Exportations d’armes létales et d’équipements militaires : qu’implique la stratégie sécuritaire japonaise ?

Politique International

En vertu de nouvelles directives gouvernementales, le Japon fournira aux États-Unis des missiles Patriot. Ce nouveau cadre de travail autorise l’exportation d’armes létales, auparavant interdites. Qu’est-ce qui a changé depuis la mise en place de ces nouvelles directives ? Quelles sont les forces qui interviennent ? Quelles sont ses conséquences ? Tout autant de questions auxquelles un spécialiste de la sécurité tente de répondre dans cet article.

Le 22 décembre 2023, en révisant les Trois Principes sur le transfert des équipements de défense et de technologie de 2014 ainsi que leurs nouvelles directives d’application, le gouvernement du Premier ministre Kishida Fumio a assoupli les restrictions sur les exportations d’armes au Japon.

Adoptés en 1967, les Trois principes sur les exportations d’armes (dénomination de l’époque) ont interdit le transfert d’armes vers les pays du bloc communiste, sous le coup d’un embargo sur les armes décrété par les Nations unies et les pays impliqués ou possiblement impliqués dans des conflits internationaux. En 1976, le gouvernement japonais a interdit les exportations d’armes tous azimuts. Seule une exception a été faite pour le transfert de technologies militaires vers les États-Unis. Les Trois principes sur le transfert d’équipements de défense et les directives pour leur application, adoptés en 2014 par le gouvernement du Premier ministre Abe Shinzô, ont élargi le champ des transferts qui ne faisaient pas l’objet d’une interdiction. Les révisions décrétées le 22 décembre 2023 ont permis l’exportation d’armes létales vers les États-Unis et au-delà.

Concrètement, qu’est-ce qui change ?

Les changements spécifiques de la politique introduits par cette révision sont stipulés dans les directives de mise en application qui ont été modifiées. Les changements clés sont les suivants :

  1. Les équipements de défense de fabrication japonaise sous la licence de société de défense étrangère, y compris les produits finis, peuvent maintenant être exportés vers le pays détenteur de la licence, et de là, vers des pays tiers.
  2. Des équipements de défense finis, dont des équipements dotés d’armes létales, peuvent maintenant être exportés vers d’autres pays à condition qu’ils appartiennent à l’une des cinq catégories suivantes : sauvetage, transport, mise en garde, surveillance ou déminage.
  3. Certains types d’équipements non létaux peuvent maintenant être exportés vers des pays victimes d’agressions illégales, élargissant l’exemption qui s’appliquait exclusivement à l’Ukraine.
  4. Des composants nécessaires à la réparation et à la maintenance d’équipements codéveloppés à l’aide d’autres pays peuvent maintenant être exportés depuis ces partenaires vers des pays tiers (jusqu’à présent, aucune décision n’a été prise sur la réexportation de produits finis).

Le plus important de ces changements est celui qui se rapporte à l’exportation inverse d’équipements de fabrication japonaise sous la licence d’entreprises étrangères. Si les directives précédentes n’autorisaient que l’exportation inverse de composants de licence américaine, elles permettent maintenant le transfert de produits finis ainsi que de composants vers le pays à qui appartient la licence. Le gouvernement japonais a immédiatement fait usage de cette révision afin d’accéder à la requête de Washington pour des missiles guidés surface-air Patriot Advanced Capability-3 (PAC-3). Les stocks américains de missiles intercepteurs avaient été épuisés à la suite de l’aide militaire apportée par le pays à l’Ukraine.

Objectifs et conséquences

Les principes et directives révisés suivent les recommandations soumises par un « groupe de travail » composé de parlementaires, issus du Parti libéral-démocrate (PLD), formation au pouvoir, et de son partenaire de coalition, le Kômeitô. Chargé de parvenir à un consensus bipartisan sur les révisions proposées par le gouvernement, le 13 décembre, l’équipe a soumis ses recommandations, sans pouvoir toutefois parvenir à un accord sur certains points (tels que l’autorisation de transfert de produits codéveloppés vers des pays tiers). C’est pourquoi ces points ont été omis des principes et des directives révisés dans l’attente de nouvelles délibérations. En d’autres termes, la version actuelle des Trois principes et directives devrait être perçue comme un élément qui fait partie d’un processus actuel, ayant pour objectif un changement politique plus radical.

