La promesse du multilatéralisme : les souhaits de l’ONU et ce que le Japon attend

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Guy Ryder, secrétaire général adjoint de l’ONU, parle ici des problèmes auxquels la communauté internationale se trouve aujourd’hui confrontée, du rôle important qui incombe au multilatéralisme pour les surmonter, et des espoirs que lui inspirent les Sommets pour le futur des prochaines années. L’interview est réalisée par Akasaka Kiyotaka, président de Nippon.com.

Guy Ryder Guy RYDER

Secrétaire général adjoint de l’ONU chargé des politiques. Au terme de ses études à l’université de Cambridge et à l’université de Liverpool, a effectué une longue carrière dans diverses institutions internationales liées au monde du travail, carrière qui a culminé avec deux mandats de directeur général de l’Organisation internationale du Travail (OIT). Occupe son poste actuel depuis octobre 2022.

Le multilatéralisme remis en cause

—— Le premier problème, et le plus urgent, sur lequel j’aimerais vous interroger est la guerre en Ukraine. Le secrétaire général a dit qu’il n’existe pas encore d’opportunité pour de sérieuses négociations de paix entre la Russie et l’Ukraine. L’Occident s’est montré uni au Sommet du G7 à Hiroshima, mais les gens continuent de se demander quand et comment la guerre va prendre fin, et quel est le rôle qui incombe aux Nations unies.

GUY RYDER  Pour répondre honnêtement à votre question, je dois dire que nous ne savons ni comment ni quand elle va prendre fin. L’invasion de l’Ukraine par la Russie constituait une violation manifeste du droit international et de la Charte des Nations unies. Le secrétaire général s’est rendu à Moscou et à Kiev, où il s’est entretenu avec les dirigeants, mais pour le moment il ne voit ni les conditions ni l’espace adéquats pour des négociations de paix.

Cela ne veut pas dire que les Nations unies ne font rien. Le monde est le théâtre de nombreux conflits, mais la guerre en Ukraine se distingue par l’ampleur mondiale de ses effets secondaires — sur l’alimentation, sur les approvisionnements en combustible et en énergie, et sur la finance. Nombre de pays du Sud se trouvent en difficulté dans ces trois domaines. Le secrétaire général et l’ONU font de leur mieux pour remédier à ces effets secondaires. Prenons l’Initiative de la mer Noire, que l’ONU a négociée avec la Turquie, la Russie et l’Ukraine en vue d’assurer la continuité des exportations d’aliments et d’engrais. C’est une tâche difficile. L’accord n’a été renouvelé que pour deux mois, et l’ONU continue de s’efforcer d’obtenir son extension. Toujours est-il que cette intervention de l’ONU a joué un rôle important.

Il y a deux autres domaines où l’ONU a déployé son activité, certes de façon moins visible. L’un est la sécurité nucléaire à la centrale de Zaporijjia, en coopération avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Et l’autre est le travail humanitaire, y compris les échanges de prisonniers de guerre. On voit donc que, bien qu’elle n’ait pas joué un rôle direct dans les négociations de paix et que l’avenir reste incertain, l’ONU s’est montrée très active dans ces domaines.

—— Vous êtes à l’heure actuelle en train de vous préparer pour le Sommet de l’avenir prévu en 2024. Si la guerre se prolonge, quel impact cela aura-t-il sur l’environnement au sein duquel va s’orchester le grand accord à atteindre dans le futur ?

G.R.  L’espace multilatéral, à New York et ailleurs, est remis en cause par diverses tensions, dont celles générées par la guerre en Ukraine. Mais, quelles que soient les circonstances, l’ONU a pour vocation d’aller de l’avant et de faire montre de détermination dans la préparation du sommet.

Le Sommet de l’avenir offre l’opportunité de réaliser un certain nombre d’objectifs : renforcer le multilatéralisme, le rendre plus efficace et améliorer son maillage, en faire un outil mieux adapté pour répondre aux nombreux et sérieux défis que l’avenir tient en réserve. Nous espérons que le sommet va déboucher sur un engagement des États membres en faveur d’un Pacte pour le futur. Le sommet est l’apogée du processus Notre programme commun — que l’ONU assimile à un « turbocompresseur » destiné à stimuler l’action en faveur des Objectifs de développement durable (ODD). Désormais ces programmes ne sont plus en compétition, mais complémentaires : s’investir dans le Sommet de l’avenir ne porte pas atteinte au sommet des ODD, prévu pour le mois de septembre de cette année. Et de fait, le secrétaire général a répété à plusieurs reprises que l’événement-clef de cette année sur la scène multilatérale est le sommet des ODD, dont la réussite va ouvrir un chemin vers celle du Sommet de l’avenir.

C’est une exgération que de dire que ce sommet et le Pacte pour le futur ont pris la relève des ODD. Le sommet, qui vient en complément du Programme 2023, vise à accélérer l’avènement des ODD.

La durabilité a-t-elle pris du retard ?

—— Le secrétaire général a dit que nous avons pris du retard en ce qui concerne la réalisation des ODD. Et pourtant, ici au Japon, ils jouissent d’une grande visibilité — dans les écoles, les entreprises et les instances publiques, partout. Le Japon, semble-t-il, fait un bon travail à cet égard.

G.R.  Cela révèle une certaine divergence à travers le monde. La sensibilisation et l’adhésion aux ODD sont très impressionnantes. Les sondages montrent une sensibilisation de 92 % des Japonais aux ODD, ce qui est énorme.

