De Curtis LeMay à Donald Trump : la dangereuse persistance de la mentalité de « la paix par la force »

Politique International

Le chef militaire américain Curtis LeMay a dirigé des bombardements aériens qui ont tué des centaines de milliers de citoyens japonais dans les dernières heures de la Seconde Guerre mondiale. Mais il a été décoré par le gouvernement nippon après le conflit. Dans son nouvel ouvrage, un spécialiste en littérature note que les opinions de Curtis LeMay sont encore très présentes aujourd’hui, constituant par ailleurs pour chacun de nous une menace dans le monde moderne.

Kamioka Nobuo KAMIOKA Nobuo

Traducteur et spécialiste de la littérature américaine. Professeur à l’université Gakushûin. Né en 1958. Titulaire d’une maîtrise de l’Université de Tokyo et de l’Université Brown. Il a traduit des œuvres d’auteurs américains de renom, notamment La danse de l’eau de Ta-Nehisi Coates, Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen et Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee. Parmi ses ouvrages figurent « Curtis LeMay : l’homme qui a mené le grand raid aérien sur Tokyo » (Tokyo daikûshû o shiki shita otoko Curtis LeMay), publié en février 2025.

Un seul commandant responsable de tout un massacre

Curtis LeMay (1906–1990) a supervisé de nombreux bombardements sur le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment celui qui a détruit la ville de Tokyo et ses environs, le 10 mars 1945. Il était alors général de division dans l’armée de l’air américaine.

Également connu sous le nom d’opération Meetinghouse, le bombardement a coûté la vie à près de 100 000 personnes et pourrait ainsi être qualifié d’acte génocidaire contre le peuple japonais.

La ville de Tokyo réduite en cendres après le bombardement, en mars 1945. (© AFP/Jiji)
La ville de Tokyo réduite en cendres après le bombardement, en mars 1945. (© AFP/Jiji)

Jusqu’à son dernier jour en exercice, en février 1965, Curtis LeMay a occupé de nombreux postes clés au sein de l’armée armée américaine d’après-guerre, s’élevant au rang de chef d’état-major de l’armée de l’air. Il a toujours été partisan du recours à la force écrasante des États-Unis, y voyant un moyen de maintenir la paix, y compris l’utilisation potentielle d’armes nucléaires. Il a adopté une approche radicale pour résoudre les conflits de la Guerre froide, tels que la Guerre de Corée, la Crise des missiles de Cuba ou encore la Guerre du Vietnam. Lorsqu’il s’est présenté en tant que candidat pour devenir vice-président des États-Unis, en 1968, il n’a pas hésité à exposer diverses opinions personnelles bellicistes, affirmant par exemple que le recours aux armes nucléaires pouvait parfois être le « moyen le plus efficace » pour assurer la sécurité et la victoire.

Curtis LeMay est toutefois peu connu au Japon. Dans son ouvrage publié en 2025, « Curtis LeMay : l’homme qui a mené le grand raid aérien sur Tokyo » (titre original : Tokyo daikûshû o shiki shita otoko Curtis LeMay), première biographie en japonais consacrée au chef militaire, le professeur Kamioka Nobuo, de l’Université Gakushûin, partage ses réflexions sur ce personnage emblématique de la guerre.

Il raconte d’abord comment il a découvert Curtis LeMay, en lisant les œuvres de Kurt Vonnegut et Tim O’Brien. « J’ai appris que pendant la Guerre du Vietnam, un commandant avait insisté pour bombarder le nord du Vietnam « jusqu’à le ramener à l’âge de pierre ». Et cet homme, c’était Curtis LeMay. » Kamioka a plus tard été surpris que le Japon ait décerné le Grand Cordon de l’Ordre du Soleil Levant à un homme aussi diabolique. Cependant, après des recherches approfondies, il en est arrivé à la conclusion selon laquelle, en fait, le démon n’était pas Curtis LeMay.

Le « sens de la justice » américain et les bombardements aveugles

Les bombardements aériens aveugles sur les populations civiles ont coûté la vie à de nombreuses personnes qui n’ont pas combattu pendant la Première Guerre mondiale. Cette pratique a plus tard été qualifiée d’inhumaine et contraire aux lois de la guerre reconnues à l’international. Cependant, le bombardement allemand de la Luftwaffe sur Guernica, en Espagne (1937) et le bombardement japonais de Chongqing (1938) ont affaibli ce tabou, et alors que le deuxième conflit mondial prenait de l’ampleur, d’autres pays se sont, eux aussi, peu à peu, mis à bombarder les villes à l’aveugle. Cette approche du bombardement aérien est différente de celle du « bombardement de précision », qui vise des installations militaires et non des zones habitées. Curtis LeMay en est cependant arrivé à la conclusion selon laquelle les bombardements de masse à basse altitude étaient une approche plus souhaitable dans le cas du Japon, y voyant une efficacité optimale tout en minimisant les dommages pour le côté japonais. Et il justifiera cette approche : « Les pertes civiles font partie de la guerre. » C’est ensuite cette stratégie-là même qu’il a appliquée à grande échelle lors des attaques aériennes sur l’Archipel à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Mais pour le professeur Kamioka, la responsabilité n’est pas seulement celle de Curtis LeMay. À cette époque, le Japon était allié avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Il avait envahi d’autres pays et attaqué le territoire américain et ses forces à Pearl Harbor. Par ailleurs, Washington était convaincu que « même s’il était poussé à bout, le Japon n’abandonnerait jamais ». Se retrouvant face à un tel ennemi, « l’armée américaine et le peuple américain tout entier pensaient qu’ils étaient dans leur droit, et que le Japon était l’ennemi à abattre, rendant la pratique de bombardements aveugles inéluctable, voire justifiable. »