Lors de l’introduction de son rapport, l’équipe de travail composée du PLD et du Kômeitô a qualifié le transfert d’équipements de défense vers l’étranger d’ « instrument politique clé » pour la création d’un « environnement de sécurité souhaitable pour le Japon » et pour la « mise à disposition d’une assistance à des pays faisant l’objet d’une agression en violation du droit international, de l’usage de la force, ou de la menace de le faire ». Les Trois principes révisés reprennent les mêmes termes.

Concernant l’objectif du transfert d’équipements de défense, la déclaration révisée a conservé les trois objectifs stipulés dans le document de 2014 : contribuer plus activement au maintien de la paix et de la sécurité internationales ; renforcer la sécurité et la coopération de défense avec les États-Unis et d’autres pays, partageant les mêmes idées ; maintenir et améliorer la base de défense industrielle et technologique du Japon afin de renforcer la capacité de défense de la nation. De plus, le nouveau document introduit l’idée d’une « dissuasion régionale renforcée » qui n’apparaît pas dans le document de 2014. Comment le transfert d’armements conventionnels est-il supposé contribuer à la dissuasion régionale, difficile de le dire. Mais lorsqu’il est couplé avec les objectifs politiques de « création d’un environnement sécuritaire souhaitable », cet ajout renforce l’impression selon laquelle le Japon est fermement engagé sur la voie de la mobilisation de transferts d’équipements de défense à des fins de sécurité nationale.

À l’instar des versions précédentes, les Trois principes révisés mettent l’accent sur les antécédents d’après-guerre du Japon, en tant que nation attachée à la paix et sur sa détermination à poursuivre cette voie. Tandis que la dernière révision soutient le transfert actif d’équipements de défense en tant qu’instrument d’une politique sécuritaire, la retenue sera sans doute le maître-mot dans l’export des armes. Après tout, même après l’assouplissement des restrictions en 2014, la prudence était de mise. En fin de compte, les seuls résultats significatifs ont été une décision de s’engager dans le développement et le transfert conjoints de composants avec les États-Unis ainsi que le transfert limité d’armes non létales vers certains pays d’Asie du Sud-Est. En effet, grande a été la déception pour ceux qui avaient salué la révision de 2014, y voyant un changement audacieux en matière de politique sécuritaire.

Mais l’environnement sécuritaire a considérablement changé ces dix dernières années. De plus, récemment, la guerre en Ukraine (qui a précipité un amendement des directives permettant au Japon de mettre à disposition de l’aide), la révision de la stratégie de défense nationale du Japon (2022) et les changements actuels en termes d’écosystème d’armement international ont souligné le besoin pour le Japon de revoir les principes et les directives, afin de poursuivre une politique sécuritaire, rationnelle et cohérente.

Vers un réseau d’approvisionnement international ?

Tout d’abord, la guerre en Ukraine a mis en exergue la nécessité d’une coordination internationale accrue de l’assistance militaire et des transferts d’équipements de défense parmi les pays partageant les mêmes idées.

Assurer un approvisionnement adéquat en armes et en munitions en temps de guerre n’est pas chose simple. Une approche basique est donc de constituer des stocks en temps de paix. Seulement, le problème est qu’il n’y a aucune garantie que les stocks d’un pays s’avéreront en nombre suffisant dans le cas d’une guerre prolongée. Si le conflit est évité, les armes et les munitions qui n’auront pas été utilisées seront probablement mises au rebut.

Autre possibilité : maintenir la capacité de renforcer rapidement la production nationale en cas de contingent. Cependant, cette option est plutôt onéreuse, et qui plus est, dans une industrie de la défense qui repose sur des bases commerciales, il n’est guère dans l’intérêt des entreprises privées de maintenir une capacité de production d’armes si elles ne sont jamais appelées à en faire usage.

