Entretien avec Oscar Fernández-Taranco : les Nations Unies et le rôle que peut jouer le Japon

International Environnement

Oscar Fernández-Taranco, le sous-secrétaire général de l’ONU pour la coordination du développement aux Nations Unies, nous parle de questions liées au développement, à la réforme de l’ONU et au rôle qui incombe au Japon en ce qui concerne l’avenir du multilatéralisme. L’interview est réalisée par Akasaka Kiyotaka, président de Nippon.com.

Oscar Fernández-Taranco Oscar FERNÁNDEZ-TARANCO

Sous-secrétaire général pour la coordination du développement aux Nations Unies. Né en 1957 en Argentine, il a étudié l’économie à l’université Cornell et la planification économique urbaine régionale au Massachusetts Institute of Technology. Il a occupé de nombreuses fonctions aux Nations Unies dans divers domaines, dont le développement, le maintien de la paix et l’assistance humanitaire, et a été membre du conseil d’administration d’Interpeace.

Un rapport sur les progrets des ODD

—— Votre domaine d’intervention est le développement, et tout particulièrement les objectifs de développement durable (ODD), qui entretiennent des liens étroits avec les problèmes de changement climatique. Quel genre d’issues attendiez-vous de la COP28 ?

OSCAR FERNÁNDEZ-TARANCO  Le monde a eu les yeux rivés sur les débats de la COP28, qui a lieu à Dubai, pour voir comment nous pouvions faire face aux questions que pose le dérèglement accéléré du climat. Les gens ont vraiment pris conscience du changement spectaculaire qui est en train de se produire dans nos modes de vie — les mégatempêtes, les étés caniculaires, les inondations répétées, les sécheresses prolongées, les incendies de forêts. Les effets du changement climatique se font sentir partout, depuis les pays les moins développés jusqu’aux pays en développement et développés. Nous devons agir de façon collective.

La science nous dit que nous sommes très en retard dans notre réaction au changement climatique. Nous nourrissons l’espoir de parvenir à un accord non seulement sur des actions rapides en vue de s’y adapter et d’atténuer son impact, mais aussi sur le front financier — le Fonds pour les pertes et dommages qu’il a été convenu de mettre en place lors de la dernière conférence de la COP.

La vraie question qui se pose est celle de la rapidité avec laquelle nous sommes en mesure de convertir les promesses en actes. Il n’est pas trop tard, mais le temps dont nous disposons est en train de rétrécir. Le monde est en attente de politiques et d’investissements permettant une réduction spectaculaire des émissions. Il attend aussi des pays comme le Japon — qui sont à la pointe de l’innovation technologique — qu’ils mettent à contribution leur riche bagage de science et de connaissance pour produire de l’énergie et d’autres solutions.

C’est également une question de justice climatique : comment parvenir à une énergie propre accessible à tous ? La conversion aux renouvelables à l’échelle planétaire est inévitable, mais plus vite nous y procéderons plus nous aurons de chances de laisser un monde meilleur aux générations futures. Si nous voulons nous attaquer à la faim et à la pauvreté dans le monde, ou faire aboutir les ODD, nous devons considérer le changement climatique comme un facteur d’instabilité. Il constitue une menace existentielle.

—— La lutte contre le dérèglement climatique fait bien entendu partie des ODD. Où en sommes-nous aujourd’hui à cet égard ? Suivons-nous le bon chemin ?

O.F.  Au Japon, les ODD occupent une place importante dans la politique, au même titre que le cursus éducatif. Ces objectifs ne sont pas uniquement un programme de l’ONU, ils sont aussi un programme d’État membre soumis aux politiques menées par chaque pays. Mais nous devons garder bien présent à l’esprit le fait que le dispositif des ODD est important pour répondre aux vrais besoin du monde — pauvreté, dérèglement climatique, fin des exclusions. Ne laisser personne derrière est une notion centrale. S’assurer que les femmes sont des partenaires égaux, donner une voix aux jeunes.

En ce moment de tensions dans le monde, le fait que des États membres de l’ONU aient renouvelé leur engagement en ce sens est un fait majeur. Mais je dois dire que je ne pense pas que nous soyons en très bonne forme. Nous n’avons rempli que quelque 15 % des objectifs, alors que nous devrions dès maintenant être à mi-parcours. Nous avons besoin de courage, de détermination politique et d’une action réelle basée sur des solutions scientifiques. Mais nous devons aussi veiller à ce qu’une ONU alerte et efficace soit en mesure de continuer à faire passer un message d’espoir dans ces domaines. Ce programme a ceci de stimulant qu’il demande à chacun d’entre nous de changer sa façon de fonctionner. L’interaction avec les autres est notre fonction.

