Le Théâtre national du Japon dans la tourmente : quel avenir pour les artistes et le public ?

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Depuis son ouverture en 1966, le Théâtre national du Japon met à l’honneur les arts du spectacle traditionnels de l’Archipel. Mais ses installations devenues vétustes ont malheureusement dû fermer récemment. Si un plan de redéveloppement du complexe avait été élaboré, il est maintenant lui aussi au point mort, soulevant des interrogations concernant la politique culturelle et l’avenir des représentations artistiques au Japon.

La scène emblématique du Théâtre national du Japon, célèbre pour ses planches de cyprès et sa machinerie scénique sophistiquée, a baissé le rideau. La dernière représentation s’est tenue en octobre 2023 et les projets de réaménagement du site en collaboration avec le secteur privé sont au point mort, laissant les professionnels des arts du spectacle traditionnels du Japon et leurs fans dans le flou le plus artistique.

Origine et mission

Situé juste en face du palais impérial, le Théâtre national a vu le jour en 1966. À l’origine, il s’agissait de « préserver et promouvoir les arts du spectacle traditionnels anciens du Japon » par le biais de « représentations, formation de la génération à venir et recherches ».

La proposition d’un théâtre national au Japon avait été soumise à plusieurs reprises dès les premières années de l’ère Meiji (1868–1912), chacune reflétant les aspirations de l’Archipel à cette époque. À l’ère Meiji, la création d’un théâtre national a été encouragée dans le contexte de campagne d’occidentalisation menée par le gouvernement. Après la Seconde Guerre mondiale, ce théâtre prit une signification totalement différente ; il était maintenant devenu le symbole de la renaissance du Japon en tant qu’ « État culturel ». Mais il faudra attendre 1954 pour que les bases d’un tel programme voient le jour, avec la révision de la Loi sur la protection des biens culturels. Celle-ci prévoyait la mise en place d’un système pour la préservation de « biens culturels non matériels », dont l’artisanat traditionnel et les arts du spectacle. Cette révision du texte de loi ouvrit la voie à la création d’une institution centrale chargée de promouvoir une politique nationale globale pour les arts du spectacle.

Le Théâtre national donne à des professionnels aguerris dans les arts du spectacle traditionnels japonais l’opportunité d’explorer et d’étudier les œuvres en profondeur et de produire des représentations soignées. Le Théâtre national a par ailleurs apporté un large soutien au développement des arts du spectacle tant au niveau amateur que semi-professionnel, permettant l’accès à une grande variété d’artistes indépendants.

L’une des principales fonctions du Théâtre national est de former de jeunes artistes, qui à leur tour transmettront les traditions des arts du spectacle japonais. Le kabuki est traditionnellement dominé par des familles bien établies, dont les compétences se sont transmises de génération en génération. Cependant, aujourd’hui, les diplômés du programme de formation du Théâtre national représententenviron 30 % des acteurs de kabuki actuellement en exercice et près de 90 % des conteurs artistiques et musiciens. En 2019, Takemoto Aoidayû, qui a suivi l’un de ces programmes, a été désigné Trésor national vivant.

La raison d’être du Théâtre national réside dans son soutien sans faille aux aspects essentiels de la préservation de la culture, qui ne saurait être réduite au secteur privé sous prétexte qu’elle ne peut générer des bénéfices à court terme. Le Théâtre national, c’est la présentation d'œuvres classiques authentiques dans leur forme originale et la formation de jeunes artistes, messagers des traditions des arts du spectacle japonais.

Mais la relève est loin d’être assurée. Le public du Théâtre national, à l’instar de ses acteurs, a l’âge de ses artères. Victime de son image de lieu « huppé », le complexe peine à susciter l’intérêt de jeunes nouveaux spectateurs.

