Réfléchir à la guerre

Vers l’abolition ou l’autodestruction ? Le message du Nihon Hidankyô contre les armes nucléaires

Société

En 2024, en attribuant le prix Nobel de la paix au Nihon Hidankyô (Confédération japonaise des organisations de victimes des bombes A et H), une association représentant les survivants des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, le comité suédois a reconnu le pouvoir des témoignages des survivants dans l’établissement du « tabou nucléaire ». Un journaliste aguerri s’interroge sur la signification de cette reconnaissance, sur fond de menace croissante des armes nucléaires qui, selon lui, ne peut mener qu’à l’autodestruction de l’humanité.

La naissance d’un mouvement

Les membres de la communauté des hibakusha (survivants de la bombe) et les médias étaient en liesse lorsqu’ils ont appris la nouvelle en ce 11 octobre 2024. Le prix Nobel de la paix était accordé au Nihon Hindakyô.

En tant que journaliste, j’ai interviewé de nombreux survivants des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki depuis les années 1990 et j’ai moi aussi partagé le sentiment de joie qui les a envahis ce jour-là. Cette récompense, c’est la reconnaissance alarmante du fait que le tabou international de longue date contre l’utilisation des armes nucléaires, auquel le Hidankyô a contribué grâce aux nombreux témoignages qu’il a rassemblés, est menacé. Dans cet article, je m’intéresserai à l’héritage du Hidankyô et à son rôle dans la prévention de la diffusion et de l’utilisation des armes nucléaires.

Le Hidankyô a longtemps été pressenti comme candidat au prix Nobel de la paix. Il a été nommé une première fois en 1985 et plusieurs fois par la suite mais n’avait jamais remporté le prestigieux prix. Depuis sa création en 1956, l’association s’est fermement opposée aux armes nucléaires. Dans de nombreux témoignages, les hibakusha n’ont eu de cesse d’appeler à l’éradication des armes nucléaires. Non. Non, tous ces efforts n’ont pas été vains. Ils ont enfin été couronnés de succès pour la plus grande joie des survivants. Ce moment d’enthousiasme, c’est le prolongement de l’adoption du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), qui bannit de façon légalement contraignante la mise au point, l’essai, la production, et l’utilisation des armes nucléaires.

Les fondateurs du mouvement des hibakusha et le Hidankyô sont des pionniers de la première heure, farouchement opposés aux armes nucléaires. En regardant leur militantisme acharné sur le terrain, comment ne pas s’émouvoir devant leurs luttes, cette fois-ci enfin récompensées ?

Les hibakusha ont mis du temps à trouver leur voix. Dans la première décennie qui a suivi le conflit, leurs tentatives d’exprimer leurs souffrances ont été noyées dans la précipitation de l’occupation alliée à reconstruire le pays. Le gouvernement japonais ne les a guère soutenus, abandonnant les victimes avec leurs blessures physiques et psychologiques.

Mais en mars 1954, tout change, lorsqu’un essai nucléaire américain sur l’atoll de Bikini fait pleuvoir des « cendres de mort » sur l’équipage et la cargaison du bateau de pêche Fukuryû Maru 5. Cet incident attire l’attention de la population, sensibilisant aux dangers des radiations. Le soutien au message antinucléaire des hibakusha est renforcé. Et c’est ainsi que le Nihon Hidankyô voit le jour, deux ans plus tard.

Pour l’humanité tout entière

Le Hidankyô a été fondé avec des valeurs humanistes et un but noble. Lors de la cérémonie d’inauguration, l’association s’est dite résolue à défendre l’humanité contre la menace de la destruction nucléaire, proclamant son message au monde entier. « Nous avons réaffirmé notre volonté de sauver l’humanité de sa crise à travers les leçons que nous avons apprises de nos expériences, tout en nous sauvant nous-mêmes. » clame-t-il alors haut et fort.

Les survivants des deux bombes atomiques n’ont eu de cesse de s’exprimer contre l’inhumanité de la guerre nucléaire, transmettant la douleur et la souffrance endurées, dans des témoignages poignants et montrant sans fléchir leurs cicatrices, alors même que nombreux sont ceux qui les regardaient avec dégoût ou pitié.

Les délégations de hibakusha ont porté leur message dans le monde entier, bien au-delà des frontières de l’Archipel. En 1978, les membres du Hidankyô ont assisté à la première session extraordinaire des Nations unies sur le désarmement à New York. En 1982, lors de la deuxième session spéciale, Yamaguchi Senji, alors co-président, est devenu le premier hibakusha à s’exprimer depuis le podium de l’Assemblée générale des Nations unies. Arborant avec lui un portrait de lui-même montrant ces cicatrices chéloïdes sur son visage et son cou, il a appelé à l’éradication des armes nucléaires.