L’inclusivité et la fin du conflit

—— Dans le domaine des objectifs du millénaire pour le développement (OMD), la Chine et l’Inde ont fait des progrès considérables en termes de réduction de la pauvreté. À l’heure des ODD, qui est désormais le chef de file ?

O.F.  On assiste de fait à quelques avancées appréciables chez les plus dynamiques des pays du Sud dits émergents — l’Inde, mais aussi des endroits comme l’Indonésie et le Brésil. Ils s’efforcent non seulement de croître sur le plan économique, mais encore de transformer leurs économies de façon à faire face à l’impact du changement climatique.

Les ODD sont plus sophistiqués que les OMD qui les ont précédés. Ils constituent un programme intégré englobant l’éducation, la pauvreté, l’émancipation des femmes et la bonne gouvernance. Le concept de développement durable et inclusif occupe une place extrêmement importante. Il ne s’agit pas que de développement. En vérité, plus notre vision est inclusive, plus le développement auquel nous parviendrons sera rapide. Et de plus en plus, les Nations Unies jouent un rôle de facilitation, en amenant les acteurs autour de la table — depuis le secteur privé, les fondations, la société civile jusqu’aux autorités locales et nationales.

Telle est la dynamique dans laquelle nous nous trouvons engagés. Nous avons des idées sur ce qui doit changer dans la gouvernance mondiale. Pourquoi des institutions comme le Conseil de sécurité de l’ONU ou la Banque mondiale ont-elles besoin d’être réformées ? Nombre de ces dispositifs appartiennent à la période de l’histoire qui s’ouvre en 1945, et ils ne sont plus en adéquation avec les problèmes actuels, tels que les menaces à la paix, le climat ou les déplacements de population dus à ces problèmes ou à un manque d’opportunités.

—— Les conflits les plus visibles aujourd’hui se déroulent en Ukraine et à Gaza. Détournent-ils l’attention et les ressources au détriment des besoins liés au développement ? La fin de ces conflits vous semble-t-elle envisageable ?

O.F.  Nous sommes dans une phase de clivages géopolitiques, mais la Charte de l’ONU reste un document précieux, fondamental. Elle est garante du respect des normes et des droits internationaux. Je pense que ce sont les Nations Unies qui détiennent la lueur d’espoir que vous cherchez. Aussi divisés que puissent être les États membres, l’ONU reste la seule institution capable de les rassembler.

Mais l’ONU est là pour veiller à ce que tous les États membres respectent ces principes et se conforment aux accords qu’ils ont eux-mêmes signés. Nous nous sommes notamment engagés à protéger les civils des ravages de la guerre, et ces principes s’appliquent à toutes les parties prenantes à quelque conflit que ce soit. Nous devons rester impartiaux sans jamais oublier que ces droits appartiennent à tout le monde.

Réfléchir à la réforme de l’ONU

—— L’importance des Nations Unies et le rôle du secrétaire général semblent mieux appréciés dans les pays européens, et même aux États-Unis. Une étude menée cet été par le Pew Research Center montrait que les taux d’approbation de l’ONU se situaient dans une fourchette allant de 60 à 80 % en Europe et atteignaient 58 % aux États-Unis. Au Japon, en revanche, les chiffres sont nettement inférieurs — environ 40 %, ce qui est toujours mieux que les 29 % enregistrés il y a quelques années —, pour la simple raison que les gens ont tendance à limiter le rôle de l’ONU à celui du Conseil de sécurité, qui, aux yeux de beaucoup, apparait dysfonctionnel. L’espoir persiste dans l’Archipel que le CSNU fera l’objet d’une réforme, et peut-être aussi que le Japon accédera au statut de membre semi-permanent. Y a-t-il la moindre chance que cela arrive ?

O.F.  Je pense que les Nations Unies ont remis certains éléments de réforme sur la table. En tant qu’organisme intergouvernemental, toutefois, l’ONU va de l’avant de façon constructive sur diverses questions lorsque, plutôt que de se focaliser sur une seule d’entre elles — le programme de développement, les réponses humanitaires, la paix et le sécurité, ou les droits de l’homme —, elle les aborde comme un continuum. Bien sûr, nous pouvons mettre en chantier de petits projets et obtenir quelques résultats, mais le passage à l’échelle supérieure qui s’impose aujourd’hui requiert une façon différente de faire les choses.