De plus, les Forces de l’armée de l’air de l’époque constituaient une unité au sein de l’armée américaine, et les officiers supérieurs avaient l’ambition de détacher cette unité pour créer « Air Force », une organisation militaire indépendante. Il était donc dans leur intérêt de montrer la puissance des forces de l’armée de l’air et de s’attribuer le mérite d’avoir mis fin au conflit grâce aux bombardements aériens. Curtis LeMay était « l’homme de la situation » qui allait prendre les choses en main, désireux de mener lui-même la campagne des bombardements.

Un homme d’action pragmatique et compétent

Connaissant maintenant bien la vie de Curtis LeMay, pour le professeur Kamioka, il était le « pragmatique ultime ».

Curtis LeMay est issu d’une famille pauvre. Lorsqu’il était enfant, un jour, il a levé les yeux au ciel. Il n’en a pas fallu plus ; voir cet avion en vol lui a donné envie de devenir pilote. Dans l’armée, il a gravi les échelons grâce à ses études assidues de pilotage, de navigation et des méthodes d’entretien des avions. Il s’est construit une réputation d’homme compétent et d’action et pour lui, la fin justifiait les moyens. Il cherchait toujours les protocoles les plus efficaces pour atteindre les meilleurs résultats.

Curtis LeMay a reçu le Grand cordon de l’Ordre du Soleil levant (distinction de première classe) du gouvernement japonais en 1964, à l’occasion du dixième anniversaire de la création des Forces aériennes d’autodéfense japonaises.

Pour le professeur Kamioka, l’Agence de défense japonaise de l’époque a recommandé la décoration de Curtis LeMay par « désir sincère » d'« exprimer sa gratitude au chef de l’armée de l’air américaine ». « Il était coutume pour le personnel militaire américain qui avait apporté sa contribution aux Forces d’autodéfense d’être décorés lorsqu’ils prenaient leur retraite, quelle que soit leur implication et indépendamment de leurs actions pendant la guerre.

Le fait que Curtis LeMay, qui a réduit de nombreuses villes au Japon à l’état de cendres, ait été décoré par l’empereur du Japon n’a été abondamment relayé par la presse qu’à Hiroshima et à Okinawa. Au niveau national, les médias y ont peu porté attention et aucune protestation ou manifestation n’a eu lieu.

Le professeur Kamioka Nobuo (© Yokozeki Kazuhiro)
Le professeur Kamioka Nobuo (© Yokozeki Kazuhiro)

Le professeur Kamioka laisse entendre que ce phénomène peut s’expliquer par le fait que « la population ne savait pas vraiment que Curtis avait supervisé les bombardements aériens qui avaient visé le territoire japonais. » Par ailleurs, il a été accordé davantage d’importance aux dommages causés par les bombes atomiques que par les bombardements incendiaires. Curtis LeMay n’était pas profondément impliqué dans la planification du largage des bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki. Il n’a été que le témoin du départ de l’appareil qui les transportait.

Cependant, pour le professeur Kamioka, il est clair que « puisque Curtis a dirigé de nombreux bombardements aériens qui ont coûté la vie à plusieurs milliers de personnes, le gouvernement japonais aurait dû soumettre au débat la question de sa décoration, plutôt que de simplement suivre les recommandations de l’Agence de défense. » Et cela est d’autant plus le cas que Curtis LeMay était un personnage controversé aux États-Unis à l’époque, en raison de ses opinions ultra-bellicistes sur l’usage de la force militaire. Les médias japonais auraient également dû s’intéresser davantage à ce personnage ; faire des recherches à son sujet et évoquer son parcours et le caractère approprié ou non de cette récompense. »

La « paix par la force » : une mentalité encore très présente aujourd’hui

Ce sont ces idées qui ont fait connaître Curtis LeMay. Il était convaincu que les guerres modernes ne se gagnent pas sans tuer des civils. Une phrase de lui est restée célèbre : « Toute guerre est immorale, et si cela doit vous déranger, alors vous n’êtes pas un bon soldat. » Il était un fervent défenseur du concept de la « paix par la force ». Pour lui, la puissance écrasante de l’armée américaine était le meilleur moyen de convaincre le camp ennemi qu’il n’avait aucune chance de sortir victorieux, lui coupant l’herbe sous le pied et évitant de ce fait tout conflit éventuel futur. Aucune imagination ni compassion pour les vaincus. Selon le professeur Kamioka, il ne s’agissait pas d’une caractéristique problématique de Curtis LeMay lui-même, mais plutôt de l’approche de la guerre adoptée par les États-Unis.