Ce qui est décevant en revanche, c’est que nous sommes en retard en ce qui concerne la réalisation des objectifs. Selon les derniers rapports publiés en amont du sommet des ODD, seulement 12 % des indicateurs sont aujourd’hui sur la bonne voie. Il est tentant d’utiliser la pandémie et maintenant la guerre en Ukraine en guise d’excuse, mais nous ne devrions pas invoquer ces deux chocs à tous propos. Le sommet des ODD du mois de septembre est très délibérément conçu comme une « opération de sauvetage » des ODD, qui nous aidera à renouveler notre engagement en faveur du processus et à lui donner un coup d’accélérateur. Il nous faut prendre ce virage. Étant donné le niveau élevé de la sensibilisation, au Japon et ailleurs, je pense que l’approbation du public nous est acquise.

——  Nous assistons aujourd’hui à l’émergence d’un certain nombre de nouvelles questions, par exemple l’utilisation de l’IA générative. Le Sommet de l’avenir, ou l’ONU elle-même, vont-ils aborder les effets potentiellement négatifs de cette nouvelle technologie ?

G.R.  Oui. Nous voyons sortir tous les jours de nouvelles informations sur l’IA, et les experts en la matière se disent eux-aussi préoccupés. À l’évidence, l’IA a un potentiel extraordinairement positif pour la société, mais ces opportunités vont de pair avec des inquiétudes.

Les nouvelles technologies font partie des thèmes au programme du Sommet de l’avenir — non seulement l’IA, mais aussi les impacts plus larges de la technologie numérique, et des domaines comme la biotechnologie et le génie génétique. Le Sommet de l’avenir va s’efforcer d’adopter ce que nous appelons un Pacte numérique mondial. Il reposera sur des principes tels que la volonté de combler la fracture numérique, l’amélioration de la connectivité à l’échelle planétaire, la garantie d’un accès sécurisé à un internet unifié, et beaucoup d’autres choses encore. Il existe une proposition visant à appliquer le pacte d’une façon qui redonne cohérence aux divers fragments de la gouvernance technologique. Et bien sûr ce projet implique la prise en compte des questions liées à l’IA.

——  En dehors de ces nouvelles questions qui apparaissent, le défi le plus important auquel nous sommes confrontés reste le changement climatique. Dans ce domaine aussi, le secrétaire général nous avertit que nous sommes en retard dans la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris.

G.R.  De fait, comme il l’a dit à propos de nombreux domaines, le changement climatique progresse plus vite que notre volonté de le contrôler. L’arène essentielle à cet égard réside dans les réunions de la COP, dont la prochaine est prévue vers la fin de l’année. Le changement climatique constitue l’un des principaux secteurs déficitaires dans notre poursuite des ODD — non seulement parce que nous sommes tellement en retard, mais aussi en raison de la gravité des conséquences de notre inaction.

Un pas en avant a été fait avec la mise en place de la dotation « pertes et dégâts » à la COP27 de l’an dernier, qui s’est tenue à Charm el-Cheikh, en Égypte. Nous devons parvenir à une meilleure compréhension entre le Nord et le Sud en ce qui concerne les responsabilités financières, technologiques et politiques des divers acteurs. Nous avons besoin d’un objectif commun dans notre approche internationale de l’action en faveur du climat. Il s’agit là d’une menace existentielle.

Ce que le Japon attend des Nations unies

——  Au Japon, comme vous le savez, les gens se sont toujours beaucoup intéressés aux Nations unies. Pourtant, une enquête du Centre de recherche Pew montre que le soutien des Japonais est faible depuis plusieurs décennies — environ 40 % seulement, un chiffre très bas comparé à ceux enregistrés dans d’autres pays, États-Unis y compris.

G.R.  Ces chiffres me surprennent, moi aussi, et me préoccupent. Ils m’incitent à m’interroger sur la façon dont les médias présentent l’ONU au Japon. À longue échéance, toutefois, le multilatéralisme sera jugé sur les résultats qu’il obtient. Je pense que les Japonais sont ouverts à la coopération internationale, et qu’ils approuvent l’idée que la meilleure façon de résoudre les problèmes communs à tout le monde est de travailler de concert.

Bien sûr, il est naturel de prendre en considération l’effort, les ressources et le capital politique impliqués dans le processus. S’il n’y a pas de récompense en retour, les gens se demandent si cela vaut la peine. La réponse doit donc consister à améliorer l’efficacité du multilatéralisme.

Cela nous ramène au Sommet de l’avenir, et à son objectif de faire en sorte que le multilatéralisme marche mieux. J’espère que le programme du sommet pourra faire grimper à nouveau les taux d’approbation de l’ONU au Japon.

Les attentes des gens sont à juste titre élevées. Mais il est un fait qu’on doit garder présent à l’esprit : les résultats auxquels l’ONU peut parvenir dépendent en dernière instance de l’engagement et de la volonté des États membres. Et il peut arriver que cette détermination ne soit pas au rendez-vous.

Ceci dit, je pense que nous avons l’obligation d’être optimistes — avec prudence, bien entendu. Nous devons être déterminés à faire du Sommet de l’avenir un succès. Le rôle des gens avec qui je travaille au secrétariat est de présenter aux États membres des arguments solides justifiant que les avancées obtenues dans les divers domaines du programme du sommet servent les intérêts de leurs populations.

(Interview menée par Akasaka Kiyotaka, président de Nippon.com, le 2 juin 2023 au quartier général de l’Université des Nations unies, à Tokyo. Photos de Nippon.com)

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