Comme celle de n’importe quelle institution, la réforme du Conseil de sécurité doit se faire de façon à le rendre plus inclusif, représentatif et réactif. À l’heure actuelle, le Conseil est à la traîne dans chacun de ces trois domaines. Et les problèmes qu’il s’avère incapable de résoudre sont de plus en plus souvent transférés à l’Assemblée générale.

Le Sommet de l’avenir qui doit se tenir l’année prochaine offrira une riche opportunité de réforme du Conseil de sécurité de l’ONU, ainsi que des institutions de Bretton Woods, fondées elles aussi peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ni l’un ni l’autre de ces dispositifs ne répond aux besoins du moment.

Dans la majeure partie du monde, l’image de l’ONU est très détériorée. Mais ce n’est pas parce que l’action de l’ONU, autrement dit les agences et les programmes chargés de sauver des vies et de protéger les droits de l’homme, n’a aucune valeur, mais plutôt en raison de la confusion entre ONU et « union des États membres ». En réalité, bien entendu, les deux coexistent. En tant qu’organisme, l’ONU ne peut que proposer des options et des points de vue sur un changement potentiel. Il appartient aux membres tels que le Japon de combler les écarts susceptibles de paralyser le Conseil de sécurité.

—— Je pense que le Japon continue d’espérer jouer un plus grand rôle à l’échelle planétaire. Mais les Japonais s’inquiètent pour l’avenir à mesure du déclin de leur population et de leur économie. Et cela alimente les préoccupations quant au prestige international du Japon. Ce pays est-il toujours considéré comme un joueur important sur l’échiquier de l’ONU ?

O.F.  La focalisation du Japon de l’après-guerre sur la paix et son soutien aux Nations Unies témoignent de son engagement sans équivoque en faveur du multilatéralisme. En tant qu’institution qui s’efforce de faciliter la circulation de la connaissance, des expériences de développement et de la technologie, les Nations Unies voient le Japon comme un chef de file dans la résolution de problèmes tels que le dérèglement climatique. Le monde d’aujourd’hui a grand besoin de la générosité et de la solidarité dont le Japon a toujours fait montre.

Le Japon va assumer un rôle important dans l’avancement du programme visant à améliorer l’efficacité du développement dans le monde. Il s’agit pour lui de s’affirmer comme un meneur, que ce soit au Conseil de sécurité de l’ONU, à l’Assemblée générale ou au Conseil économique et social.

Les contributions du Japon à l’ONU sont cruciales. Mais une grande partie des contributions au budget va au maintien de la paix et aux missions politiques spéciales. Nous nous sommes fixés pour objectif de veiller à ce que ces activités de maintien de la paix n’aient pas lieu d’être. C’est là où les investissements dans le développement ont une fonction beaucoup plus stratégique à long terme, vu que de modestes montants consacrés à ce domaine peuvent éviter les dépenses générées plus tard par les mécanismes très coûteux de la construction du maintien de la paix.

Pour le moment, le système de coordination du développement ne dispose pas de tout le financement requis. Faute d’un soutien au réseau des coordinateurs résidents de l’ONU, et d’un apport flexible de ressources au système de développement de l’ONU, il sera très difficile de faire de l’ONU un dispositif plus cohérent, plus efficace et plus stratégique au niveau local. Le Japon est un chef de file essentiel à bien des égards dans la promotion du multilatéralisme et des objectifs de développement durable, ainsi que dans l’amélioration du dialogue pour la paix dans le monde, la prévention des conflits, et l’instauration de conditions propices au développement.

En adoptant des approches fondées sur la sécurité des personnes et le développement inclusif, nous nous efforçons de juguler les facteurs de conflit et d’instabilité avant qu’ils ne deviennent problématiques. C’est pourquoi, dans tout budget et dans toute décision, le souci du développement et de l’amélioration des conditions de vie basiques des populations — l’aspiration à mettre un terme à la faim et à la pauvreté, à garantir à tous des moyens de vie et une chance équitable — est tellement crucial.

(D’après un entretien effectué le 7 décembre 2023 au siège de Nippon.com à Tokyo. Akasaka Kiyotaka, qui mène l’entretien, est le président de la Nippon Communications Foundation. Toutes les photos © Nippon.com)

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