Bien conscient de cette réalité, c’est avec un œil neuf, plus ouvert, que le gouvernement japonais a élaboré sa politique, davantage orientée vers l’avenir. Le lieu resteraitle même mais il réaffirmerait l’engagement qui est celui du Théâtre national, un engagement dévoué aux arts du spectacle traditionnels. Il serait plus ouvert, plus accessible. Le nouveau théâtre serait une plateforme dynamique qui pourra aussi fonctionner comme un centre international de tourisme culturel. L’ouverture était prévue pour l’automne 2029.

En 2022 et 2023, deux appels d’offre successifs ont échoué, entraînant la fermeture du complexe en octobre 2023. Va-t-il rouvrir ? Si oui, quand ? Tout autant de questions demeurées sans réponse.

Les entraves aux investissements publics

Le réaménagement du complexe du Théâtre national a été présenté comme une initiative majeure de l’État impliquant de nombreux organismes, dont le ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie (MEXT), l’Agence des affaires culturelles et le ministère de l’Aménagement du territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme. Répondant aux interrogations de la commission du budget de la Chambre des conseillers en mars dernier, le Premier ministre Ishiba Shigeru a qualifié le Théâtre national de « visage des arts au Japon ». Pour lui, l’impasse dans laquelle se trouve actuellement le complexe est tout simplement inacceptable. Pourtant, le projet ne semble guère évoluer.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’échec de l’appel d’offre lancé par le gouvernement. Tout d’abord, et principalement, la pénurie de main-d’œuvre engendrée par la reprise post-coronavirus soudaine des projets de construction ainsi que la hausse du coût des matériaux, elle-même due à un yen faible et à la guerre en Ukraine. Ces problèmes ne sont d’ailleurs pas uniques au projet du Théâtre national ; d’autres appels d’offres pour des hôpitaux, des écoles ou encore des bâtiments dans des communautés sinistrées n’ont eux non plus pu trouver preneur, des faits abondamment relayés par les médias.

Mais ces facteurs ne sont pas les seuls et s’ajoutent à d’autres.

Citons tout d’abord les exigences en matière d’architecture et d’ingénierie. Les arts du spectacle traditionnels japonais nécessitent des aménagements particuliers pour la mise en scène. Les scènes de kabuki, par exemple, comportent généralement une piste surélevée (hanamichi) par laquelle les artistiques entrent et sortent en traversant le public et de nombreuses œuvres nécessitent des équipements spécifiques tels qu’une scène tournante, des ascenseurs et d’autres machineries complexes.

Le Théâtre national lors de son achèvement. Les gradins des spectateurs (en haut) donnent sur la scène. La scène tournante d’un diamètre de 20 mètres est équipée de 16 plateformes mobiles (en bas) permettant une grande variété d’effets complexes (octobre 1966). (© Jiji)
Le Théâtre national lors de son achèvement. Les gradins des spectateurs (en haut) donnent sur la scène. La scène tournante d’un diamètre de 20 mètres est équipée de 16 plateformes mobiles (en bas) permettant une grande variété d’effets complexes (octobre 1966). (© Jiji)

Le Théâtre national était alors doté de la plus grande scène tournante du Japon, avec un diamètre de 20 mètres. La scène de kabuki comportait elle aussi 16 plateformes pouvant être surélevées et abaissées séparément. La machinerie qui contrôle ces effets s’étend sur cinq niveaux en sous-sol et pèse près de 300 tonnes. Aucun artisan ou ingénieur n’est malheureusement plus en mesure de partager le bagage de connaissances apporté par la construction du complexe, il y a maintenant plus de soixante ans. De longues années d’expertise seront nécessaires aux concepteurs pour trouver la meilleure approche, sans oublier bien sûr le fait que l’autoroute métropolitaine passe directement sous le site.

Par ailleurs, au Japon, un pays où les tremblements de terre sont fréquents, les bâtiments publics doivent répondre à des normes de sécurité strictes, lesquelles se sont durcies au fil des années. C’est en partie pourquoi la démolition du Théâtre national a été décidée. Vétuste, il ne s’agit plus de simplement rénover le complexe, mais de le reconstruire dans sa totalité, montrant l’ampleur des modifications structurelles nécessaires pour une conformité aux normes en vigueur.