En 2005, lors de la conférence de réexamen du Traité de non-prolifération des armes nucléaires au siège des Nations unies à New York, le Hidankyô a organisé une exposition sur la bombe A : des panneaux de photographies et autres objets montrant la dévastation infligée par les bombes.

Une femme regarde des photos de l’exposition organisée par le Hidankyô sur la bombe A lors de la Conférence pour le réexamen du Traité de non-prolifération des armes nucléaires, en 2005. (© Kyôdô)
Une femme regarde des photos de l’exposition organisée par le Hidankyô sur la bombe A lors de la Conférence pour le réexamen du Traité de non-prolifération des armes nucléaires, en 2005. (© Kyôdô)

Les hibakusha sont mus par le souhait d’épargner les autres des choses atroces qu’ils ont endurées. Ils ont réfréné leur sentiment de colère envers les États-Unis, responsables du larguage des bombes atomiques, et plus pragmatiques que révoltés, ils ont cherché à concentrer leurs efforts, afin d’attirer l’attention du monde entier sur les horreurs de la guerre nucléaire, ayant l’intime conviction que la haine doit être surmontée pour rompre le cycle de escalatoire des représailles et ainsi empêcher l’humanité de se détruire elle-même. Et leurs appels répétés ont vu naître un « tabou nucléaire » international, condamnant l’utilisation des armes nucléaires, les qualifiant de moralement inacceptables, un exploit digne d’un prix Nobel de la paix.

Je me remémore les visages de nombreux hibakusha, qui ne sont plus là, qui ont eux aussi rendu les campagnes du Hidankyô possibles, et je sais qu’ils auraient voulu partager la joie de cet honneur qu’est le prix Nobel.

Aller de l’avant

Le prix Nobel de la paix est certes un grand honneur, mais je n’ai pas oublié les paroles de l’ancien coprésident Tsuboi Sunao, lors de l’édition de 2015. S’exprimant à l’occasion d’une conférence de presse, il a déclaré devant un parterre de journalistes à Hiroshima que les hibakusha ne pourront se réjouir que « lorsque toutes les armes nucléaires auront été éliminées ». Tsuboi est décédé en 2021, à l’âge de 96 ans. Mais au-delà des récompenses et des honneurs, mêmes aussi prestigieux que ceux du prix Nobel de la paix, l’objectif de parvenir à un monde affranchi des armes nucléaires reste le plus important. Même Tsuboi n’est plus là pour voir cela, mais ses mots nous disent ceci : « Surtout ne nous reposons pas sur nos lauriers et ne relâchons jamais nos efforts. »

Tsuboi Sunao serre la main du président Barack Obama après le discours historique du chef d’État américain au parc du Mémorial de la paix d'Hiroshima, le 27 mai 2016. (Jiji)
Tsuboi Sunao serre la main du président Barack Obama après le discours historique du chef d’État américain au parc du Mémorial de la paix d’Hiroshima, le 27 mai 2016. (Jiji)

Les seules photos connues des conséquences immédiates du bombardement atomique de Hiroshima ont été prises par le photo-journaliste Matsushige Yoshito. Se remémorant ce moment-là, il a déclaré que « les horreurs de la bombe atomique ne sauraient être surestimées. Ce que j’ai vu lorsque je marchais dans le centre-ville ce jour-là ne peut se résumer qu’en un seul mot : enfer ».

La scène au pont Miyuki à Hiroshima, à 2,2 kilomètres environ de l’épicentre, vers 11 heures, le 6 août 1945. Il s’agit d’un des cinq clichés pris par le photo-journaliste Matsushige Yoshito ce jour-là. (© Chûgoku Shimbunsha ; Nihon Shashin Hozon Center)
La scène au pont Miyuki à Hiroshima, à 2,2 kilomètres environ de l’épicentre, vers 11 heures, le 6 août 1945. Il s’agit d’un des cinq clichés pris par le photo-journaliste Matsushige Yoshito ce jour-là. (© Chûgoku Shimbunsha ; Nihon Shashin Hozon Center)

L’activisme des hibakusha a pris de multiples formes. Si certains n’ont eu de cesse de témoigner, de raconter ce qu’ils ont vu pour s’opposer au développement d’armes nucléaires, d’autres ont organisé des manifestations contre les essais nucléaires, d’autres encore ont choisi l’art pour partager leur vécu. Toutes ces approches ont un point commun : elles partagent la conviction que l’humanité doit dénoncer les armes nucléaires si elle veut éviter une destruction totale.

Le monde semble s’être éloigné de ce destin tragique avec la signature du Traité de non-prolifération. Cependant, les neuf pays dotés d’armes nucléaires ont continué à faire la sourde oreille, notamment des pays tels que la Russie, la Chine et la Corée du Nord, lesquels ont renforcé leurs arsenaux, tandis que d’autres États se rapprochent de l’obtention d’armes.

