a une période de transition entre les emplois. Étant donné que les recommandations du comité appellent à une réduction à trois ans de la durée maximale du séjour au titre du programme, aujourd’hui fixée à cinq ans, les stagiaires, préoccupés par l’impact que cela aurait sur le montant total de leurs revenus, vont sans doute éviter de changer d’emploi.

Le comité d’experts s’est entendu sur le minimum d’un an après avoir examiné la question sous une pluralité d’angles, dont la conformité au code national du travail. Les initiatives actuellement en préparation [au sein du Parti libéral-démocrate, au pouvoir] en vue d’ignorer cette recommandation et de demander un allongement de la période d’attente pourraient mettre en danger la stabilité du système et l’accomplissement de ses objectifs fondamentaux.

Particulièrement importante parmi les questions qui restent à aborder est celle de la façon de s’y prendre pour renforcer les fonctions du programme en matière de développement des qualifications. Il va être capital à cet égard de veiller à ce que la formation et l’expérience professionnelle acquises au Japon par les participants les amènent à passer avec succès l’examen japonais de compétence (équivalent à N3) et l’examen de qualifications professionnelles. Ces réussites sont des conditions requises pour l’obtention du permis spécifique de travailleur qualifié de catégorie 2, grâce auquel les migrants peuvent envisager de faire venir leurs familles dans l’Archipel et de se porter candidats au statut de résident permanent.

De tels efforts ont une importance vitale non seulement pour réaliser l’objectif primordial du programme qui consiste à remédier aux pénuries de main-d'œuvre, mais aussi dans la perspective de contribuer à la croissance à long terme de l’économie japonaise en améliorant la productivité de la main-d'œuvre et en encourageant l’innovation au sein des industries de la nation.

(Photo de titre : Pixta)

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