Les limites d’une initiative de financement privé

Autre problème : la méthode d’initiative de financement privé choisie pour mener à bien cet ambitieux projet. Dans le cas d’une initiative de financement privé, le gouvernement est lié par un contrat à long terme avec une entreprise privée chargée de la construction et de la gestion d’une installation publique. Il s’agit, dans le cadre de ce contrat, d’empêcher une explosion des coûts pour le gouvernement, en veillant à ce que la rentabilité et l’efficacité soient incorporées à chaque étape du processus, sans oublier l’entretien et la gestion des lieux même après la construction. Depuis le début des années 2000, les initiatives de financement privé sont de plus en plus fréquentes dans les projets d’infrastructure publique.

On comprend maintenant aisément la méthode choisie par le gouvernement pour le projet du nouveau Théâtre national. La société grisonnante d’une population en déclin entraîne une hausse considérable des dépenses de sécurité, alors même que l’assiette fiscale se réduit d’année en année, plaçant le gouvernement dans une situation budgétaire difficile. Même si le rôle central est important, en tant que « visage des arts au Japon », justifier l’utilisation de l’argent des contribuables pour la reconstruction d’une installation onéreuse qui, selon certains criques, ne bénéficiera qu’à un petit nombre de privilégiés, n’est pas chose aisée.

C’est dans cet esprit que le gouvernement a opté pour un projet d’initiative de financement privé, ayant pour objectif de développer un complexe polyvalent comprenant notamment, en plus des théâtres, des installations privées, génératrices de profits telles que des hôtels, des restaurants ou encore des cafés. Il s’agissait de créer un espace public apprécié par un plus grand de nombre de personnes, tout en maintenant les fonctions principales du Théâtre national, et en réduisant au minimum l’impact sur les finances publiques.

Mais les soumissionnaires potentiels ont été découragés par les risques engendrés ; gérer et maintenir l’installation pendant 20 ans après son achèvement, tout en versant de l’argent à l’État pour l’utilisation du terrain (avec un loyer initialement calculé à 965 millions de yens par an). Si les recettes n’atteignaient pas les objectifs, l’entreprise essuierait de lourdes pertes à long terme.

En février dernier, les décideurs ont annoncé leur intention de rendre ce projet plus attrayant pour les développeurs du secteur privé, notamment en réduisant le loyer et en revoyant à la baisse certaines exigences, telles que l’inclusion d’un hôtel au sein du complexe. Le gouvernement a maintenant alloué près de 102 milliards de yens pour la construction, dont des fonds supplémentaires visant à pallier la hausse des coûts. Cependant, aucune information n’a pour l’heure été divulguée concernant une troisième initiative de financement privé.

De moins en moins d’espaces, des traditions menacées

Malgré la fermeture des espaces réservés aux représentations, le Théâtre national n’a pas complètement cessé ses activités. Certaines des installations servant à l’apprentissage et à la pratique au sein du complexe peuvent toujours être utilisées, et de jeunes artistes continuent d’être formés au National Olympics Memorial Youth Center, dans l’arrondissement tokyoïte de Shibuya. Mais comme vous le diront les professionnels, « une représentation vaut cent répétitions ». Ne plus pouvoir donner de représentations devant un public pendant cinq ans, voire plus, pourrait être un frein, ou mettre fin, à des carrières de futurs prodiges.

Bien conscients de ce danger, le Théâtre national a multiplié les efforts pour aménager d’autres endroits pour ses représentations. Mais selon une étude menée par le Geidan-kyô (Conseil japonais des droits des artistes et des organisations des arts du spectacle), le nombre de représentations pour le kabuki et le bunraku prévues par le Théâtre national en 2024 avait chuté respectivement de 42 % et 5 % par rapport à 2019, mettant en péril la survie même du kabuki en tant qu’art du spectacle vivant.

