La modernité de l’esthétique traditionnelle

Les céramiques japonaises utilisées pour embellir son quotidien

Art Design

Les céramiques sont appréciées comme objets décoratifs depuis toujours au Japon, mais elles ont tendance à trouver une nouvelle utilisation comme simples outils du quotidien. Le propriétaire d’une galerie d’un quartier chic de Tokyo qui vend ce type de poterie esthétique nous explique cet engouement.

Hirose Ichirô HIROSE Ichirō

Né à Tokyo en 1948. Il obtient un diplôme en droit de l’Université Keiô, puis travaille dans l’édition. Depuis 1987, c’est il gère la galerie Toukyo, une boutique d’objets d’artisanat dans le quartier de Nishi-Azabu, à Tokyo.

Un peu d’extravagance dans le quotidien

Jusqu’au début des années 1990, les céramiques étaient utilisées strictement comme objets décoratifs (appelées bijutsu-kôgeihin), et se vendaient dans les grands magasins ou dans de fameuses galeries d’art. L’éclatement de la bulle économique vers le milieu des années 1990 a toutefois changé la donne, et ces céramiques ont commencé à s’utiliser comme des outils du quotidien (seikatsu-kôgeihin).

Ces types de produits, tels que des pots ou des objets en bois ou en verre, sont ainsi de plus en plus recherchés par les Japonais et les étrangers. Si les œuvres d’artistes connus sont toujours appréciées, les artisans moins célèbres connaissent également un certain succès auprès des acheteurs qui souhaitent rajouter un peu d’extravagance à leur vie de tous les jours.

Cela fait 30 ans que Hirose Ichirô, propriétaire de la galerie Toukyo, dans le quartier huppé de Nishi-Azabu à Tokyo, vend des céramiques à usage quotidien. Notre visite à Toukyo a eu lieu pendant une exposition d’un potier contemporain, Yokoyama Takuya. Hirose décrit les petits bols et tasses à thé exposés à 3 000 yens (une vingtaine d’euros) en remarquant que « les pots de Yokoyama ne sont ni de la céramique traditionnelle japonaise, ni de la vaisselle occidentale. Ils sont modernes et pointus, et son style évolue encore et toujours ».

Hirose Ichirô (à gauche), propriéraire de la galerie Toukyo, avec le potier Yokoyama Takuya
Hirose Ichirô (à gauche), propriéraire de la galerie Toukyo, avec le potier Yokoyama Takuya

Merci à la nature japonaise

—— Qu’est ce qui distingue les objets d’artisanat japonais ?

HIROSE ICHIRÔ  Autrefois, l’intérêt pour la céramique se limitait à quelques connaisseurs qui prenaient plaisir à approfondir leurs connaissances sur l’argile et le savoir-faire. Mais il y a une trentaine d’années, toutes sortes de gens ont commencé à les apprécier comme des outils de tous les jours.

Un aspect intéressant des objets d’artisanat est leur flux bidirectionnel. Le céramiste (ou potier) crée une pièce avec une certaine idée d’utilisation en tête, mais le client est libre d’innover et de s’en servir comme bon lui semble, y rajoutant une autre dimension. Cette façon de mélanger, d’adapter et de transformer représente une nouvelle façon de jouir de la céramique.

Les potiers aiment à dire qu’une pièce est réellement achevée non pas quand elle sort du four, mais qu’on y sert à manger. Le propriétaire donne vie à l'œuvre en l’alliant avec une cuisine particulière et la disposant avec d’autres réceptacles.

Il existe beaucoup de belles céramiques en Europe et en Chine. Des fabriquants de vaisselle tels que Royal Copenhagen ou Richard Ginori produisent habituellement des services entiers où chaque pièce a une utilisation précise, comme une assiette creuse pour la soupe ou une assiette à pain. En plus, le gros de la production européenne et chinoise est de la porcelaine(*1) qui est résistante et facile à utiliser. Par contre, la porcelaine ne se patine pas avec le temps et ne change pas au fil de son utilisation.

Des œuvres de Yokoyama Takuya, un potier de Tajima, dans la préfecture de Gif
Des œuvres de Yokoyama Takuya, un potier de Tajima, dans la préfecture de Gif

Et puis, vous avez la vaisselle japonaise, beaucoup plus variée au niveau de son utilisation, associant des réceptacles de tailles et formes différentes. Ce genre de poterie(*2) est fait de grès, est plus épaisse que la porcelaine, et peut absorber l’humidité même après la glaçure au feu. Avec l’utilisation, la glaçure commence à changer et l’article se patine progressivement.