À la lumière de ces défis, il est maintenant largement admis que l’approche la plus efficace est la répartition du fardeau par la mise en place d’un réseau international pour le transfert d’armes parmi les pays alliés et/ou partageant les mêmes idées. En vertu d’un tel système, un pays qui a cessé la production d’une ancienne génération d’armes pourrait dépendre des stocks d’un pays qui a, lui, continué la fabrication de cette arme sous licence. De plus, d’un point de vue logistique, il est logique d’acquérir des armes dans une zone donnée depuis la base de production la plus proche.

Ainsi que nous l’avons mentionné ci-dessus, après l’adoption des Trois nouveaux principes, le gouvernement a immédiatement annoncé sa décision d’exporter des missiles Patriot vers les États-Unis, sur la demande de Washington. Elle s’explique par la stratégie changeante de l’armée et du corps des marines américains alors qu’ils renforcent les capacités interopérationnelles avec des pays alliés et amis dans la région Indo-Pacifique. La nouvelle stratégie suppose que les opérations de combat seront lancées depuis une zone située à portée de missiles ennemis. Dans de telles circonstances, le meilleur moyen d’acquérir l’efficacité opérationnelle est d’exploiter les ressources régionales prévues pour les moyens de défense des troupes déployées. Il est tout naturel pour le Japon de fournir une telle aide aux forces américaines qui œuvrent pour la protection de la paix et de la sécurité dans la région, conformément aux accords de sécurité entre le Japon et les États-Unis et à la Pacific Deterrence Initiative américaine.

Renforcer la base industrielle

Une révision des Trois principes était déjà à l’ordre du jour dans la Stratégie de défense nationale révisée du Japon, adoptée en décembre 2022. Décrivant la base et la technologie industrielles de défense comme appartenant de façon intrinsèque aux capacités de défense du Japon, la Stratégie nationale de défense stipule que « le Japon œuvrera pour la création d’une industrie de défense robuste et durable nécessaire à un nouveau style de combat, pour la réduction de divers risques au minimum et l’élargissement de ses canaux de vente. » Elle souligne par ailleurs que le transfert d’équipements de défense devrait adhérer aux objectifs politiques définis dans les Trois principes, tout en recommandant un réexamen de ce document et des directives qui l’accompagnent.

Par ailleurs, citant le besoin de renforcer la base technologique du Japon, la Stratégie nationale de défense s’engage à « prendre des mesures actives pour accélérer l’utilisation de la technologie et de la recherche d’entreprise (en matière de défense), ainsi que des technologies appartenant à des industries éloignées du secteur de la défense qui peuvent effectivement être intégrées dans les équipements de défense. » Cela peut être perçu comme une stratégie visant à faire plein usage de la base technologique du Japon pour le développement et la production d’équipements de défense.

Tout en soulignant la nécessité de renforcer l’industrie et la technologie de défense nationale du Japon, la Stratégie nationale de défense insiste également sur l’importance de la coopération et de la collaboration avec les pays alliés et partageant les mêmes idées et le besoin de « tirer activement avantage des technologies civiles de jeunes startups et de la recherche et des institutions académiques nationales ». En conformité avec ces changements dans la stratégie de défense nationale, les directives révisées ont pour objectif de faciliter le transfert des équipements et des technologies de défense, pris dans leur sens large, entre le Japon et ses partenaires sécuritaires dans le monde.

La révision des Trois principes et des directives de mise en application s’inscrit également dans le cadre de la première Stratégie industrielle de défense nationale des États-Unis, définie par le Département de la défense en janvier 2024. La nouvelle stratégie attire l’attention sur la capacité d’approvisionnement limitée de l’industrie de défense du Japon et souligne le besoin de coopération étendue pour un usage maximum des actifs industriels des alliés et partenaires des États-Unis. Cette nouvelle mentalité reflète également le fait que les États-Unis ne se sont pendant des années pas retrouvés dans une situation de monopole dans la technologie de fabrication nécessaire pour la production d’armements avancés.