Les actions menées par la Russie sont particulièrement flagrantes, car le pays est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Depuis son invasion de l’Ukraine, Moscou a mené des exercices pour déployer des bombes nucléaires tactiques, une menace voilée envers l’Occident. Les Nations unies, au lieu de mettre un frein à ces comportements irresponsables, se retrouvent impuissantes à empêcher un membre de son puissant conseil de commettre des violations flagrantes de la loi internationale. Le conflit dans le Moyen-Orient qui s’articule autour d’Israël, doté d’armes nucléaires, est d’ailleurs tout aussi préoccupant.

Les puissances nucléaires doivent agir avec prudence, leur implication dans ces conflits régionaux risquant de compromettre les normes établies de longue date en matière de non-utilisation des armes nucléaires. Une seule bombe tactique larguée sur un champ de bataille réduirait à néant le tabou nucléaire que le Hidankyô et d’autres associations ont eu tant de mal à établir, faisant d’une riposte totale une réalité terrifiante. Dans le cas d’un tel scenario, il ne resterait plus guère de moyens pour empêcher l’humanité de se détruire elle-même.

Maintenant, plus que jamais

En choisissant le Hidankyô comme lauréat du prix Nobel de la paix, le Comité Nobel a reconnu la menace grandissante des armes nucléaires et a envoyé un message clair aux États possesseurs d’armes nucléaires et à leurs pays alliés qui bénéficient de la protection de leur large « parapluie nucléaire ». En tant que citoyens du seul pays qui a subi l’utilisation de l’arme nucléaire, les Japonais doivent reconnaitre l’urgence de la situation et s’assurer que les témoignages des hibakusha continuent à toucher une audience toujours plus large.

L’urgence de cette tâche s’accroît à mesure que la société se rapproche du moment inévitable où plus aucun hibakusha ne sera plus là pour donner des témoignages de première main des horreurs des armes nucléaires. La moyenne d’âge des survivants de la bombe atomique est de 85 ans, il est donc essentiel de trouver des moyens de maintenir en vie leurs précieuses histoires et de continuer à les partager avec le monde entier.

Il est du devoir du gouvernement japonais de réaffirmer sa position antinucléaire et de chercher à amplifier le message des hibakusha. Au lieu de cela, il a choisi de rester sous le parapluie nucléaire des États-Unis et a refusé de se plier à la volonté de la population. Il a refusé de signer le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires et d’y participer en tant qu’observateur. (Voir notre article lié : La position délicate du Japon en matière de désarmement nucléaire)

Marcher sur des œufs

Le principe de dissuasion nucléaire accepte l’existence d’armes nucléaires, arguant que la paix et la stabilité sont maintenues par la menace de destruction mutuelle assurée. Cette idéologie est fausse et laisse planer l’épée de Damoclès au-dessus de l’humanité tout entière. Tant que les pays possèderont des armes nucléaires, le risque qu’ils les utilisent demeurera. S’en remettre à la dissuasion pour maintenir la paix, alors même que les pays renforcent leurs arsenaux, est un pari dangereux.

Atteindre l’objectif des hibakusha d’abolir les armes nucléaires passera par la persuasion de régimes autoritaires en Russie, en Chine et en Corée du Nord de la nécessité de mettre un terme à leur course aux armes nucléaires et de se ranger du côté de la paix. La proposition est un véritable défi mais c’est le seul moyen de s’assurer que les hibakusha encore de ce monde pourront voir de leur vivant un monde affranchi des armes nucléaires. Je ne peux que constater la quantité de travail qu’il reste à faire. Je me sens alors comme envahi par un sentiment d’urgence alors que l’horloge bat la mesure du peu de temps qu’il nous reste. En même temps, cependant, la détermination de Tsuboi Sunao à « ne jamais abandonner » m’appelle à poursuivre mon travail.

L’humanité choisira-t-elle d’abolir les armes nucléaires ou continuera-t-elle à foncer tête baissée sur le chemin de l’autodestruction ? Les appels à ne plus jamais revivre les horreurs de Hiroshima et Nagasaki sont dirigés vers nos politiciens, et vers chacun de nous. Moritaki Ichirô était professeur émérite à l’université de Hiroshima et a été un personnage clé dans la création du Nihon Hidankyô. Il avait décrit la situation avec des termes sans équivoque : l’humanité ne peut exister aux côtés des armes nucléaires. C’est avec ces mots à l’esprit que nous devons maintenant agir.

(Photo de titre : des visiteurs se recueillent devant un mémorial dédié aux victimes du bombardement atomique de Hiroshima. Reuters)

guerre Nagasaki Hiroshima bombe atomique Seconde Guerre mondiale