La grande diversité de produits d‘artisanat et céramiques au Japon est due à la richesse de matière premières naturelles. Des région de production de céramiques, telles que Bizen, Hagi et Karatsu possèdent une belle qualité d’argile et des forêts abondantes. L’artisanat nait de ce mélange d’argile, de bois, de métal et de verres qui passent entre les mains des artisans. (Voir notre article : [Galerie photo] Le monde d’Isezaki Jun, trésor national vivant pour les grès de Bizen)

S’harmoniser avec la nature, plutôt que d’essayer de la contrôler, est essentielle pour créer des magnifiques pièces artisanales, et c’est la sensibilité humaine qui forme les œuvres. Je pense que c’est typique des cultures agraires, comme celle du Japon, de ne pas prendre de raccourcis et de ne pas bâcler la technique. Une approche réfléchie et soigneuse est essentielle pour des produits de qualité.

Des tasses à thé fabriqués par Yokoyama Takuya
Des tasses à thé fabriqués par Yokoyama Takuya

(*1) ^ L’argile pour la porcelaine intègre de la pierre finalement moulue, principalement du quartz et du feldspath, qui lui donne un aspect vitreux. Une fois cuite, la porcelaine est extrêmement dure et beaucoup plus fine que la poterie en grès, et la couleur est presque blanche.

(*2) ^ La poterie est principalement faite de grès. On mélange de la silice et du feldspath à de l’argile pour empêcher les fêlures dans les produits finis. C’est normalement plus épais et plus chaud au toucher que la porcelaine.

La céramique intègre le quotidien des Japonais

—— Quelle est la différence entre les objets d’arts et les objets d’artisanat ?

HIROSE ICHIRÔ  La notion occidentale des beaux-arts est arrivée au Japon pendant l’ère Meiji (1868-1912). En Europe, les objets d’art étaient créés pour la noblesse. En terme d’hiérarchie, ceux qui créaient des objets d’art étaient les artistes tandis que les simples artisans étaient, disons, d’un niveau inférieur. Si on utilise la métaphore d’une maison à deux étages, les objets d’art étaient au second tandis que les objets d’artisanat étaient au rez-de-chaussée.

Au Japon, par contre, les objets d’art et les objets d’artisanat étaient « au même étage ». Certains étaient réservés aux privilégiés des classes supérieures mais, depuis longtemps déjà, des pièces esthétiques comme les peintures, les paravents (byôbu) et les portes coulissantes (fusuma) sont intégrés dans les espaces de vie de gens ordinaires. Les ustensiles de la cérémonie du thé, tels les kakemono mis en valeur dans l’alcôve (tokonoma), et même les fleurs en vase dans les toilettes, étaient changés selon la saison. Les gens du peuple et la bourgeoisie marchande intégraient ces objets dans leur vie de tous les jours plutôt que de les apprécier strictement en tant qu’art décoratif.

Un petit bol fabriqué par Yokoyama Takuya
Un petit bol fabriqué par Yokoyama Takuya

—— Les arts et l’artisanat japonais ont-ils changé depuis l’éclatement de la bulle économique ?

HIROSE ICHIRÔ  Jusque dans les années 1990, beaucoup de céramiques ont été créées au Japon comme objets d’art plutôt que pour l’utilisation. Après l’éclatement de la bulle économique, la structure sociale au Japon a évolué, passant d’une période de croissance économique à une période de maturation. Les gens appellent souvent cette période « les années perdues », mais en même temps, les objets d’art ont pu trouver une utilisation quotidienne.

C’est véritablement à partir des années 2000 que les changements ont été remarquables. On voyait partout des galeries, des magazines lifestyle, et des sites internet sur de la céramique créée par certains potiers. Le public investissait les foires artisanales à la recherche de pièces esthétiques, ce qui a fini par consolider la présence de la céramique dans le monde de l’artisanat. De plus en plus de potiers se sont mis à fabriquer des objets fonctionnels et polyvalents, et la céramique se diversifie ainsi depuis 30 ans.

La poterie va se diversifier davantage

—— Comment concevez-vous les objets d’artisanat à l’avenir ?

HIROSE ICHIRÔ  Je pense que dans les dix à vingt ans à venir, la société deviendra encore plus divisée et stratifiée. Nous verrons des couches différentes dans l’artisanat et la poterie. Certains travailleront à créer des œuvres dynamiques et artistiques, tandis que d’autres vont plutôt établir un style à eux, travailler dans l’anonymat, ou se concentrer sur des objets à la fois beaux et fonctionnels. Chacun va développer une approche différente et, au final, ils n’auront plus rien en commun.

Quelque part, nous allons vers une époque où seuls les potiers ayant vraiment du talent ou s’avèrent intéressants pourront survivre...

Ce qui est important pour un potier se verra toujours dans son œuvre. Les plus belles réalisations sont celles que les acheteurs veulent absolument prendre en main, et chaque potier cherche à créer de tels objets. Ce qui est important, c’est de devenir sensible à ce qu’on aime, et ce qui paraît bon, et d’être exigeant.

Galerie Toukyo

(Texte et interview de Doi Emiko, de Nippon.com. Photos : Kawamoto Seiya)

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