Pour Kamioka Nobuo, les êtres humains peuvent être plus ou moins divisés en deux catégories : « Ceux qui ont de l’imagination et de l’empathie envers les autres dans une situation différente de la leur, et ceux qui n’en ont pas. Et Curtis LeMay appartenait à la deuxième catégorie. Il n’a jamais prêté attention ou ni même rendu hommage aux centaines de milliers de Japonais qui ont perdu la vie en raison des ordres qu’il a donnés. Ces personnages dominent encore dans l’actuel establishment politique et militaire américain, ajoute le professeur, et n’hésitent pas à éliminer les opinions dissidentes. Même après que le chaos au Vietnam a stimulé le sentiment anti-guerre et l’opposition aux États-Unis et dans le monde, nombreux sont ceux qui sont restés partisans de la mentalité la « paix par la force » si chère à Curtis LeMay.

Pour le professeur Kamioka, les conclusions tirées de ses recherches sont toujours valables à l’époque actuelle.

« Le peuple américain n’a pas été éduqué correctement pour entamer une réflexion sur les fautes de son pays. C’est la raison pour laquelle tant de personnes croient, de façon simpliste, que les actions des États-Unis sont justes et pensent que quelques vies sacrifiées peuvent suffire pour parvenir à la paix. La condition est seulement d’être prêt à utiliser la force pour éliminer les autres pays. Cette mentalité de la « paix par la force » continue d’être présente encore aujourd’hui et se répand dans de nombreux esprits.

Dans son analyse de la situation actuelle, le professeur Kamioka décrit le président américain Donald Trump comme l’ultime exemple d’une personne appartenant à la même catégorie que Curtis LeMay, une personne qui manque d’imagination comme d’empathie : « En raison de la puissance et de l’influence significative des États-Unis dans le monde, je crains que la notion de « America First », l’idée selon laquelle les Américains devraient seulement penser à ce qui est bon dans l’immédiat pour leur pays, ne puisse être à l’origine de troubles à l’échelle internationale, et mener ultimement à un effondrement total. Je suis professeur de littérature, et la littérature aide à imaginer les sentiments des autres et à développer des sentiments de compassion pour eux. Je pense qu’à une époque où de nombreux pays adoptent des approches similaires à celles de l’administration Trump en matière de politique étrangère, le pouvoir de la littérature est plus que jamais nécessaire. »

S’il n’y avait pas eu de guerre, que serait devenu Curtis LeMay ?

Le professeur Kamioka est spécialiste en littérature, il est donc surprenant qu’il ait choisi d’écrire un livre sur Curtis LeMay, un soldat et un officier militaire de haut rang. C’est l’histoire et l’expérience de sa propre famille pendant la guerre qui l’ont poussé à écrire un livre consacré à ce personnage.

Dans le bureau du professeur Kamioka, à l’Université Gakushûin (© Yokozeki Kazuhiro)
Dans le bureau du professeur Kamioka, à l’Université Gakushûin (© Yokozeki Kazuhiro)

« Mon père était formé en tant que « torpille humaine » à l’école navale sous-marine d’Ôtake, dans la préfecture de Hiroshima. Heureusement, la guerre a pris fin avant qu’il ne soit envoyé au front. Ma mère a également vécu le bombardement aérien de Jôhoku, à Tokyo en 1945. Grâce à eux, j’ai compris la cruauté de la guerre. Ce sont eux qui m’ont inspiré l’écriture de ce livre. »

Toutefois, le professeur Kamioka pense que Curtis LeMay n’était pas un homme foncièrement brutal, ou même un meurtrier. En fait, il était « un officier supérieur, à qui ses hommes faisaient confiance, et un mari, et un père qui aimait sa famille plus que tout. » Curtis LeMay était un contemporain de l’aviateur romancier français Antoine de Saint-Exupéry. Tous deux rêvaient de s’envoler dans les airs à une époque où l’aviation n’en était encore qu’à ses balbutiements. L’un deviendra un chef militaire, l’autre écrira Le Petit Prince, notamment. Pour le professeur Kamioka, Curtis LeMay aurait été un bon pilote s’il n’y avait pas eu la guerre. Cependant, ses compétences et son sens aigu du devoir ont fini par coûter la vie à de nombreuses personnes. « Comment la guerre crée-t-elle des personnages comme Curtis LeMay ? », c’est la question à laquelle le professeur Kamioka se propose de réfléchir dans son ouvrage. « La guerre fait faire d’atroces choses. C’est pourquoi il faut éviter la guerre à tout prix. » ajoute-t-il.

Sur le campus de l'Université Gakushûin (© Yokozeki Kazuhiro)
Sur le campus de l’Université Gakushûin (© Yokozeki Kazuhiro)

(Texte de Koizumi Haruna et Igarashi Kyôji de Power News. Photo de titre : le dernier ouvrage de Kamioka Nobuo [© Hayakawa shobô] et son sujet, Curtis LeMay. [AP/Aflo])

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