En conséquence, pour la première fois, les directives du Japon pour le transfert d’équipements de défense autorise l’exportation de produits licenciés vers des pays détenteurs de licences autres que les États-Unis. Elles autorisent également la fourniture de services de réparation ou similaires à d’autres partenaires de sécurité, reconnaissant la probabilité de plus en plus plausible de déploiement de navires et d’avions dans la région et de participation dans des manœuvres conjointes dans des zones situées autour du Japon.

Des problèmes non résolus

Comme mentionné ci-dessus, les Trois nouveaux principes devraient être considérés comme un travail en cours. Reste aux partenaires de coalition à accepter les problèmes que l’équipe n’a pas réussi à résoudre. Au cœur du débat se trouve la pertinence du maintien des restrictions sur les exportations d’armes dans le contexte de la politique du gouvernement qui prévoit l’usage de transferts d’équipements de défense comme un outil de la politique de sécurité notamment en tant que force de dissuasion au niveau régional.

L’une des questions clés qui fait actuellement l’objet d’un débat est d’autoriser ou non les équipements codéveloppés avec d’autres pays à être réexportés vers des pays qui ne font pas partie de ce partenariat. L’issue de ce débat comporte des conséquences majeures pour le Global Combat Air Programme (GCAP), une initiative multinationale menée par le Japon, la Grande-Bretagne et l’Italie pour le développement conjoint d’un avion de combat furtif de sixième génération.

Il est indéniable que de nombreux Japonais ne voient pas d’un bon œil la possibilité que des armes de fabrication japonaise puissent être utilisées dans des guerres et faire des victimes. Nous ne devrions pas être surpris, donc, que certains soient opposés à une politique qui pourrait autoriser des équipements codéveloppés dans des cadres internationaux tels que le GCAP à être réexportés et utilisés à des fins autres que celles qui leur étaient initialement prévues. Cette opposition a longtemps ralenti des décisions concernant des problèmes tels que l’autorisation ou non de transferts d’armes en dehors des cinq catégories définies et l’autorisation ou non pour les partenaires de développement du Japon de réexporter des produits développés en accord avec leur propre politique. Cependant, ayant choisi de participer au développement conjoint d’armes et à leur production selon le GCAP, il est nécessaire pour le Japon d’adapter ses politiques à de nouvelles réalités de l’écosystème de défense international. (Le 26 mars, le gouvernement japonais a approuvé l’assouplissement des restrictions à l’exportation afin de faciliter la participation du Japon au projet.)

Les Trois nouveaux principes prévoient également des conditions et des procédures plus strictes pour l’approbation des exportations qui ne sont pas expressément interdites par les directives. Cet accent mis sur le processus renforce l’impression selon laquelle le Japon cherche à jeter les bases institutionnelles vers une politique pour les exportations d’armes plus proactive, qui repose sur la décision politique d’utiliser des transferts d’équipements de défense comme un instrument faisant partie de la politique de sécurité.

Les Trois principes et directives révisés ont clarifié les objectifs des transferts d’équipements de défense et le processus d’approbation de ces transferts. Cependant, des politiques claires doivent encore être élaborées sur l’usage des exportations de matériels de défense en soutien des objectifs de sécurité spécifique. À l’avenir, la pression sur le gouvernement comme sur les deux formations politiques au pouvoir sera de plus en plus importante pour articuler leurs politiques en matière d’exportations de matériel de défense dans le contexte d’une vision cohérente de sécurité nationale.

(Photo de titre : le système de missiles guidés surface-air PAC-3 MSE des Forces d’autodéfense aériennes japonaises, fabriqué dans l’Archipel, sous la licence de Lockheed Martin, photographié lors d’un entraînement à l’Académie de défense nationale de Yokosuka, dans la préfecture de Kanagawa, en octobre 2021. Jiji)

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