Majoritairement en cause : le nombre limité de théâtres à Tokyo. Même avant la fermeture du Théâtre national, les fermetures de théâtres pour rénovations ou pour raisons financières avait intensifié la concurrence pour les espaces restants. Les salles publiques gérées par des gouvernements locaux fonctionnent selon le principe d’accès égal pour tous les membres de la communauté, que les artistes dépendent ou non des représentations publiques pour gagner leur vie.

Autre problème : la relation entre les artistes et le Théâtre national. La plupart des théâtres nationaux européens possèdent leur propre compagnie résidente et emploient des artistes et des metteurs en scène comme personnel permanent. Si un théâtre de ce type devait réduire le nombre de ses représentations, avec pour conséquence des bénéfices moindres, les syndicats pourraient à leur tour s’en mêler et cela pourrait même entraîner des procès administratifs. C’est pourquoi, lorsqu’un théâtre national européen s’apprête à fermer pour rénovations, l’organisme gérant prend les devants et cherche d’autres alternatives, notamment en organisant des tournées internationales.

Le Théâtre national du Japon n’emploie pas d’artistes ou de metteurs en scène de façon permanente. Lorsque les opportunités de représentations diminuent, ce sont les artistes qui doivent compenser la perte de revenus en levant des fonds ou en cherchant eux-mêmes des opportunités de pouvoir donner des représentations.

C’est donc pour cette raison que les artistes du Théâtre national ont décidé de former un front uni pour solliciter des subventions, organiser des collectes de fonds, planifier des programmes et organiser des représentations indépendantes, notamment des tournées dans et hors des frontières de l’Archipel. Mais les choses n’ont pas été simples, loin de là, en raison d’une concurrence intense pour l’obtention de fonds et d’espaces de représentations.

Clarifier la mission

Le projet de réaménagement du Théâtre national fait débat, notamment sur des points essentiels tels que l’endroit du complexe et les méthodes de financement. Mais le problème principal peut se résumer à la question suivante : quelles sont les attentes du public et des artistes vis-à-vis du Théâtre national du Japon ?

Les premiers théâtres nationaux ont vu le jour en Europe, coïncidant avec une vie civique de plus en plus importante dans les États-nations modernes. Mais au Japon, le contexte historique est totalement différent, à l’instar du milieu culturel dans lequel ce modèle étranger a été transplanté. Le Japon, lui, possédait déjà son propre système, avec des troupes de théâtre et de danse distinctes, chacune ayant ses propres traditions, méthodes et styles de représentation différents. L’ajout d’un théâtre national de style européen sur ce système, qui fonctionnait pourtant très bien, a (et c’était à prévoir) soulevé un certain nombre de problèmes.

Une clarification de l’objectif et de la place du Théâtre national dans la vie du public japonais prend donc d’autant plus d’importance, avant même d’entamer ce projet de réaménagement historique. Qui pourrait croire que les délibérations et les discours menés ont été suffisants pour y parvenir ?

Cette interruption inattendue des activités du Théâtre national, c’est une chance de repartir à zéro pour les cent prochaines années, et il serait dommage de ne pas la saisir. C’est aussi l’occasion de réévaluer la politique culturelle du Japon concernant les arts du spectacle. Une infrastructure culturelle stable fait cruellement défaut au Japon, où les artistes pourraient se former en toute sécurité, explorer leur art et gagner leur vie dignement. Des théâtres publics devront être construits, adaptés à des usages spécifiques, mais qui pourront être partagés lorsque l’un ou l’autre devra fermer temporairement pour causes de rénovations. Il est nécessaire pour le gouvernement de considérer les arts du spectacle comme une industrie, et non plus comme un passe-temps, et de mettre en œuvre des politiques qui fourniront un environnement professionnel pérenne pour les artistes, au niveau individuel comme collectif, qui seront en mesure de compter sur les représentations publiques pour gagner leur vie. La recherche de solutions optimales devrait se faire avec cette prémisse à l’esprit.

(Photo de titre : le Théâtre national de Tokyo. Jiji)

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